III
RUE
DES LOMBARDS
Lorsque
Guccio, en fin de journée, entra dans la cour de la banque Tolomei,
rue des Lombards, son cheval était couvert d’écume. Guccio lança
les rênes au valet, traversa la longue salle des comptoirs, déserte
à cette heure, et grimpa, aussi vite que le lui permettait sa hanche
raide, l’escalier qui menait au cabinet de son oncle. Il ouvrit la
porte ; la lumière était masquée par le dos de Robert d’Artois.
Celui-ci se retourna.
— Ah ! C’est la Providence qui vous envoie,
ami Guccio, s’écria-t-il en ouvrant les bras. Je demandais
justement à votre oncle un messager diligent et sûr pour courir
sur-le-champ en Artois joindre messire de Fiennes. Mais il vous
faudra être prudent, mon jouvenceau, ajouta-t-il comme si
l’acceptation de Guccio ne pouvait faire de doute ; car mes bons
amis d’Hirson ne ménagent pas leur peine, et ils ont lâché leurs
chiens sur tout ce qui vient de chez moi.
— Monseigneur, répondit
Guccio encore essoufflé, Monseigneur, j’ai manqué vomir mon âme
sur la mer, l’autre année, pour aller vous servir en Angleterre ;
je viens de passer six mois couché pour m’être rendu à Naples au
service du roi, et toutes ces courses n’ont guère fait pour ma
félicité. Vous permettrez que, cette fois, je ne vous obéisse
point, car j’ai mes propres affaires qui ne souffrent plus de
délai.
— Je vous paierai si bien que vous ne le regretterez pas.
—
Pour mille livres, Monseigneur, je n’irai point ! s’écria
Guccio. Et surtout pas en Artois.
Robert se tourna vers Tolomei qui
se tenait en retrait, les mains croisées sur le ventre.
—
Dites-moi, ami banquier, avez-vous jamais entendu chose pareille ?
Pour qu’un Lombard refuse mille livres, que je ne lui ai pas
offertes au demeurant, il faut qu’il ait de sérieux motifs. Votre
neveu ne serait-il point payé par maître Thierry… que Dieu
l’étrangle, celui-là, et avec ses propres tripes, s’il est
possible!
Tolomei se mit à rire.
— Ne craignez rien, Monseigneur
; je soupçonne mon neveu d’être plutôt requis ces jours-ci par
une intrigue d’amour avec une dame de noblesse…
— Ah ! S’il y
a service de dame, dit d’Artois, je n’y peux rien, et lui
pardonne son refus. Mais cela ne m’avance guère.
— J’ai ce
qu’il vous faut, ne vous mettez pas en peine, répondit Tolomei ;
un excellent messager, qui vous servira d’autant plus discrètement
qu’il ne vous connaît pas. Et puis… une robe de moine se fait
peu remarquer par les chemins.
— Un moine ?
Et Robert d’Artois
fit la moue.
— … italien, ajouta le banquier.
— Ah ! C’est
déjà mieux… Car voyez-vous, Tolomei, je veux réussir un grand
coup. Puisque, sauf à enfreindre les ordres du roi, ma tante Mahaut
ne peut présentement s’éloigner de Paris, je me propose de faire
investir par mes alliés son château d’Hesdin, ou plutôt mon
château d’Hesdin. Je me suis acquis… oui, avec votre or, vous
alliez le dire !… je me suis acquis la conscience de deux sergents
de cette bonne comtesse, deux coquins comme tous ceux qu’elle
emploie, vendables au plus offrant, et qui laisseront mes amis
pénétrer dans la place. Si je ne peux jouir de ce qui m’appartient,
au moins j’escompte un solide pillage dont je vous chargerai de
vendre le butin.
— Eh là, Monseigneur, vous me mêlez à une belle
affaire !
— Bah ! Pendu pour pendu, autant que ce soit pour quelque
chose ! Puisque vous êtes banquier, vous êtes voleur, et le recel
n’est point pour vous effrayer ; je ne détourne jamais les gens de
leur état.
Depuis l’arbitrage, il était de la meilleure humeur du
monde. Il remit au banquier le message qu’il voulait faire parvenir
en Artois.
— Au sire de Fiennes, n’est-ce pas, et à nul autre.
Souastre et Caumont sont trop surveillés… Adieu, ami, je vous aime
bien.
Il se leva, agrafa le fermail d’or de son manteau ; puis,
plaquant les mains aux épaules de Guccio :
— Amusez-vous, mon
gentillet, amusez-vous avec les dames de haut lignage ; c’est de
votre âge. Quand vous aurez pris quelques années, vous saurez
qu’elles sont aussi catins que les autres, et que les plaisirs dont
elles se font marchandes, on les a pour dix sols au bordeau.
Il
sortit, et l’on entendit pendant plusieurs secondes son grand rire
résonner dans l’escalier.
— Alors, mon neveu, à quand la noce ?
demanda Tolomei. Je ne t’attendais pas si vite.
— Mon oncle, mon
oncle, il faut que vous m’aidiez ! s’écria Guccio. Savez-vous que
ces gens sont des monstres, qu’ils ont interdit à Marie de me
revoir, que leur cousin du Nord est vieux et difforme, et qu’elle
va sûrement en mourir !
— Quels gens ? Quel cousin ? demanda
Tolomei. J’ai l’impression, mon garçon, que tes affaires n’ont
pas avancé comme tu l’espérais. Conte-moi donc cela, en y mettant
un peu d’ordre.
Guccio fit alors à son oncle le récit de sa
visite à Neauphle. Avec un sens tout latin de la tragédie, il ne
manqua pas de noircir le tableau. La jeune fille était séquestrée
; elle avait risqué la mort, courant à travers les champs, pour
supplier Guccio de la sauver. La famille Cressay voulait la marier de
force à un lointain parent, personnage chargé de toutes les
disgrâces corporelles et morales.
— Un vieillard de quarante-cinq
ans ! s’écria Guccio.
— Jeune vieillard… murmura Tolomei.
—
Mais Marie n’aime que moi, elle me l’a dit et redit. Et je sais
bien qu’elle mourra si on la contraint d’en épouser un autre.
Mon oncle, il faut m’aider.
— Mais de quelle manière veux-tu que
je t’aide, mon ami ?
— Il faut m’aider à enlever Marie. Je
l’emmènerai en Italie, nous séjournerons là-bas.
Spinello
Tolomei, un œil clos, l’autre ouvert, observait son neveu d’un
air mi-inquiet, mi-amusé.
— Je t’avais averti, mon garçon ; je
pensais bien que cela ne serait pas si facile, et que tu avais tort
d’aller t’enticher d’une fille de noblesse. Ces gens-là n’ont
pas leur chemise à eux ; ils nous doivent jusqu’au lit dans lequel
ils dorment, mais ils nous crachent au nez si nos garçons veulent y
coucher. Oublie cette aventure, crois-moi. Lorsqu’on nous fait
insulte, c’est généralement que nous avons tendu la tête pour la
recevoir. Choisis donc quelque belle fille de nos familles, fortement
pourvue de l’or de nos banques, qui te donnera d’aussi beaux
enfants, et dont le char éclaboussera les pieds crottés de ta
jouvencelle de campagne.
Guccio eut une soudaine inspiration.
—
Saint-Venant, n’est-ce pas le nom d’un des alliés d’Artois ?
s’écria-t-il. Si j’allais porter le message de Monseigneur
Robert, et puis trouver ce Saint- Venant, le provoquer et le tuer ?
Il avait déjà la main sur la dague.
— Bonne chose, dit Tolomei,
et qui ne fera pas de bruit. Et puis les Cressay choisiront pour ta
belle un autre parti, en Bretagne ou en Poitou, et il faudra que tu
ailles le tuer aussi. Tu te prépares du travail !
— J’épouserai
Marie ou personne, mon oncle, et je ne laisserai personne l’épouser.
Tolomei éleva les mains au-dessus de la tête.
— La voilà bien la
jeunesse ! Dans quinze ans, de toute façon, ta femme sera laide ; et
tu te demanderas, en la regardant, si ce visage fripé, ce gros
ventre, ces mamelles pendantes valaient vraiment la peine que tu t’es
donnée.
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Et puis, je
ne pense pas à quinze ans en avant, mais au jour où je suis, et je
sais que rien au monde ne peut me remplacer Marie. Elle m’aime.
—
Elle t’aime, dis-tu ? Alors, mon garçon, si elle t’aime si fort,
le mariage n’est pas un état indispensable pour être heureux à
deux. L’évêque de Paris te tiendrait évidemment un autre langage
; mais moi je t’invite à te réjouir de ce qu’on veuille donner
à cette beauté un mari goitreux, difforme et qui perd ses dents,
selon le portrait que tu m’en fais sans l’avoir vu… Rien ne
peut mieux te favoriser.
— Ah ! Mon oncle, vous ne connaissez pas
Marie, sa pureté, ni la force de sa religion. Elle ne sera à moi
que par mariage, et jamais elle n’appartiendra qu’à celui auquel
elle se sera unie devant Dieu… Pour ce qui me regarde, je
n’accepterais pas de la partager… Si c’est ainsi, je
l’enlèverai sans ton aide, dussions-nous courir les routes comme
des gueux et mourir de froid en passant les montagnes. Mais d’abord,
je vais aller trouver la reine Clémence ; elle me connaît, et me
tient en amitié.
Tolomei frappa légèrement la table du bout des
doigts. Son œil ordinairement clos s’était brusquement ouvert.
—
Maintenant, tu vas te taire, dit-il sans presque hausser le ton. Tu
n’iras trouver personne, et surtout pas la reine, car nos affaires
ne vont pas si fort depuis qu’elle est là que nous ayons besoin
d’attirer l’attention sur nous par un scandale. La reine est
toute bonté, toute charité, toute pitié, oui, je sais ! En
attendant, depuis qu’elle a pris empire sur l’esprit du roi,
nous, les Lombards, on nous taille jusqu’au sang. C’est avec
notre bien que le Trésor fait l’aumône ! On nous reproche de
prêter avec usure ; on nous charge de tous les péchés du royaume.
Monseigneur de Valois nous défend peu et nous déçoit beaucoup…
La reine Clémence te dispensera de douces paroles et force
bénédictions ; mais je connais des gens à la cour qui se
complairaient à te faire appliquer le châtiment réservé aux
séducteurs de demoiselles nobles, ne serait-ce que pour retourner le
grief contre moi, capitaine général des Lombards. Le vent ne
souffle plus du même côté ; au vrai, on ne sait plus de quel côté
il souffle. Les amis d’Enguerrand de Marigny, qui ne m’avait
guère en grâce, ont été libérés et forment parti autour du
comte de Poitiers…
Mais Guccio n’entendait rien ; il se moquait,
pour le présent, des taxes, des ordonnances, et des dispositions du
pouvoir. La perspective même de la prison et d’un procès ne
l’effrayait pas. Il s’obstinait dans son projet ; sans l’appui
de personne, il enlèverait Marie.
— Mais, pauvre disgracié, dit
Tolomei en se touchant le front, vous ne ferez pas dix lieues sans
être arrêtés. Ta donzelle sera mise au couvent ; quant à toi…
Tu veux l’épouser ? Bon ! Je vais tenter de t’en fournir le
moyen, puisqu’il semble que ce soit la seule façon de te guérir…
Et sa paupière gauche retomba.
— Folie pour folie, puisque fou il
y a, ce sera toujours moins grave que de te laisser agir seul,
ajouta-t-il. Mais pourquoi doit-on servir les sottises de sa famille
!
Il agita une clochette ; un commis se présenta.
— Va au couvent
des frères augustins, lui dit Tolomei, me quérir fra Vicenzo qui
est arrivé l’autre matin de Pérouse…
Demain 3ème partie ch 4 Le mariage de minuit
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