Ainsi, par le chimisme même de son mal,
après qu’il avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à
fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était redevenue
l’Odette charmante et bonne. Il avait des remords d’avoir été dur pour elle. Il
voulait qu’elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré
quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son
sourire.
Aussi Odette, sûre de le voir venir après
quelques jours, aussi tendre et soumis qu’avant, lui demander une
réconciliation, prenait-elle l’habitude de ne plus craindre de lui déplaire et
même de l’irriter et lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les
faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut-être ne savait-elle pas combien il
avait été sincère vis-à-vis d’elle pendant la brouille, quand il lui avait dit
qu’il ne lui enverrait pas d’argent et chercherait
à lui faire du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il l’était, vis-à-vis
sinon d’elle, du moins de lui-même, en d’autres cas où dans l’intérêt de
l’avenir de leur liaison, pour montrer à Odette qu’il était capable de se
passer d’elle, qu’une rupture restait toujours possible, il décidait de rester
quelque temps sans aller chez elle.
Parfois c’était après quelques jours où
elle ne lui avait pas causé de souci nouveau ; et comme, des visites
prochaines qu’il lui ferait, il savait qu’il ne pouvait tirer nulle bien grande
joie, mais plus probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme où il se
trouvait, il lui écrivait qu’étant très occupé il ne pourrait la voir aucun des
jours qu’il lui avait dit. Or une lettre d’elle, se croisant avec la sienne, le
priait précisément de déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi ;
ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l’état
nouveau d’agitation où il se trouvait, l’engagement qu’il avait pris dans
l’état antérieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir
tous les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écrit la première, si
elle répondait seulement, cela suffisait pour qu’il ne pût plus rester sans la
voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement d’Odette avait
tout changé en lui. Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui
arriverait s’il cessait un moment de la posséder, il avait ôté cette chose de
son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était
là. Or l’absence d’une chose, ce n’est pas que cela, ce n’est pas un simple
manque partiel, c’est un bouleversement de tout le reste, c’est un état nouveau
qu’on ne peut prévoir dans l’ancien.
Mais d’autres fois au contraire — Odette
était sur le point de partir en voyage — c’était après quelque
petite querelle dont il choisissait le prétexte qu’il se résolvait à ne pas lui
écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et
demandant le bénéfice d’une grande brouille, qu’elle croirait peut-être
définitive, à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait
du voyage et qu’il faisait commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il se
figurait Odette inquiète, affligée, de n’avoir reçu ni visite ni lettre et
cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se déshabituer de la
voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit où sa résolution la
refoulait grâce à toute la longueur interposée des trois semaines de séparation
acceptée, c’était avec plaisir qu’il considérait l’idée qu’il reverrait Odette
à son retour : mais c’était aussi avec si peu d’impatience, qu’il
commençait à se demander s’il ne doublerait pas volontairement la durée d’une
abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup
moins long que celui qu’il avait souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans
l’avoir comme maintenant prémédité. Et pourtant voici qu’une légère contrariété
ou un malaise physique — en l’incitant à considérer le moment présent comme un
moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse même admettrait
d’accueillir l’apaisement qu’apporte un plaisir et de donner congé, jusqu’à la
reprise utile de l’effort, à la volonté — suspendait l’action de celle-ci qui
cessait d’exercer sa compression ; ou, moins que cela, le souvenir d’un renseignement
qu’il avait oublié de demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont
elle voulait faire repeindre sa voiture, ou, pour une certaine valeur de
bourse, si c’était des actions ordinaires ou privilégiées qu’elle désirait
acquérir (c’était très joli de lui montrer qu’il pouvait rester sans la voir,
mais si après ça la peinture était
à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien
avancé), voici que comme un caoutchouc tendu qu’on lâche ou comme l’air dans
une machine pneumatique qu’on entr’ouvre, l’idée de la revoir, des lointains où
elle était maintenue, revenait d’un bond dans le champ du présent et des
possibilités immédiates.
Elle y revenait sans plus trouver de
résistance, et d’ailleurs si irrésistible que Swann avait eu bien moins de
peine à sentir s’approcher un à un les quinze jours qu’il devait rester séparé
d’Odette, qu’il n’en avait à attendre les dix minutes que son cocher mettait
pour atteler la voiture qui allait l’emmener chez elle et qu’il passait dans
des transports d’impatience et de joie où il ressaisissait mille fois pour lui
prodiguer sa tendresse, cette idée de la retrouver qui, par un retour si
brusque, au moment où il la croyait si loin, était de nouveau près de lui dans
sa plus proche conscience. C’est qu’elle ne trouvait plus pour lui faire
obstacle le désir de chercher sans plus tarder à lui résister, qui n’existait
plus chez Swann depuis que, s’étant prouvé à lui-même — il le croyait du moins
— qu’il en était si aisément capable, il ne voyait plus aucun inconvénient à
ajourner un essai de séparation qu’il était certain maintenant de mettre à
exécution dès qu’il le voudrait. C’est aussi que cette idée de la revoir
revenait parée pour lui d’une nouveauté, d’une séduction, douée d’une virulence
que l’habitude avait émoussées, mais qui s’étaient retrempées dans cette
privation non de trois jours mais de quinze (car la durée d’un renoncement doit
se calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui jusque-là
eût été un plaisir attendu qu’on sacrifie aisément, avait fait un bonheur
inespéré contre lequel on est sans force. C’est enfin qu’elle y revenait
embellie par l’ignorance où était Swann de ce qu’Odette
avait pu penser, faire peut-être en voyant qu’il ne lui avait pas donné signe
de vie, si bien que ce qu’il allait trouver c’était la révélation passionnante
d’une Odette presque inconnue.
Mais elle, de même qu’elle avait cru que
son refus d’argent n’était qu’une feinte, ne voyait qu’un prétexte dans le
renseignement que Swann venait lui demander sur la voiture à repeindre ou la
valeur à acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces
crises qu’il traversait et, dans l’idée qu’elle s’en faisait, elle omettait
d’en comprendre le mécanisme, ne croyant qu’à ce qu’elle connaissait d’avance,
à la nécessaire, à l’infaillible et toujours identique terminaison. Idée
incomplète — d’autant plus profonde peut-être — si on la jugeait du point de
vue de Swann qui eût sans doute trouvé qu’il était incompris d’Odette, comme un
morphinomane ou un tuberculeux, persuadés qu’ils ont été arrêtés, l’un par un
événement extérieur au moment où il allait se délivrer de son habitude
invétérée, l’autre par une indisposition accidentelle au moment où il allait
être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui n’attache pas la même
importance qu’eux à ces prétendues contingences, simples déguisements, selon
lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses malades, par le vice et l’état
morbide qui, en réalité, n’ont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis
qu’ils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, l’amour de
Swann en était arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections,
le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice
ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.