II
LA
RÉCEPTION DE DAME ELIABEL
Le
lendemain, dès l’aube, il semblait que la fièvre qui agitait le
comptoir de Neauphle eût gagné le manoir de Cressay. Dame Eliabel
bousculait sa servante et six serfs du domaine avaient été requis
en corvée pour la journée. On lavait les dalles à grande eau, on
dressait la table, on entassait les bûches de part et d’autre de
la cheminée ; l’écurie était garnie de paille fraîche, la cour
balayée ; dans la cuisine, un marcassin et un mouton entiers
tournaient déjà sur leur broche ; les pâtés cuisaient au four ;
et le bruit se répandait dans le hameau que les Cressay attendaient
un envoyé du roi. L’air était froid, léger, traversé d’un
pâle soleil de janvier qui égayait les branchages nus et posait
dans les flaques des chemins quelques gouttes de lumière.
Guccio
arriva en fin de matinée, couvert d’un manteau doublé de
fourrure, coiffé d’un large chaperon de drap vert dont la crête
lui retombait sur l’épaule, et monté sur un beau cheval bai, bien
nourri et finement harnaché. Il était accompagné d’un valet, et
sentait d’une lieue l’homme riche. Il trouva la châtelaine et
ses deux fils en vêtements de fête. L’accueil qu’on lui fit,
l’empressement des serviteurs, les embrassades de dame Eliabel,
l’apprêt du couvert et de la maison, lui parurent signes
d’excellent augure. Marie, d’évidence, avait parlé à sa
famille. On savait pourquoi il venait, et on le traitait déjà comme
le fiancé. Pierre de Cressay, toutefois, montrait un peu de gêne.
—
Mes bons amis, s’écria Guccio, que j’ai donc de joie à vous
revoir ! Mais il ne fallait pas vous mettre tellement en frais.
Traitez-moi tout juste comme si j’étais de votre famille.
Le mot
déplut à Jean, qui échangea un regard avec sa mère. Guccio avait
un peu changé d’aspect. De son accident, il lui restait une légère
raideur dans la jambe droite qui n’était pas sans donner quelque
élégance hautaine à sa démarche. Les semaines d’immobilité sur
un lit d’hôpital avaient favorisé une dernière poussée de
croissance. Ses traits s’étaient accusés ; son visage offrait une
expression plus sérieuse, mûrie. L’adolescence chez lui
s’effaçait pour lui laisser prendre son apparence d’homme. Sans
avoir rien perdu de son assurance d’antan, bien au contraire, il se
donnait moins de mal pour en imposer à autrui. Il parlait avec moins
d’accent et un peu plus de lenteur, mais toujours avec autant de
gestes.
Regardant les murs autour de lui comme si déjà il en était
le maître, il demanda aux frères Cressay s’ils avaient
l’intention d’effectuer quelques réparations sur leur manoir.
—
J’ai vu en Italie, dit-il, certains plafonds à peinture qui
seraient ici du meilleur effet. Et votre salle d’étuve, ne
comptez-vous pas la rebâtir ? On en fait aujourd’hui de petites
qui ont beaucoup de commodité et, à mon avis, ceci est
indispensable aux soins du corps, pour les gens de qualité.
Il
fallait comprendre, en sous-entendu : « Je suis prêt à payer tout
cela, car c’est ainsi que j’aime à vivre. » Guccio avait
également des idées sur le mobilier, sur les tapisseries à
suspendre aux murailles pour les égayer. Il commençait à fort
agacer Jean de Cressay, et Pierre lui-même estimait que c’était
aller un peu vite en besogne que de parler, au débotté, de refaire
déjà toute la maison. Guccio devisait ainsi, de choses et d’autres,
depuis une demi-heure, et Marie n’était toujours pas apparue. «
Peut-être, pensa-t-il, dois-je d’abord me déclarer…»
—
Aurai-je le plaisir de voir mademoiselle Marie ; nous fait-elle
compagnie pour dîner ?
— Certes, certes ; elle s’apprête, elle
descendra tout à l’heure, répondit dame Eliabel. Vous allez la
trouver bien différente ; elle est tout à son nouveau bonheur.
Guccio se leva, le cœur battant.
— Vraiment ? s’écria-t-il. Oh
! Dame Eliabel, quelle joie vous me causez !
— Oui, et nous aussi,
nous sommes bien joyeux de pouvoir nous louer de cette bonne nouvelle
avec un ami tel que vous. Notre chère Marie est fiancée…
Elle
marqua un temps.
— … elle est fiancée à l’un de nos parents,
le sire de Saint-Venant, un gentilhomme d’Artois de fort vieille
noblesse qui s’est épris d’elle, et dont elle est éprise.
Guccio demeura un instant comme dans le brouillard, incapable de
parler, tripotant machinalement le reliquaire d’or que lui avait
donné la reine Clémence et qui brillait sur son justaucorps de deux
couleurs, à la dernière mode italienne. Il entendit Jean de Cressay
ouvrir la porte et appeler sa sœur.
Avec des
bourgeois, il en aurait peut-être usé ainsi ; avec des
gentilshommes qui prétendaient l’écraser de leur noblesse, il
cherchait une réponse de gentilhomme. Il voulait leur prouver qu’il
était plus grand seigneur que tous les Cressay et tous les
Saint-Venant de la terre. Ce souci l’occupa pendant la fin du
repas. Comme on disposait les desserts, il détacha soudain son
reliquaire et le tendit à la jeune fille en disant :
— Voici,
belle Marie, le cadeau qu’il me plaît de vous offrir pour vos
noces. C’est la reine Clémence… oui, c’est la reine de France
qui me l’a elle-même attaché au col pour les services que je lui
ai portés et l’amitié dont elle m’honore. Une relique de saint
Jean-Baptiste y est enfermée. Je ne pensais pas vouloir jamais m’en
séparer ; mais il semble qu’on puisse se défaire sans peine de ce
qu’on tenait pour le bien le plus cher… Que ceci donc vous
protège, ainsi que les enfants que je vous souhaite d’avoir avec
votre gentilhomme d’Artois.
Il n’avait trouvé que cette manière
à la fois de témoigner son mépris et de prouver aux Cressay qu’ils
avaient fait fi, en sa personne, d’un beau parti. C’était payer
cher l’occasion d’une phrase. Décidément, envers ces gens qui
n’avaient pas trois deniers vaillants, les grands mouvements d’âme
de Guccio se soldaient toujours par un geste coûteux. Venu pour
prendre, il s’en allait immanquablement en ayant donné. Marie eut
grand-peine à ne pas fondre en larmes. Ses mains tremblaient
lorsqu’elle approcha le reliquaire de ses lèvres. Mais Guccio
s’était déjà détourné. Prétextant sa blessure récente et la
fatigue du voyage, il prit congé sur-le champ, appela son valet,
passa son manteau fourré, sauta en selle et sortit de la cour de
Cressay avec la certitude qu’il n’y remettrait plus les pieds.
—
À présent, il nous faudrait tout de même écrire au cousin de
Saint-Venant, dit dame Eliabel à ses fils lorsque Guccio eut passé
le portail.
Rentré au comptoir de Neauphle, Guccio ne desserra pas
les dents de la soirée. Il se fit présenter les livres et feignit
de s’absorber dans l’examen des comptes. Le commis Ricardo
comprit bien que les affaires de son jeune maître avaient rencontré
quelque traverse ; mais il jugea prudent de s’abstenir d’aucune
question. Guccio passa une nuit sans sommeil dans l’appartement
qu’on lui avait préparé avec tant de soin pour un long séjour
Maintenant, il regrettait son reliquaire, il regrettait sa décision
de se fixer à Neauphle, il regrettait ses lettres, il regrettait
tout.
« Elle ne méritait pas tant ; je ne suis qu’un sot… Et
l’oncle Spinello, comment va-t-il prendre mon retour ? se
demandait-il en s’agitant entre les draps rugueux. Car je ne
demeurerai pas ici un jour de plus, après une telle humiliation…
Je n’en ferai jamais d’autres et le sort, vraiment, m’est
contraire. Je pouvais revenir dans l’escorte de la reine et obtenir
une charge dans sa maison, je manque le quai pour avoir voulu sauter
trop vite, et me voilà en hospice pendant six mois Au lieu de
rentrer à Paris et d’y travailler à ma fortune, je me précipite
en ce bourg perdu, afin d’épouser une fille de campagne dont je me
monte la tête depuis bientôt deux ans, comme s’il n’était
d’autre femme à travers le monde !… et je la trouve engagée à
un niais de sa race. Beau travail ! »
Au matin, épuisé de regrets,
de rancune et d’insomnie, il fit boucler son bagage et seller son
cheval. Il avalait un bol de soupe, avant de partir, lorsque la
servante qu’il avait vue la veille à Cressay se présenta au
comptoir et demanda à lui parler sans témoin. Elle était chargée
d’un message : Marie, qui avait réussi à s’échapper pour une
heure, attendait Guccio à mi-chemin entre Neauphle et Cressay, au
bord de la Mauldre, « à l’endroit que vous savez bien »,
ajouta-t-elle. Guccio comprit qu’il s’agissait du clos de
pommiers, au bord de la rivière, où Marie et lui avaient échangé
leur premier baiser.
— Dites à madame Marie que c’est de sa part
un soin inutile, car, pour la mienne, je ne souhaite plus la
rencontrer.
— Madame Marie fait peine à voir, dit la servante. Je
vous jure, messire, que vous devriez aller la retrouver ; si l’on
vous a offensé, cela ne vient point d’elle.
Sans daigner répondre,
il se mit en selle en s’engagea sur la route. « Le quai de
Marseille… le quai de Marseille… Que cela me serve de leçon, se
disait-il. Assez de sottises. Dieu sait ce qui m’attend encore si
je la revois ! Qu’elle mange donc ses larmes toute seule, s’il
lui vient l’envie de pleurer ! »
Il parcourut ainsi deux cents
toises en direction de Paris ; puis brusquement, devant son valet
stupéfait, il fit volter son cheval, le mit au galop et coupa à
travers champs. En quelques minutes, il fut au bord de la Mauldre ;
il aperçut le clos et, sous les pommiers, Marie qui l’attendait.
Demain 3ème partie ch 3 Rue des Lombards
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire