TROISIÈME
PARTIE
LE
TEMPS DE LA COMÈTE
I
LE
NOUVEAU MAÎTRE DE NEAUPHLE
Le
second jeudi après l’Épiphanie, qui était jour de marché, il y
avait grande agitation à la banque lombarde de Neauphle-leChâteau.
On nettoyait la maison de fond en comble ; le peintre du village
couvrait d’un enduit neuf l’épaisse porte d’entrée ; on
astiquait les coffres-forts dont les traverses de fer brillaient
mieux que l’argent ; on passait le balai entre les poutres pour
enlever les toiles d’araignées ; on chaulait les murs, on cirait
les comptoirs ; et les commis, cherchant les registres épars, les
balances, les échiquiers à calcul, avaient peine à garder leur
calme devant la clientèle.
Une
jeune fille d’environ dix-sept ans, haute de taille, belle de
traits, les joues colorées par le froid, franchit le seuil et
s’arrêta, surprise par ce remue-ménage. Au manteau de camelin
beige dont elle était emmitouflée, au fermail qui retenait son col,
et à tout son maintien, on reconnaissait une fille de noblesse. Les
villageois ôtèrent leur bonnet.
-
Ah ! Damoiselle Marie ! s’écria Ricardo, le premier commis. Soyez
la bienvenue ! Entrez, et venez vous chauffer. Votre corbeillon est
prêt, comme chaque semaine ; mais, dans tout ce mouvement, je l’ai
fait serrer à part.
Il
fit passer la jeune fille dans une pièce voisine, qui servait de
salle commune aux employés de la banque et où brûlait un grand
feu. Il sortit d’un placard une corbeille d’osier, couverte d’une
toile.
-
Noix, huile, lard frais, épices, farine de froment, pois secs, et
trois grosses saucisses, dit-il. Tant que nous aurons à manger, vous
en aurez aussi. Ce sont les ordres de messire Guccio. Et j’inscris
tout à son compte, comme de coutume… L’hiver commence à se
faire long et je serais surpris qu’il ne se finît pas par une
disette, ainsi que l’an passé. Mais cette année, nous serons
mieux pourvus.
Marie de Cressay prit le corbeillon.
- Point de
lettre ? demanda-t-elle.
Le premier commis secoua la tête avec une
feinte tristesse.
- Eh non ! Belle damoiselle, pas de lettre cette
fois.
Il sourit du désappointement de la jeune fille, et ajouta : -
Non, pas de lettre, mais une bonne nouvelle. ŕ
-Il est guéri ?
s’écria Marie.
- Et pour qui croyez-vous que nous fassions tous
ces apprêts, en plein cœur de janvier, alors qu’on ne repeint
jamais avant l’avril venu ?
- Ricardo ! Est-ce donc vrai ? Votre
maître arrive ?
- Eh, si, par la Madone ! Il arrive ; il est à
Paris et nous a fait annoncer qu’il serait ici demain.
- Que je
suis heureuse ! Que je suis heureuse de le revoir !
Puis, se
reprenant, comme si l’explosion de sa joie eût manqué de pudeur,
Marie ajouta :
- Toute ma famille va être heureuse de le revoir.
-
Il a demandé qu’on lui aménage un logis. Tenez, damoiselle Marie,
je voudrais votre avis sur ce que nous lui avons préparé, et que
vous me disiez si vous le trouvez à votre goût.
Il la conduisit à
l’étage, et ouvrit la porte d’une chambre de bonnes dimensions,
mais basse de plafond, où les solives venaient d’être cirées.
Elle était garnie de quelques meubles de chêne assez grossiers,
d’un lit étroit, mais couvert d’un beau brocart d’Italie, de
quelques objets d’étain et d’un chandelier. Marie fit des yeux
le tour de la pièce.
- Tout ceci paraît fort bien, dit-elle. Mais
j’espère que votre maître bientôt aura sa demeure au manoir.
-Ricardo sourit à nouveau.
-Je le crois aussi, répondit-il. Tout
le monde, ici, je vous assure, s’intrigue bien de cette arrivée de
messire Guccio et de la nouvelle qu’il veut résider parmi nous.
Depuis hier, les gens ne cessent d’entrer et de nous déranger pour
un rien, à croire que personne d’autre dans le bourg ne peut leur
compter le change des douze deniers d’un sol. Tout cela pour
s’ébaudir des travaux et s’en faire répéter la raison. Il
faut dire que messire Guccio est moult aimé dans ce pays depuis
qu’il a réussi à en chasser le prévôt Portefruit dont chacun
avait à se plaindre. On va lui réserver grand accueil, et je le
vois tout juste devenir le vrai maître de Neauphle… après vos
frères, bien sûr, ajouta-t-il en reconduisant la jeune fille qu’il
fit sortir par la porte du jardin.
Jamais le chemin qui séparait le
bourg de Neauphle du manoir de Cressay n’avait paru plus court à
Marie. « Il arrive… il arrive… il arrive…, se répétait-elle
comme une chanson, en sautant d’une ornière à l’autre. Il
arrive, il m’aime, et bientôt nous serons mariés. Il va être le
vrai maître de Neauphle. »
La corbeille de vivres était légère à
son bras. Dans la cour de Cressay, elle rencontra son frère Pierre.
Il entrait dans le jeu de la bonne humeur et croyait à une farce de
gamine. Pierre de Cressay était blond, comme sa sœur ; Jean avait
le poil châtain et portait barbe, une barbe touffue, mal entretenue.
- Et comment se nomme, reprit Jean, ce puissant baron qui convoite
de s’unir à nos tours en ruine et à notre belle fortune de dettes
? J’espère au moins, ma sœur, qu’il est riche, car nous en
avons grand besoin.
- Certes, il l’est, répondit Marie. C’est
Guccio Baglioni.
Au regard que lui lança son frère aîné, elle eut
la certitude immédiate qu’elle courait à un drame. Elle eut froid
tout à coup, et ses oreilles se mirent à bourdonner. Jean de
Cressay feignit encore quelques secondes de prendre l’affaire en
plaisanterie, mais le ton de sa voix était changé. Il désirait
savoir quelle raison incitait sa sœur à parler de la sorte.
Avait-elle eu avec Guccio des relations ou paroles outrepassant les
limites de l’honnêteté ? Lui avait-il écrit à l’insu de la
famille ? À chaque question, Marie répondait par une dénégation
vague qui masquait bien mal son trouble croissant. Jean se faisait
plus insistant. Pierre se sentait mal à l’aise. « J’aurais été
mieux avisé de me taire », se disait-il.
Ils entrèrent tous trois
dans la grand-salle du manoir où leur mère, dame Eliabel, filait la
laine auprès de la cheminée. La châtelaine avait repris son
embonpoint naturel grâce aux victuailles que chaque semaine, depuis
la disette de l’hiver précédent, Guccio leur procurait.
-
Regagne ta chambre, dit Jean de Cressay à sa sœur.
Comme aîné, il
avait autorité de chef de famille. Lorsque Marie se fut retirée et
qu’on eut entendu, à mi-étage, la porte se fermer, Jean mit sa
mère au courant de ce qu’il venait d’apprendre.
- En es-tu sûr,
mon garçon ? Est-ce possible ? s’écria dame Eliabel. À qui donc
poindrait la sotte idée qu’une fille de notre sang, dont les pères
ont la chevalerie depuis deux siècles, puisse épouser un Lombard ?
Je suis certaine que ce jeune Guccio, qui est plaisamment tourné
d’ailleurs, et montre de gentilles manières, n’y a jamais songé.
- Je ne sais pas s’il y a songé, ma mère, répondit Jean,
mais je sais que Marie, elle, y songe.
Les fortes joues de dame
Eliabel se colorèrent.
- Cette enfant se monte la cervelle ! Si ce
jeune homme, mes fils, est venu à plusieurs reprises nous visiter,
et s’il nous a témoigné si grande amitié, c’est qu’il porte,
je crois bien, plus d’intérêt à votre mère qu’à votre sœur.
Oh ! sans déshonnêteté aucune ! se hâta d’ajouter dame Eliabel,
et jamais un mot qui pût offenser n’a passé ses lèvres. Mais ce
sont tout de même choses qu’on devine lorsqu’on est femme, et
j’ai bien compris qu’il m’admirait…
Ce disant, elle se
redressait sur son siège et gonflait le corsage.
- Je n’en suis
pas aussi assuré que vous, ma mère, répondit Jean de Cressay.
Rappelez-vous qu’à son dernier passage, nous avons laissé Guccio
seul, à plusieurs reprises avec notre sœur, alors qu’elle
semblait si malade ; et c’est depuis ce moment qu’elle a recouvré
la santé.
- Peut-être parce que depuis ce moment elle a commencé
de manger à sa faim, et nous avec, fit remarquer Pierre.
- Oui,
mais vous noterez que c’est toujours par Marie, depuis lors, que
nous avons des nouvelles de Guccio. Son voyage en Italie, son
accident de jambe… C’est toujours Marie que Ricardo informe, et
jamais nul autre d’entre nous. Et cette grande insistance qu’elle
met à aller chercher elle-même les vivres au comptoir ! Je pense
qu’il y a là-dessous quelque machination sur laquelle nous n’avons
pas assez ouvert les yeux.
Dame Eliabel abandonna sa quenouille,
chassa de la main les brins de laine épars sur sa jupe et, se
levant, dit d’un ton outragé :
- En vérité, ce serait grande
vilenie de la part de ce jouvenceau que d’avoir fait usage de sa
fortune mal acquise pour suborner ma fille, et prétendre acheter
notre alliance par des dons de bouche ou de vêtements, alors que
l’honneur d’être notre ami devrait largement suffire à le
payer.
Pierre de Cressay était seul dans la famille à posséder un
sens à peu près juste des réalités. Il était simple, loyal, et
sans préjugés. Les déclarations qu’il entendait, tissues de
mauvaise foi, de jalousie et de vaines prétentions, l’irritèrent.
- Vous semblez oublier l’un et l’autre, dit-il, que l’oncle de
Guccio a toujours sur nous une créance de trois cents livres qu’on
nous fait la grâce de ne pas nous réclamer, non plus que les
intérêts qui ne cessent de s’allonger. Et si nous n’avons pas
été saisis, terres et murs, par le prévôt Portefruit, c’est
bien à Guccio que nous le devons. Rappelez-vous aussi qu’il nous a
évité de mourir de famine en nous fournissant des victuailles que
nous n’avons jamais payées. Avant de l’écarter, songez un peu
si vous pouvez vous acquitter. Guccio est riche et le sera plus
encore avec les années. Il est fort protégé, et si le roi de
France l’a trouvé d’assez bonne apparence pour le joindre à
l’ambassade qui allait à Naples chercher la nouvelle reine, je ne
vois pas que nous ayons tant à faire les difficiles.
Jean haussa les
épaules.
- C’est encore Marie qui nous a conté cela, dit-il. Il
y est allé comme marchand, pour faire son négoce.
- Et même si le
roi l’a envoyé à Naples, cela ne veut pas dire qu’il lui
donnerait sa fille ! s’écria dame Eliabel.
- Ma pauvre mère…
répliqua Pierre ; Marie n’est pas la fille du roi de France, que
je sache ! Elle est fort belle, certes…
- Je ne vendrai pas ma
sœur pour argent, cria Jean de Cressay.
Ses yeux brillaient au
milieu d’un poil hirsute.
- Tu ne la vendrais pas, non, répondit
Pierre ; mais tu t’accommoderais pour elle d’un barbon, sans
t’offenser qu’il fût riche, à condition qu’il traînât
éperons à ses talons goutteux. Si elle aime Guccio, tu ne la vends
pas !… La noblesse ? Bah ! Nous sommes assez de deux garçons pour
la maintenir. Je me dois de vous dire que je ne verrais pas ce
mariage d’un si mauvais regard.
- Et tu ne verrais point non plus
d’un mauvais regard ta sœur installée à Neauphle, dans notre
fief, derrière un comptoir de banque, à peser le billon et à
trafiquer de l’épice ? Tu déraisonnes, Pierre, et je me demande
d’où peut te venir si peu de respect de ce que nous sommes, dit
dame Eliabel. En tout cas, je ne consentirai jamais à une telle
mésalliance, et ton frère non plus ; n’est-il pas vrai, Jean ?
-
Certes, ma mère, et c’est déjà trop que d’en débattre. Je
prie Pierre de n’en plus jamais parler.
- C’est bon, c’est
bon, tu es l’aîné ; agis comme tu l’entends, dit Pierre.
- Un
Lombard ! Un Lombard ! reprit dame Eliabel. Ce jeune Guccio arrive,
me dites-vous ? Laissez-moi faire, mes fils. La créance et les
obligations que nous lui avons nous empêchent de lui fermer notre
porte. Soit, nous allons bien le recevoir ; mais s’il est fourbe,
je le serai aussi, et je me charge de lui ôter l’envie de venir à
nouveau, si c’est pour le motif que nous craignons !
Demain
3ème partie ch. 2 La réception de Dame Eliabel
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