vendredi 31 mars 2017

Un amour de Swann - 31






Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu’il avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était redevenue l’Odette charmante et bonne. Il avait des remords d’avoir été dur pour elle. Il voulait qu’elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire.
Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre et soumis qu’avant, lui demander une réconciliation, prenait-elle l’habitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de l’irriter et lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère vis-à-vis d’elle pendant la brouille, quand il lui avait dit qu’il ne lui enverrait pas d’argent et chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il l’était, vis-à-vis sinon d’elle, du moins de lui-même, en d’autres cas où dans l’intérêt de l’avenir de leur liaison, pour montrer à Odette qu’il était capable de se passer d’elle, qu’une rupture restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps sans aller chez elle.
Parfois c’était après quelques jours où elle ne lui avait pas causé de souci nouveau ; et comme, des visites prochaines qu’il lui ferait, il savait qu’il ne pouvait tirer nulle bien grande joie, mais plus probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme où il se trouvait, il lui écrivait qu’étant très occupé il ne pourrait la voir aucun des jours qu’il lui avait dit. Or une lettre d’elle, se croisant avec la sienne, le priait précisément de déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l’état nouveau d’agitation où il se trouvait, l’engagement qu’il avait pris dans l’état antérieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écrit la première, si elle répondait seulement, cela suffisait pour qu’il ne pût plus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement d’Odette avait tout changé en lui. Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s’il cessait un moment de la posséder, il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l’absence d’une chose, ce n’est pas que cela, ce n’est pas un simple manque partiel, c’est un bouleversement de tout le reste, c’est un état nouveau qu’on ne peut prévoir dans l’ancien.
Mais d’autres fois au contraire — Odette était sur le point de partir en voyage — c’était après quelque petite querelle dont il choisissait le prétexte qu’il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice d’une grande brouille, qu’elle croirait peut-être définitive, à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait du voyage et qu’il faisait commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée, de n’avoir reçu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur interposée des trois semaines de séparation acceptée, c’était avec plaisir qu’il considérait l’idée qu’il reverrait Odette à son retour : mais c’était aussi avec si peu d’impatience, qu’il commençait à se demander s’il ne doublerait pas volontairement la durée d’une abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui qu’il avait souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans l’avoir comme maintenant prémédité. Et pourtant voici qu’une légère contrariété ou un malaise physique — en l’incitant à considérer le moment présent comme un moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse même admettrait d’accueillir l’apaisement qu’apporte un plaisir et de donner congé, jusqu’à la reprise utile de l’effort, à la volonté — suspendait l’action de celle-ci qui cessait d’exercer sa compression ; ou, moins que cela, le souvenir d’un renseignement qu’il avait oublié de demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou, pour une certaine valeur de bourse, si c’était des actions ordinaires ou privilégiées qu’elle désirait acquérir (c’était très joli de lui montrer qu’il pouvait rester sans la voir, mais si après ça la peinture était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancé), voici que comme un caoutchouc tendu qu’on lâche ou comme l’air dans une machine pneumatique qu’on entr’ouvre, l’idée de la revoir, des lointains où elle était maintenue, revenait d’un bond dans le champ du présent et des possibilités immédiates.
Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d’ailleurs si irrésistible que Swann avait eu bien moins de peine à sentir s’approcher un à un les quinze jours qu’il devait rester séparé d’Odette, qu’il n’en avait à attendre les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allait l’emmener chez elle et qu’il passait dans des transports d’impatience et de joie où il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse, cette idée de la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment où il la croyait si loin, était de nouveau près de lui dans sa plus proche conscience. C’est qu’elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de chercher sans plus tarder à lui résister, qui n’existait plus chez Swann depuis que, s’étant prouvé à lui-même — il le croyait du moins — qu’il en était si aisément capable, il ne voyait plus aucun inconvénient à ajourner un essai de séparation qu’il était certain maintenant de mettre à exécution dès qu’il le voudrait. C’est aussi que cette idée de la revoir revenait parée pour lui d’une nouveauté, d’une séduction, douée d’une virulence que l’habitude avait émoussées, mais qui s’étaient retrempées dans cette privation non de trois jours mais de quinze (car la durée d’un renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui jusque-là eût été un plaisir attendu qu’on sacrifie aisément, avait fait un bonheur inespéré contre lequel on est sans force. C’est enfin qu’elle y revenait embellie par l’ignorance où était Swann de ce qu’Odette avait pu penser, faire peut-être en voyant qu’il ne lui avait pas donné signe de vie, si bien que ce qu’il allait trouver c’était la révélation passionnante d’une Odette presque inconnue.
Mais elle, de même qu’elle avait cru que son refus d’argent n’était qu’une feinte, ne voyait qu’un prétexte dans le renseignement que Swann venait lui demander sur la voiture à repeindre ou la valeur à acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises qu’il traversait et, dans l’idée qu’elle s’en faisait, elle omettait d’en comprendre le mécanisme, ne croyant qu’à ce qu’elle connaissait d’avance, à la nécessaire, à l’infaillible et toujours identique terminaison. Idée incomplète — d’autant plus profonde peut-être — si on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute trouvé qu’il était incompris d’Odette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuadés qu’ils ont été arrêtés, l’un par un événement extérieur au moment où il allait se délivrer de son habitude invétérée, l’autre par une indisposition accidentelle au moment où il allait être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui n’attache pas la même importance qu’eux à ces prétendues contingences, simples déguisements, selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses malades, par le vice et l’état morbide qui, en réalité, n’ont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis qu’ils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, l’amour de Swann en était arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.

jeudi 30 mars 2017

Un amour de Swann - 30







Après ces tranquilles soirées, les soupçons de Swann étaient calmés ; il bénissait Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille avaient excité ou sa gratitude, ou le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme d’amour qui avait besoin de se dépenser.
Mais, à d’autres moments, sa douleur le reprenait, il s’imaginait qu’Odette était la maîtresse de Forcheville et que quand tous deux l’avaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou, où il n’avait pas été invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu’avait remarqué jusqu’à son cocher, de revenir avec lui, puis s’en retourner de son côté, seul et vaincu, elle avait dû avoir pour le désigner à Forcheville et lui dire : « Hein ! ce qu’il rage ! » les mêmes regards brillants, malicieux, abaissés et sournois, que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les Verdurin.
Alors Swann la détestait. « Mais aussi, je suis trop bête, se disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera tout de même bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas, renonçons provisoirement aux gentillesses supplémentaires ! Penser que pas plus tard qu’hier, comme elle disait avoir envie d’assister à la saison de Bayreuth, j’ai eu la bêtise de lui proposer de louer un des jolis châteaux du roi de Bavière pour nous deux dans les environs. Et d’ailleurs elle n’a pas paru plus ravie que cela, elle n’a encore dit ni oui ni non ; espérons qu’elle refusera, grand Dieu ! Entendre du Wagner pendant quinze jours avec elle qui s’en soucie comme un poisson d’une pomme, ce serait gai ! » Et sa haine, tout comme son amour, ayant besoin de se manifester et d’agir il se plaisait à pousser de plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies qu’il prêtait à Odette, il la détestait davantage et pourrait si — ce qu’il cherchait à se figurer — elles se trouvaient être vraies, avoir une occasion de la punir et d’assouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi jusqu’à supposer qu’il allait recevoir une lettre d’elle où elle lui demanderait de l’argent pour louer ce château près de Bayreuth, mais en le prévenant qu’il n’y pourrait pas venir, parce qu’elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah ! comme il eût aimé qu’elle pût avoir cette audace ! Quelle joie il aurait à refuser, à rédiger la réponse vengeresse dont il se complaisait à choisir, à énoncer tout haut les termes, comme s’il avait reçu la lettre en réalité !
Or, c’est ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir d’assister à ces représentations de Wagner, et que, s’il voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, après avoir été si souvent reçue chez eux, le plaisir de les inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il était sous-entendu que leur présence excluait la sienne.
Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille sans oser espérer qu’elle pourrait servir jamais, il avait la joie de la lui faire porter. Hélas ! il sentait bien qu’avec l’argent qu’elle avait, ou qu’elle trouverait facilement, elle pourrait tout de même louer à Bayreuth puisqu’elle en avait envie, elle qui n’était pas capable de faire de différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. Pas moyen, comme s’il lui eût envoyé cette fois quelques billets de mille francs, d’organiser chaque soir, dans un château, de ces soupers fins après lesquels elle se serait peut-être passé la fantaisie — qu’il était possible qu’elle n’eût jamais eue encore — de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis du moins ce voyage détesté, ce n’était pas lui, Swann, qui le paierait ! — Ah ! s’il avait pu l’empêcher ! si elle avait pu se fouler le pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui l’emmènerait à la gare avait consenti, à n’importe quel prix, à la conduire dans un lieu où elle fût restée quelque temps séquestrée, cette femme perfide, aux yeux émaillés par un sourire de complicité adressé à Forcheville, qu’Odette était pour Swann depuis quarante-huit heures.
Mais elle ne l’était jamais pour très longtemps ; au bout de quelques jours le regard luisant et fourbe perdait de son éclat et de sa duplicité, cette image d’une Odette exécrée disant à Forcheville : « Ce qu’il rage ! » commençait à pâlir, à s’effacer. Alors, progressivement reparaissait et s’élevait en brillant doucement, le visage de l’autre Odette, de celle qui adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un sourire où il n’y avait pour Swann que de la tendresse, quand elle disait : « Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-là n’aime pas beaucoup que j’aie des visites quand il a envie d’être auprès de moi. Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ! », ce même sourire qu’elle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa délicatesse qu’elle prisait si fort, de quelque conseil qu’elle lui avait demandé dans une de ces circonstances graves où elle n’avait confiance qu’en lui.
Alors, à cette Odette-là, il se demandait comment il avait pu écrire cette lettre outrageante dont sans doute jusqu’ici elle ne l’eût pas cru capable, et qui avait dû le faire descendre du rang élevé, unique, que par sa bonté, sa loyauté, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher, car c’était pour ces qualités-là, qu’elle ne trouvait ni à Forcheville ni à aucun autre, qu’elle l’aimait. C’était à cause d’elles qu’Odette lui témoignait si souvent une gentillesse qu’il comptait pour rien au moment où il était jaloux, parce qu’elle n’était pas une marque de désir, et prouvait même plutôt de l’affection que de l’amour, mais dont il recommençait à sentir l’importance au fur et à mesure que la détente spontanée de ses soupçons, souvent accentuée par la distraction que lui apportait une lecture d’art ou la conversation d’un ami, rendait sa passion moins exigeante de réciprocités.
Maintenant qu’après cette oscillation, Odette était naturellement revenue à la place d’où la jalousie de Swann l’avait un moment écartée, dans l’angle où il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi, qu’il ne pouvait s’empêcher d’avancer les lèvres vers elle comme si elle avait été là et qu’il eût pu l’embrasser ; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait de l’avoir réellement et si cela n’eût pas été seulement son imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir.
Comme il avait dû lui faire de la peine ! Certes il trouvait des raisons valables à son ressentiment contre elle, mais elles n’auraient pas suffi à le lui faire éprouver s’il ne l’avait pas autant aimée. N’avait-il pas eu des griefs aussi graves contre d’autres femmes, auxquelles il eût néanmoins volontiers rendu service aujourd’hui, étant contre elles sans colère parce qu’il ne les aimait plus ? S’il devait jamais un jour se trouver dans le même état d’indifférence vis-à-vis d’Odette, il comprendrait que c’était sa jalousie seule qui lui avait fait trouver quelque chose d’atroce, d’impardonnable, à ce désir, au fond si naturel, provenant d’un peu d’enfantillage et aussi d’une certaine délicatesse d’âme, de pouvoir à son tour, puisqu’une occasion s’en présentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer à la maîtresse de maison.
Il revenait à ce point de vue — opposé à celui de son amour et de sa jalousie, et auquel il se plaçait quelquefois par une sorte d’équité intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilités — d’où il essayait de juger Odette comme s’il ne l’avait pas aimée, comme si elle était pour lui une femme comme les autres, comme si la vie d’Odette n’avait pas été, dès qu’il n’était plus là, différente, tramée en cachette de lui, ourdie contre lui.
Pourquoi croire qu’elle goûterait là-bas avec Forcheville ou avec d’autres des plaisirs enivrants qu’elle n’avait pas connus auprès de lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes pièces ? À Bayreuth comme à Paris, s’il arrivait que Forcheville pensât à lui, ce n’eût pu être que comme à quelqu’un qui comptait beaucoup dans la vie d’Odette, à qui il était obligé de céder la place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient d’être là-bas malgré lui, c’est lui qui l’aurait voulu en cherchant inutilement à l’empêcher d’y aller, tandis que s’il avait approuvé son projet, d’ailleurs défendable, elle aurait eu l’air d’être là-bas d’après son avis, elle s’y serait sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir qu’elle aurait éprouvé à recevoir ces gens qui l’avaient tant reçue, c’est à Swann qu’elle en aurait su gré.
Et — au lieu qu’elle allait partir brouillée avec lui, sans l’avoir revu — s’il lui envoyait cet argent, s’il l’encourageait à ce voyage et s’occupait de le lui rendre agréable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir qu’il n’avait pas goûtée depuis près d’une semaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la représenter sans horreur, qu’il revoyait de la bonté dans son sourire, et que le désir de l’enlever à tout autre n’était plus ajouté par la jalousie à son amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait la personne d’Odette, pour le plaisir qu’il avait à admirer comme un spectacle ou à interroger comme un phénomène le lever d’un de ses regards, la formation d’un de ses sourires, l’émission d’une intonation de sa voix. Et ce plaisir différent de tous les autres avait fini par créer en lui un besoin d’elle et qu’elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presque aussi désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, qu’un autre besoin qui caractérisait cette période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à la dépression des années antérieures, avait succédé une sorte de trop-plein spirituel, sans qu’il sût davantage à quoi il devait cet enrichissement inespéré de sa vie antérieure qu’une personne de santé délicate qui à partir d’un certain moment se fortifie, engraisse et semble pendant quelque temps s’acheminer vers une complète guérison — cet autre besoin qui se développait aussi en dehors du monde réel, c’était celui d’entendre, de connaître de la musique.

mardi 28 mars 2017

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Un amour de Swann - 28







Il avait eu un moment l’idée, pour pouvoir aller à Compiègne et à Pierrefonds sans avoir l’air que ce fût pour rencontrer Odette, de s’y faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un château dans le voisinage. Celui-ci, à qui il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et s’émerveillait que Swann, pour la première fois depuis quinze ans, consentît enfin à venir voir sa propriété, et puisqu’il ne voulait pas s’y arrêter, lui avait-il dit, lui promît du moins de faire ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann s’imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même avant d’y voir Odette, même s’il ne réussissait pas à l’y voir, quel bonheur il aurait à mettre le pied sur cette terre où ne sachant pas l’endroit exact, à tel moment, de sa présence, il sentirait palpiter partout la possibilité de sa brusque apparition : dans la cour du château, devenu beau pour lui parce que c’était à cause d’elle qu’il était allé le voir ; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblaient romanesques ; sur chaque route de la forêt, rosée par un couchant profond et tendre ; — asiles innombrables et alternatifs, où venait simultanément se réfugier, dans l’incertaine ubiquité de ses espérances, son cœur heureux, vagabond et multiplié. « Surtout, dirait-il à M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin ; je viens d’apprendre qu’ils sont justement aujourd’hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à Paris, ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres. » Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois là-bas il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger de tous les hôtels de Compiègne sans se décider à s’asseoir dans aucune de celles où pourtant on n’avait pas vu trace de Verdurin, ayant l’air de rechercher ce qu’il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu’il l’aurait trouvé, car s’il avait rencontré le petit groupe, il s’en serait écarté avec affectation, content d’avoir vu Odette et qu’elle l’eût vu, surtout qu’elle l’eût vu ne se souciant pas d’elle. Mais non, elle devinerait bien que c’était pour elle qu’il était là. Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui disait : « Hélas ! non, je ne peux pas aller aujourd’hui à Pierrefonds, Odette y est justement. » Et Swann était heureux malgré tout de sentir que, si seul de tous les mortels il n’avait pas le droit en ce jour d’aller à Pierrefonds, c’était parce qu’il était en effet pour Odette quelqu’un de différent des autres, son amant, et que cette restriction apportée pour lui au droit universel de libre circulation, n’était qu’une des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui était si cher. Décidément il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journées penché sur une carte de la forêt de Compiègne comme si ç’avait été la carte du Tendre, s’entourait de photographies du château de Pierrefonds. Dès que venait le jour où il était possible qu’elle revînt, il rouvrait l’indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre, et si elle s’était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas, pour le cas où, revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner à la porte cochère, il lui semblait qu’on tardait à ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se mettait à la fenêtre pour appeler Odette si c’était elle, car malgré les recommandations qu’il était descendu faire plus de dix fois lui-même, on était capable de lui dire qu’il n’était pas là. C’était un domestique qui rentrait. Il remarquait le vol incessant des voitures qui passaient, auquel il n’avait jamais fait attention autrefois. Il écoutait chacune venir au loin, s’approcher, dépasser sa porte sans s’être arrêtée et porter plus loin un message qui n’était pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur retour, Odette était à Paris depuis midi ; elle n’avait pas eu l’idée de l’en prévenir ; ne sachant que faire, elle avait été passer sa soirée seule au théâtre et il y avait longtemps qu’elle était rentrée se coucher et dormait.
C’est qu’elle n’avait même pas pensé à lui. Et de tels moments, où elle oubliait jusqu’à l’existence de Swann étaient plus utiles à Odette, servaient mieux à lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait déjà été assez puissante pour faire éclore son amour, le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez les Verdurin et l’avait cherchée toute la soirée. Et il n’avait pas, comme j’eus à Combray dans mon enfance, des journées heureuses pendant lesquelles s’oublient les souffrances qui renaîtront le soir. Les journées, Swann les passait sans Odette ; et par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris était aussi imprudent que de poser un écrin plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il s’indignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage collectif et informe échappant à son imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pensée de Swann, lequel, se passant la main sur les yeux, s’écriait : « À la grâce de Dieu », comme ceux qui après s’être acharnés à étreindre le problème de la réalité du monde extérieur ou de l’immortalité de l’âme accordent la détente d’un acte de foi à leur cerveau lassé. Mais toujours la pensée de l’absente était indissolublement mêlée aux actes les plus simples de la vie de Swann — déjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher — par la tristesse même qu’il avait à les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le Beau que dans l’église de Brou, à cause du regret qu’elle avait de lui, Marguerite d’Autriche entrelaça partout aux siennes. Certains jours, au lieu de rester chez lui, il allait prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant il n’allait plus que pour une de ces raisons à la fois mystiques et saugrenues, qu’on appelle romanesques ; c’est que ce restaurant (lequel existe encore) portait le même nom que la rue habitée par Odette : Lapérouse. Quelquefois, quand elle avait fait un court déplacement, ce n’est qu’après plusieurs jours qu’elle songeait à lui faire savoir qu’elle était revenue à Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la précaution de se couvrir à tout hasard d’un petit morceau emprunté à la vérité, qu’elle venait d’y rentrer à l’instant même par le train du matin. Ces paroles étaient mensongères ; du moins pour Odette elles étaient mensongères, inconsistantes, n’ayant pas, comme si elles avaient été vraies, un point d’appui dans le souvenir de son arrivée à la gare ; même elle était empêchée de se les représenter au moment où elle les prononçait, par l’image contradictoire de ce qu’elle avait fait de tout différent au moment où elle prétendait être descendue du train. Mais dans l’esprit de Swann au contraire, ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient s’incruster et prendre l’inamovibilité d’une vérité si indubitable que, si un ami lui disait être venu par ce train et ne pas avoir vu Odette, il était persuadé que c’était l’ami qui se trompait de jour ou d’heure, puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles d’Odette. Celles-ci ne lui eussent paru mensongères que s’il s’était d’abord défié qu’elles le fussent. Pour qu’il crût qu’elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. C’était d’ailleurs aussi une condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect. L’entendait-il citer un nom, c’était certainement celui d’un de ses amants ; une fois cette supposition forgée, il passait des semaines à se désoler ; il s’aboucha même une fois avec une agence de renseignements pour savoir l’adresse, l’emploi du temps de l’inconnu qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que c’était un oncle d’Odette mort depuis vingt ans.
Bien qu’elle ne lui permît pas en général de la rejoindre dans des lieux publics, disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soirée où il était invité comme elle — chez Forcheville, chez le peintre, ou à un bal de charité dans un ministère — il se trouvât en même temps qu’elle. Il la voyait mais n’osait pas rester de peur de l’irriter en ayant l’air d’épier les plaisirs qu’elle prenait avec d’autres et qui — tandis qu’il rentrait solitaire, qu’il allait se coucher anxieux comme je devais l’être moi-même quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray — lui semblaient illimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin. Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu’on serait tenté, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de l’inquiétude brusquement arrêtée, d’appeler des joies calmes, parce qu’elles consistent en un apaisement : il était allé passer un instant à un raout chez le peintre et s’apprêtait à le quitter ; il y laissait Odette muée en une brillante étrangère au milieu d’hommes à qui ses regards et sa gaîté, qui n’étaient pas pour lui, semblaient parler de quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au « Bal des Incohérents » où il tremblait qu’elle n’allât ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l’union charnelle même parce qu’il l’imaginait plus difficilement ; il était déjà prêt à passer la porte de l’atelier quand il s’entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette fin qui l’épouvantait, la lui rendaient rétrospectivement innocente, faisaient du retour d’Odette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dépouillait Odette elle-même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n’était qu’un déguisement qu’elle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots qu’Odette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil : « Vous ne voudriez pas m’attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi. »