Il avait eu un moment l’idée, pour
pouvoir aller à Compiègne et à Pierrefonds sans avoir l’air que ce fût pour
rencontrer Odette, de s’y faire emmener par un de ses amis, le marquis de
Forestelle, qui avait un château dans le voisinage. Celui-ci, à qui il avait
fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et
s’émerveillait que Swann, pour la première fois depuis quinze ans, consentît
enfin à venir voir sa propriété, et puisqu’il ne voulait pas s’y arrêter, lui
avait-il dit, lui promît du moins de faire ensemble des promenades et des
excursions pendant plusieurs jours. Swann s’imaginait déjà là-bas avec M. de
Forestelle. Même avant d’y voir Odette, même s’il ne réussissait pas à l’y
voir, quel bonheur il aurait à mettre le pied sur cette terre où ne sachant pas
l’endroit exact, à tel moment, de sa présence, il sentirait palpiter partout la
possibilité de sa brusque apparition : dans la cour du château, devenu
beau pour lui parce que c’était à cause d’elle qu’il était allé le voir ;
dans toutes les rues de la ville, qui lui semblaient romanesques ; sur
chaque route de la forêt, rosée par un couchant profond et tendre ; —
asiles innombrables et alternatifs, où venait simultanément se réfugier, dans
l’incertaine ubiquité de ses espérances, son cœur heureux, vagabond et
multiplié. « Surtout, dirait-il à M. de Forestelle, prenons garde de ne
pas tomber sur Odette et les Verdurin ; je viens d’apprendre qu’ils sont
justement aujourd’hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à Paris, ce
ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns
sans les autres. » Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois là-bas
il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger de tous
les hôtels de Compiègne sans se décider à s’asseoir dans aucune de celles où
pourtant on n’avait pas vu trace de Verdurin, ayant l’air de rechercher ce
qu’il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu’il l’aurait trouvé, car
s’il avait rencontré le petit groupe, il s’en serait écarté avec affectation,
content d’avoir vu Odette et qu’elle l’eût vu, surtout qu’elle l’eût vu ne se
souciant pas d’elle. Mais non, elle devinerait bien que c’était pour elle qu’il
était là. Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui
disait : « Hélas ! non, je ne peux pas aller aujourd’hui à
Pierrefonds, Odette y est justement. » Et Swann était heureux malgré tout
de sentir que, si seul de tous les mortels il n’avait pas le droit en ce jour
d’aller à Pierrefonds, c’était parce qu’il était en effet pour Odette quelqu’un
de différent des autres, son amant, et que cette restriction apportée pour lui
au droit universel de libre circulation, n’était qu’une des formes de cet
esclavage, de cet amour qui lui était si cher. Décidément il valait mieux ne
pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il
passait ses journées penché sur une carte de la forêt de Compiègne comme si
ç’avait été la carte du Tendre, s’entourait de photographies du château
de Pierrefonds. Dès que venait le jour où il était possible qu’elle revînt, il
rouvrait l’indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre, et si elle
s’était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de peur de
manquer une dépêche, ne se couchait pas, pour le cas où, revenue par le dernier
train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la
nuit. Justement il entendait sonner à la porte cochère, il lui semblait qu’on
tardait à ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se mettait à la fenêtre pour
appeler Odette si c’était elle, car malgré les recommandations qu’il était
descendu faire plus de dix fois lui-même, on était capable de lui dire qu’il
n’était pas là. C’était un domestique qui rentrait. Il remarquait le vol
incessant des voitures qui passaient, auquel il n’avait jamais fait attention
autrefois. Il écoutait chacune venir au loin, s’approcher, dépasser sa porte
sans s’être arrêtée et porter plus loin un message qui n’était pas pour lui. Il
attendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur
retour, Odette était à Paris depuis midi ; elle n’avait pas eu l’idée de
l’en prévenir ; ne sachant que faire, elle avait été passer sa soirée
seule au théâtre et il y avait longtemps qu’elle était rentrée se coucher et
dormait.
C’est qu’elle n’avait même pas pensé à
lui. Et de tels moments, où elle oubliait jusqu’à l’existence de Swann étaient
plus utiles à Odette, servaient mieux à lui attacher Swann, que toute sa
coquetterie. Car ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait
déjà été assez puissante pour faire éclore son amour, le soir où il n’avait pas
trouvé Odette chez les Verdurin et l’avait cherchée toute la soirée. Et il
n’avait pas, comme j’eus à Combray dans mon enfance, des journées heureuses
pendant lesquelles s’oublient les souffrances qui renaîtront
le soir. Les journées, Swann les passait sans Odette ; et par moments il
se disait que laisser une aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris était
aussi imprudent que de poser un écrin plein de bijoux au milieu de la rue.
Alors il s’indignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs.
Mais leur visage collectif et informe échappant à son imagination ne
nourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pensée de Swann, lequel, se
passant la main sur les yeux, s’écriait : « À la grâce de
Dieu », comme ceux qui après s’être acharnés à étreindre le problème de la
réalité du monde extérieur ou de l’immortalité de l’âme accordent la détente
d’un acte de foi à leur cerveau lassé. Mais toujours la pensée de l’absente
était indissolublement mêlée aux actes les plus simples de la vie de Swann —
déjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher — par la tristesse même
qu’il avait à les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le Beau
que dans l’église de Brou, à cause du regret qu’elle avait de lui, Marguerite
d’Autriche entrelaça partout aux siennes. Certains jours, au lieu de rester
chez lui, il allait prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont
il avait apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant il n’allait plus
que pour une de ces raisons à la fois mystiques et saugrenues, qu’on appelle
romanesques ; c’est que ce restaurant (lequel existe encore) portait le
même nom que la rue habitée par Odette : Lapérouse. Quelquefois,
quand elle avait fait un court déplacement, ce n’est qu’après plusieurs jours
qu’elle songeait à lui faire savoir qu’elle était revenue à Paris. Et elle lui
disait tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la précaution de se
couvrir à tout hasard d’un petit morceau emprunté à la vérité, qu’elle venait
d’y rentrer à l’instant même par le train du
matin. Ces paroles étaient mensongères ; du moins pour Odette elles
étaient mensongères, inconsistantes, n’ayant pas, comme si elles avaient été
vraies, un point d’appui dans le souvenir de son arrivée à la gare ; même
elle était empêchée de se les représenter au moment où elle les prononçait, par
l’image contradictoire de ce qu’elle avait fait de tout différent au moment où
elle prétendait être descendue du train. Mais dans l’esprit de Swann au
contraire, ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient s’incruster
et prendre l’inamovibilité d’une vérité si indubitable que, si un ami lui
disait être venu par ce train et ne pas avoir vu Odette, il était persuadé que
c’était l’ami qui se trompait de jour ou d’heure, puisque son dire ne se
conciliait pas avec les paroles d’Odette. Celles-ci ne lui eussent paru
mensongères que s’il s’était d’abord défié qu’elles le fussent. Pour qu’il crût
qu’elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. C’était
d’ailleurs aussi une condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui
paraissait suspect. L’entendait-il citer un nom, c’était certainement celui
d’un de ses amants ; une fois cette supposition forgée, il passait des
semaines à se désoler ; il s’aboucha même une fois avec une agence de
renseignements pour savoir l’adresse, l’emploi du temps de l’inconnu qui ne le
laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par
apprendre que c’était un oncle d’Odette mort depuis vingt ans.
Bien qu’elle ne lui permît pas en général
de la rejoindre dans des lieux publics, disant que cela ferait jaser, il
arrivait que dans une soirée où il était invité comme elle — chez Forcheville,
chez le peintre, ou à un bal de charité dans un ministère — il se trouvât en
même temps qu’elle. Il la voyait
mais n’osait pas rester de peur de l’irriter en ayant l’air d’épier les
plaisirs qu’elle prenait avec d’autres et qui — tandis qu’il rentrait
solitaire, qu’il allait se coucher anxieux comme je devais l’être moi-même
quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à
Combray — lui semblaient illimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin. Et une
fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu’on serait tenté, si
elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de l’inquiétude
brusquement arrêtée, d’appeler des joies calmes, parce qu’elles consistent en
un apaisement : il était allé passer un instant à un raout chez le peintre
et s’apprêtait à le quitter ; il y laissait Odette muée en une brillante
étrangère au milieu d’hommes à qui ses regards et sa gaîté, qui n’étaient pas
pour lui, semblaient parler de quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs
(peut-être au « Bal des Incohérents » où il tremblait qu’elle n’allât
ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l’union charnelle même
parce qu’il l’imaginait plus difficilement ; il était déjà prêt à passer
la porte de l’atelier quand il s’entendait rappeler par ces mots (qui en
retranchant de la fête cette fin qui l’épouvantait, la lui rendaient
rétrospectivement innocente, faisaient du retour d’Odette une chose non plus
inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait à côté de lui,
pareille à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dépouillait
Odette elle-même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce
n’était qu’un déguisement qu’elle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en
vue de mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots
qu’Odette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil : « Vous ne
voudriez pas m’attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions
ensemble, vous me ramèneriez chez moi. »
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