vendredi 25 janvier 2019

Les poisons de la couronne - 3ème partie - ch 10 - Le deuil était à Vincennes




X
LE DEUIL ÉTAIT À VINCENNES
  Quand messer Tolomei, monté sur sa mule grise et suivi de son valet, pénétra dans la première cour du manoir de Vincennes, il fut surpris d’y trouver un grand rassemblement de gens de toutes sortes, officiers, serviteurs, écuyers, seigneurs, légistes et bourgeois ; mais leurs mouvements s’effectuaient dans un silence total, comme si hommes, bêtes et choses avaient cessé d’émettre le moindre bruit. On avait couvert le sol d’épaisses jonchées de paille afin d’étouffer le roulement des chars et le son des pas. Nul n’osait parler sinon à voix basse. 
  - Le roi se meurt… dit à Tolomei un seigneur de sa connaissance. 
  À l’intérieur du château, il semblait qu’il n’y eût plus aucune défense, et les archers de garde laissaient entrer tout venant. Assassins ou voleurs eussent pu s’introduire dans ce désordre sans que personne songeât à les arrêter. On entendait murmurer : 
  - L’apothicaire, faites place à l’apothicaire. 
  Deux officiers de l’hôtel passaient, charriant un lourd bassin d’étain couvert d’un linge, et qu’ils allaient présenter aux physiciens. Ceux-ci, qu’on reconnaissait à leurs costumes, tenaient conciliabule dans une antichambre. Les médecins portaient un camail brun par-dessus leur robe de bure, et sur la tête une petite calotte semblable à celle des moines ; les chirurgiens avaient la robe de toile à longues manches étroites et, de leur bonnet rond, partait une écharpe blanche qui leur couvrait les joues, la nuque et les épaules.
   Tolomei se renseigna. Le roi la veille encore se portait fort bien, puisqu’il avait joué à la paume l’après-midi. Puis il était entré chez la reine, et peu après, on l’avait vu se plier en deux et se mettre à vomir. Dans la nuit, se tordant de douleur, il avait de lui-même demandé les sacrements. Les physiciens n’étaient pas d’accord sur la nature de son mal ; les uns, se fondant sur les étouffements et les pertes de conscience, assuraient que l’eau froide, bue après l’effort, avait déterminé cet accès ; les autres affirmaient que ce ne pouvait être l’eau qui avait brûlé les entrailles du roi au point « qu’il faisait le sang sous lui ». Discutant plus qu’ils n’agissaient, et se neutralisant parce que trop nombreux au chevet d’un si haut patient, ils ne conseillaient que des remèdes bénins qui n’engageaient guère leur responsabilité. 
  Parmi les seigneurs de la cour, on se confiait à mots couverts l’affaire de l’envoûtement, en prenant l’air d’en savoir plus long qu’on n’en disait. Et puis, déjà on agitait d’autres problèmes. Qui allait prendre la régence ? Certains regrettaient que Monseigneur de Poitiers fût absent, d’autres au contraire s’en louaient. Le roi avait-il exprimé des volontés formelles à ce sujet ? On l’ignorait. Mais il avait appelé le chancelier pour lui dicter un codicille complétant ses dispositions   testamentaires.            
  Avançant à travers cette agitation feutrée, Tolomei put parvenir jusqu’au seuil même de la chambre où le souverain agonisait entre ses chambellans, ses serviteurs, et les membres de sa famille et de son Conseil. Se hissant sur la pointe des pieds, le chef des banques lombardes put apercevoir, par-dessus un mur d’épaules, Louis X, le buste soutenu par des coussins, et dont le visage creusé, réduit de moitié, portait les stigmates de la fin. Une main à la poitrine, l’autre au ventre, les mâchoires serrées, il gémissait. On chuchota : 
  - La reine, la reine… le roi demande la reine…             
  Clémence était assise dans la pièce voisine, entourée de ses dames de parage, du comte de Bouville et d’Eudeline, la première lingère, dont elle tenait la main. La reine n’avait pas dormi un instant de toute la nuit. Le désespoir et l’insomnie lui étreignaient les tempes, tandis que Monseigneur de Valois, s’agitant devant elle, lui disait : 
  - Ma chère, ma bonne nièce, il faut vous préparer au pire. 
  « Mais j’y suis préparée, pensait Clémence, et n’ai point besoin de lui pour le savoir. Dix mois de bonheur, était-ce donc tout ce à quoi j’avais droit ? Peut-être n’ai-je pas assez remercié Dieu de me les avoir accordés. Le pire n’est pas la mort, puisque nous nous retrouverons dans la vie éternelle. Le pire est pour cet enfant qui va naître dans cinq mois, que Louis n’aura pas connu, et qui ne connaîtra son père que lorsqu’il arrivera lui-même dans l’Au-delà. Pourquoi Dieu permet-il cela ? » 
  - Reposez-vous sur moi, ma nièce, de toutes les tâches et difficultés, et songez seulement que vous portez en vos flancs les espoirs du royaume. Votre état ne vous permet guère d’assumer la tâche de régente ; et puis les Français souffriraient mal d’être gouvernés par une main de femme étrangère. Blanche de Castille, me direz-vous ?… Certes, certes, mais elle était reine depuis un plus long temps. Nos barons n’ont point encore assez appris à vous connaître. Je dois vous décharger des soins du trône, ce qui ne me changera guère, au fond… 
  Le chambellan, qui venait dire à la reine que le mourant la demandait, entra à cet instant ; mais Valois l’arrêta du geste, et poursuivit : 
  - Je n’ai guère de mérite à me proposer ; je suis seul à pouvoir utilement régenter. Et je saurai, soyez-en assurée, inspirer aux Français l’amour qu’ils doivent à la mère de leur prochain roi, si Dieu nous fait la grâce que vous attendiez un fils. 
  - Mon oncle, s’écria Clémence, Louis respire encore. Veuillez plutôt prier pour qu’un miracle le sauve, ou différez au moins vos projets jusqu’à son trépas. Et plutôt que de me retenir ici, laissez-moi regagner ma place, qui est auprès de sa couche. 
  - Certes, ma nièce, certes ; mais il est quand même des choses auxquelles il faut penser lorsqu’on est reine. Nous ne pouvons point nous abandonner aux douleurs du commun. Louis, dans son codicille, vous a fait tout à l’heure de grandes donations ; il a généreusement attribué diverses pensions, dont une même à Louis de Marigny, qui vont un peu plus obérer le Trésor. Mais il n’a pris nulle disposition relativement à la régence… 
  - Eudeline, ne m’abandonne pas, murmura la reine en se levant. 
  Et à Bouville, tandis qu’elle se dirigeait vers la chambre du roi : 
  - Mon ami Hugues, mon ami Hugues, je ne puis pas y croire ; dites-moi que cela n’arrivera pas ! 
  C’en était trop pour le brave Bouville qui se mit à sangloter. 
  - Quand je pense, quand je pense, disait-il, qu’il m’a envoyé à Naples vous quérir ! 
  Plus étrange était l’attitude d’Eudeline. La lingère ne quittait pas la reine, qui s’adressait à elle pour toutes choses. Devant l’agonie de l’homme dont elle avait été la première maîtresse, qu’elle avait aimé avec docilité, puis qu’elle avait haï avec persévérance, Eudeline n’éprouvait rien. Elle ne pensait ni à lui, ni à elle-même. Il semblait que ses souvenirs fussent morts avant celui qui les avait créés. Toutes ses forces d’émotion étaient tournées vers la reine, son amie. Et si Eudeline souffrait en cet instant, c’était de la souffrance de Clémence. La reine traversa la chambre, s’appuyant d’un côté au bras d’Eudeline, de l’autre au bras de Bouville. En apercevant ce dernier, Tolomei, toujours dans l’encadrement de la porte, se rappela soudain ce qu’il était venu faire. 
  « En vérité, ce n’est guère le temps de parler à Bouville, pensa-t-il. Et les deux Cressay sont sans doute chez moi, à l’heure qu’il est. Ah ! cette mort tombe bien mal. » À ce moment, il fut bousculé par une masse puissante ; la comtesse Mahaut, manches retroussées, se frayait un passage. Si grande était son autorité que, en dépit de la disgrâce qui la frappait, nul ne s’opposa à son approche ni même ne s’étonna de la voir là, venant reprendre sa place de proche parente et de pair du roi. Elle avait composé son visage pour lui donner l’expression de la stupeur et de l’affliction. Du seuil, elle murmura, mais bien distinctement, pour que dix personnes au moins l’entendissent : 
  - Deux en si peu de temps ! C’est vraiment trop. Pauvre royaume ! 
  Elle avança de son pas de soldat vers le groupe où se tenaient Charles de la Marche, Robert d’Artois et Philippe de Valois. Mahaut tendit à Robert les deux mains, en lui faisant signe des yeux qu’elle était trop émue pour parler et que toute dissension, un tel jour, s’oubliait. Puis, elle alla choir à genoux près du lit royal et, d’une voix brisée, dit : 
  - Sire, je vous supplie de m’accorder pardon pour les peines que je vous ai causées. 
  Louis la regarda ; ses gros yeux glauques étaient entourés des cernes profonds de la mort. On était justement en train de changer son bassin, au vu de tous ; dans cette inconfortable position, tâchant à garder empire sur lui-même, il prenait pour la première fois un peu de véritable majesté et quelque chose, enfin, de royal, qui lui avait manqué toute sa vie. 
  - Je vous pardonne, ma cousine, si vous vous soumettez au pouvoir du roi, répondit-il quand on lui eut glissé sous le siège un nouveau bassin. 
  - Sire, je vous en fais serment ! répondit Mahaut.     
  Et plus d’une personne, dans l’assistance, fut sincèrement bouleversée de voir la terrible comtesse courber l’échine. Robert d’Artois plissa les paupières et laissa tomber dans l’oreille de ses cousins : 
  - Elle ne jouerait pas mieux, si c’était elle qui l’avait tué. 
  Le Hutin fut saisi d’un nouvel accès de coliques et porta les mains au ventre. Ses lèvres découvrirent ses dents serrées ; la sueur coulait de ses tempes et lui collait les cheveux le long des joues. Après quelques secondes, il dit : 
  - Est-ce donc cela souffrir ? Est-ce donc cela…

Demain 3ème partie ch 10 Tolomei prie pour le roi

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