samedi 19 janvier 2019

Les poisons de la couronne 3ème partie - ch 4 - Le mariage de minuit





IV
LE MARIAGE DE MINUIT
  
  Deux jours plus tard, Guccio reprenait la route de Neauphle en compagnie du moine italien qui devait délivrer le message de Monseigneur Robert aux alliés d’Artois. Largement défrayé, fra Vicenzo avait volontiers consenti ce détour afin de rendre à Tolomei deux services au lieu d’un. Ce religieux itinérant, employé par son ordre à courir les chemins entre la France et l’Italie, n’en était pas à sa première intrigue. Et le banquier, améliorant un peu la vérité, avait su présenter les ennuis de son neveu sous un jour assez pathétique. Guccio ayant séduit une jeune fille, et commis avec elle les fautes de la chair, Tolomei ne voulait pas que ces deux enfants vécussent plus longtemps dans l’état de péché. Mais il faudrait procéder discrètement, pour ne pas éveiller les soupçons de la famille.
  Guccio et son moine se présentèrent à la nuit venue au manoir de Cressay. Dame Eliabel et ses enfants étaient prêts à se mettre au lit. Le jeune Lombard leur demanda l’hospitalité, prétextant qu’il n’avait pas les clefs de son logis de Neauphle, que ses commis étaient à Montfort et qu’il lui fallait abriter cet homme d’Église venu lui porter des nouvelles de Toscane. Comme Guccio avait dormi au manoir à plusieurs reprises, et sur l’insistance des Cressay eux-mêmes, sa démarche ne parut pas autrement surprenante ; la famille s’efforça de lui faire bon accueil. 
  — Fra Vicenzo et moi logerons dans la même chambre, dit Guccio.
  Fra Vicenzo montrait un visage rond qui inspirait confiance tout autant que son habit ; en outre, il ne parlait qu’italien, ce qui le dispensait de répondre à aucune question. Durant le frugal souper offert aux voyageurs, nulle allusion ne fut faite au prétendu engagement de Marie à un lointain cousin ; chacun semblait souhaiter éviter le sujet. Marie n’osait pas regarder Guccio, mais le jeune homme profita de ce qu’elle passait près de lui pour lui souffler : 
  — Cette nuit, ne vous endormez pas, et soyez prête à sortir. 
  Au moment de se séparer, fra Vicenzo adressa à Guccio une phrase incompréhensible pour les Cressay, ou il était question de chiave et de capella.    
  — Fra Vicenzo demande, traduisit Guccio, si vous pouvez lui confier la clé de la chapelle, car il doit repartir fort tôt, et voudrait dire sa messe auparavant. 
  — Ne désire-t-il pas, répondit la châtelaine, que l’un de mes fils l’aide à dire son office ? 
  Guccio se récria. Fra Vicenzo se lèverait vraiment très tôt, avant la pointe du jour, et insistait pour que personne ne se dérangeât. Mais lui, Guccio, se ferait un devoir et un bonheur de l’assister. Dame Eliabel remit donc au moine une chandelle, la clé de la chapelle et celle du tabernacle, puis on se sépara. 
  — Ce Guccio, je crois décidément que nous l’avons mal jugé, il est bien respectueux des choses de la religion, dit Pierre de Cressay à son frère en se dirigeant vers leur appartement, dans l’aile gauche de la maison. 
  Dame Eliabel occupait la chambre seigneuriale, au rez-de-chaussée. Marie logeait à mi-étage de la tour carrée par laquelle on accédait aux pièces réservées pour les hôtes. Une fois enfermés dans celle qui leur avait été apprêtée, fra Vicenzo invita Guccio à se confesser. Et soudain Guccio s’émerveilla des étranges agencements du destin qui l’amenaient, lui, petit Siennois né dans un des plus riches palais de sa ville, à se trouver là, agenouillé sur un plancher disjoint, au milieu de la campagne d’Ile-de-France et se préparant l’âme devant un môme pérugin qu’il connaissait à peine, pour épouser nuitamment, au risque de sa vie s’il était découvert, une fille de pauvre chevalier. 
  Seuls les battements précipités de son cœur lui rappelaient que c’était bien à lui, au Guccio de tous les jours, que telle chose arrivait. Vers minuit, alors que tout le manoir était plongé dans le silence, Guccio et le moine sortirent à pas de loup de leur chambre. Le jeune homme alla gratter doucement à la porte de Marie, la jeune fille parut aussitôt. Sans un mot, Guccio lui prit la main, ils descendirent tous trois l’escalier à vis et gagnèrent l’extérieur par les cuisines. 
  — Voyez, Marie, murmura Guccio, il y a des étoiles. Le frère va nous unir. 
  Marie ne témoignait ni surprise ni réticence. Trois jours plus tôt, dans le verger de pommiers, Guccio lui avait promis de revenir promptement, et il était revenu de l’épouser, et il allait le faire. Peu importaient les circonstances, elle lui était entièrement, totalement soumise. Un chien grogna, puis, ayant reconnu Marie, se tut. La nuit était glacée, mais ni Guccio ni Marie ne sentaient le froid.   
  Ils entrèrent dans la chapelle. Fra Vicenzo alluma le cierge à la lampe minuscule qui brûlait au-dessus de l’autel. Bien que nul ne pût les entendre, ils continuaient à parler à voix basse. Le moine demanda si la fiancée s’était confessée. Elle répondit qu’elle l’avait fait l’avant-veille, et fra Vicenzo lui donna l’absolution pour les péchés qu’elle aurait pu commettre depuis. 
  Quelques minutes plus tard, par l’échange de deux « oui » étouffés, le neveu du capitaine général des Lombards de Paris et la demoiselle de Cressay étaient unis devant Dieu, sinon devant les hommes.     
  — J’aurais voulu vous offrir de plus somptueuses noces, murmura Guccio. 
  — Pour moi, mon doux aimé, il n’en peut être de plus belles, répondit Marie, puisque c’est à vous qu’elles me lient. 
  Ils revinrent sans difficulté dans la maison, remontèrent l’escalier. Arrivés à mi-étage, fra Vicenzo prit Guccio par les épaules et le poussa doucement dans la chambre de Marie. Depuis près de deux ans, Marie aimait Guccio. Depuis près de deux ans, elle ne pensait qu’à lui et ne vivait que de l’espoir de lui appartenir. Maintenant que sa conscience était en paix et que l’effroi de la damnation était écarté, rien ne l’obligeait plus à contenir sa passion. La souffrance des filles, à l’instant de leurs noces charnelles, vient plus souvent de la peur que de la nature. Marie avait le goût de l’amour avant que de l’avoir connu, elle s’y abandonna avec franchise, avec éblouissement Guccio, pour sa part, bien qu’il n’eût que dix-neuf ans, possédait assez d’expérience pour éviter les hâtes maladroites. Il fit de Marie, cette nuit-là, une femme heureuse, et comme, en amour, on ne reçoit qu’à la mesure de ce qu’on donne, il fut lui-même comblé. Vers quatre heures, le moine vint les réveiller, et Guccio regagna sa chambre. Puis fra Vicenzo descendit avec quelque bruit, passa par la chapelle, alla sortir sa mule de l’écurie et disparut dans la nuit. 
  Aux premières lueurs de l’aurore, dame Eliabel entrouvrit la porte de la chambre des voyageurs et jeta un coup d’œil à l’intérieur Guccio dormait d’un bon sommeil au souffle régulier, ses cheveux noirs bouclaient sur l’oreiller, son visage avait une expression de paix et d’enfance. « Ah le joli cavalier que voilà» pensa dame Eliabel en soupirant. 

Demain 3ème partie ch 5 La comète 

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