X
LE
DEUIL ÉTAIT À VINCENNES
Quand
messer Tolomei, monté sur sa mule grise et suivi de son valet,
pénétra dans la première cour du manoir de Vincennes, il fut
surpris d’y trouver un grand rassemblement de gens de toutes
sortes, officiers, serviteurs, écuyers, seigneurs, légistes et
bourgeois ; mais leurs mouvements s’effectuaient dans un silence
total, comme si hommes, bêtes et choses avaient cessé d’émettre
le moindre bruit. On avait couvert le sol d’épaisses jonchées de
paille afin d’étouffer le roulement des chars et le son des pas.
Nul n’osait parler sinon à voix basse.
- Le roi se meurt… dit à
Tolomei un seigneur de sa connaissance.
À l’intérieur du château,
il semblait qu’il n’y eût plus aucune défense, et les archers
de garde laissaient entrer tout venant. Assassins ou voleurs eussent
pu s’introduire dans ce désordre sans que personne songeât à les
arrêter. On entendait murmurer :
- L’apothicaire, faites place à
l’apothicaire.
Deux officiers de l’hôtel passaient, charriant un
lourd bassin d’étain couvert d’un linge, et qu’ils allaient
présenter aux physiciens. Ceux-ci, qu’on reconnaissait à leurs
costumes, tenaient conciliabule dans une antichambre. Les médecins
portaient un camail brun par-dessus leur robe de bure, et sur la tête
une petite calotte semblable à celle des moines ; les chirurgiens
avaient la robe de toile à longues manches étroites et, de leur
bonnet rond, partait une écharpe blanche qui leur couvrait les
joues, la nuque et les épaules.
Tolomei se renseigna. Le roi la
veille encore se portait fort bien, puisqu’il avait joué à la
paume l’après-midi. Puis il était entré chez la reine, et peu
après, on l’avait vu se plier en deux et se mettre à vomir. Dans
la nuit, se tordant de douleur, il avait de lui-même demandé les
sacrements. Les physiciens n’étaient pas d’accord sur la nature
de son mal ; les uns, se fondant sur les étouffements et les pertes
de conscience, assuraient que l’eau froide, bue après l’effort,
avait déterminé cet accès ; les autres affirmaient que ce ne
pouvait être l’eau qui avait brûlé les entrailles du roi au
point « qu’il faisait le sang sous lui ». Discutant plus qu’ils
n’agissaient, et se neutralisant parce que trop nombreux au chevet
d’un si haut patient, ils ne conseillaient que des remèdes bénins
qui n’engageaient guère leur responsabilité.
Parmi les seigneurs
de la cour, on se confiait à mots couverts l’affaire de
l’envoûtement, en prenant l’air d’en savoir plus long qu’on
n’en disait. Et puis, déjà on agitait d’autres problèmes. Qui
allait prendre la régence ? Certains regrettaient que Monseigneur de
Poitiers fût absent, d’autres au contraire s’en louaient. Le roi
avait-il exprimé des volontés formelles à ce sujet ? On
l’ignorait. Mais il avait appelé le chancelier pour lui dicter un
codicille complétant ses dispositions testamentaires.
Avançant à
travers cette agitation feutrée, Tolomei put parvenir jusqu’au
seuil même de la chambre où le souverain agonisait entre ses
chambellans, ses serviteurs, et les membres de sa famille et de son
Conseil. Se hissant sur la pointe des pieds, le chef des banques
lombardes put apercevoir, par-dessus un mur d’épaules, Louis X, le
buste soutenu par des coussins, et dont le visage creusé, réduit de
moitié, portait les stigmates de la fin. Une main à la poitrine,
l’autre au ventre, les mâchoires serrées, il gémissait. On
chuchota :
- La reine, la reine… le roi demande la reine…
Clémence était assise dans la pièce voisine, entourée de ses
dames de parage, du comte de Bouville et d’Eudeline, la première
lingère, dont elle tenait la main. La reine n’avait pas dormi
un instant de toute la nuit. Le désespoir et l’insomnie lui
étreignaient les tempes, tandis que Monseigneur de Valois, s’agitant
devant elle, lui disait :
- Ma chère, ma bonne nièce, il faut vous
préparer au pire.
« Mais j’y suis préparée, pensait Clémence,
et n’ai point besoin de lui pour le savoir. Dix mois de bonheur,
était-ce donc tout ce à quoi j’avais droit ? Peut-être n’ai-je
pas assez remercié Dieu de me les avoir accordés. Le pire n’est
pas la mort, puisque nous nous retrouverons dans la vie éternelle.
Le pire est pour cet enfant qui va naître dans cinq mois, que Louis
n’aura pas connu, et qui ne connaîtra son père que lorsqu’il
arrivera lui-même dans l’Au-delà. Pourquoi Dieu permet-il cela ? »
- Reposez-vous sur moi, ma nièce, de toutes les tâches et
difficultés, et songez seulement que vous portez en vos flancs les
espoirs du royaume. Votre état ne vous permet guère d’assumer la
tâche de régente ; et puis les Français souffriraient mal d’être
gouvernés par une main de femme étrangère. Blanche de Castille, me
direz-vous ?… Certes, certes, mais elle était reine depuis un plus
long temps. Nos barons n’ont point encore assez appris à vous
connaître. Je dois vous décharger des soins du trône, ce qui ne me
changera guère, au fond…
Le chambellan, qui venait dire à la
reine que le mourant la demandait, entra à cet instant ; mais Valois
l’arrêta du geste, et poursuivit :
- Je n’ai guère de mérite
à me proposer ; je suis seul à pouvoir utilement régenter. Et je
saurai, soyez-en assurée, inspirer aux Français l’amour qu’ils
doivent à la mère de leur prochain roi, si Dieu nous fait la grâce
que vous attendiez un fils.
- Mon oncle, s’écria Clémence, Louis
respire encore. Veuillez plutôt prier pour qu’un miracle le sauve,
ou différez au moins vos projets jusqu’à son trépas. Et plutôt
que de me retenir ici, laissez-moi regagner ma place, qui est auprès
de sa couche.
- Certes, ma nièce, certes ; mais il est quand même
des choses auxquelles il faut penser lorsqu’on est reine. Nous ne
pouvons point nous abandonner aux douleurs du commun. Louis, dans son
codicille, vous a fait tout à l’heure de grandes donations ;
il a généreusement attribué diverses pensions, dont une même à
Louis de Marigny, qui vont un peu plus obérer le Trésor. Mais il
n’a pris nulle disposition relativement à la régence…
-
Eudeline, ne m’abandonne pas, murmura la reine en se levant.
Et à
Bouville, tandis qu’elle se dirigeait vers la chambre du roi :
-
Mon ami Hugues, mon ami Hugues, je ne puis pas y croire ; dites-moi
que cela n’arrivera pas !
C’en était trop pour le brave Bouville
qui se mit à sangloter.
- Quand je pense, quand je pense,
disait-il, qu’il m’a envoyé à Naples vous quérir !
Plus
étrange était l’attitude d’Eudeline. La lingère ne quittait
pas la reine, qui s’adressait à elle pour toutes choses. Devant
l’agonie de l’homme dont elle avait été la première maîtresse,
qu’elle avait aimé avec docilité, puis qu’elle avait haï avec
persévérance, Eudeline n’éprouvait rien. Elle ne pensait ni à
lui, ni à elle-même. Il semblait que ses souvenirs fussent morts
avant celui qui les avait créés. Toutes ses forces d’émotion
étaient tournées vers la reine, son amie. Et si Eudeline souffrait
en cet instant, c’était de la souffrance de Clémence. La reine
traversa la chambre, s’appuyant d’un côté au bras d’Eudeline,
de l’autre au bras de Bouville. En apercevant ce dernier, Tolomei,
toujours dans l’encadrement de la porte, se rappela soudain ce
qu’il était venu faire.
« En vérité, ce n’est guère le temps
de parler à Bouville, pensa-t-il. Et les deux Cressay sont sans
doute chez moi, à l’heure qu’il est. Ah ! cette mort tombe bien
mal. » À ce moment, il fut bousculé par une masse puissante ; la
comtesse Mahaut, manches retroussées, se frayait un passage. Si
grande était son autorité que, en dépit de la disgrâce qui la
frappait, nul ne s’opposa à son approche ni même ne s’étonna
de la voir là, venant reprendre sa place de proche parente et de
pair du roi. Elle avait composé son visage pour lui donner
l’expression de la stupeur et de l’affliction. Du seuil, elle
murmura, mais bien distinctement, pour que dix personnes au moins
l’entendissent :
- Deux en si peu de temps ! C’est vraiment
trop. Pauvre royaume !
Elle avança de son pas de soldat vers le
groupe où se tenaient Charles de la Marche, Robert d’Artois et
Philippe de Valois. Mahaut tendit à Robert les deux mains, en lui
faisant signe des yeux qu’elle était trop émue pour parler et que
toute dissension, un tel jour, s’oubliait. Puis, elle alla choir à
genoux près du lit royal et, d’une voix brisée, dit :
- Sire, je
vous supplie de m’accorder pardon pour les peines que je vous ai
causées.
Louis la regarda ; ses gros yeux glauques étaient entourés
des cernes profonds de la mort. On était justement en train de
changer son bassin, au vu de tous ; dans cette inconfortable
position, tâchant à garder empire sur lui-même, il prenait pour la
première fois un peu de véritable majesté et quelque chose, enfin,
de royal, qui lui avait manqué toute sa vie.
- Je vous pardonne, ma
cousine, si vous vous soumettez au pouvoir du roi, répondit-il quand
on lui eut glissé sous le siège un nouveau bassin.
- Sire, je vous
en fais serment ! répondit Mahaut.
Et plus d’une personne, dans
l’assistance, fut sincèrement bouleversée de voir la terrible
comtesse courber l’échine. Robert d’Artois plissa les paupières
et laissa tomber dans l’oreille de ses cousins :
- Elle ne
jouerait pas mieux, si c’était elle qui l’avait tué.
Le Hutin
fut saisi d’un nouvel accès de coliques et porta les mains au
ventre. Ses lèvres découvrirent ses dents serrées ; la sueur
coulait de ses tempes et lui collait les cheveux le long des joues.
Après quelques secondes, il dit :
- Est-ce donc cela souffrir ?
Est-ce donc cela…
Demain
3ème partie ch 10 Tolomei prie pour le roi
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