lundi 27 avril 2015

Rue Lepic - 2


Le moine était accroché dans le vestibule. Ce corridor assez sombre était éclairé par les fenêtres des 3 pièces qu'il desservait. Mais la nuit c'était tout autre chose. Bien entendu j'étais le premier couché. Je dormais la porte ouverte. J'avais besoin d'entendre le bruit de la radio ou de la conversation de mes grands parents. Le couloir n'était éclairé que par la lumière du salon faible mais suffisante pour apercevoir le visage du tableau. De mon lit je ne voyais que lui à travers le chambranle de la porte. Et il me regardait! Je vous le jure, il me regardait...J'aurais été terrorisé s'il était sorti de son cadre, mais pas plus surpris que ça. A y repenser je me demande si ma peur n'était pas accrue du fait que c'était un moine. Je porte peut-être pour cela, l'hérédité de mes origines, corse par ma mère, bretonne par mon père. Il est encore chez moi aujourd'hui. Et quand je le regarde je lui trouve un air... un air entre deux airs. Moitié Savonarole, moitié grand inquisiteur. Je ne l'ai dit à mes grands-parents que beaucoup plus tard.
Le matin, sans me lever tôt, je ne traînais pas au lit. Dans cet immeuble bourgeois, il n'y avait pas de salle de bains. Il fallait donc s'organiser. Félicie, qui à cause de ses soucis (sic!!) ne fermait pas l'oeil de la nuit, elle ronflait donc toute éveillée, était la première levée. Elle faisait sa toilette dans le grand évier de la cuisine. Comment?? Mais bien sur que la vaisselle de la veille était faite! Vous ne connaissez pas Féli! Maniaque est un faible mot. Je pense que c'est à elle que je dois mon rapport difficile avec l'ordre domestique. Sa toilette terminée elle descendait chercher le pain et préparait le petit déjeuner. Souvent c'était le crissement du moulin à café qui me réveillait et l'odeur qui envahissait l'appartement. Quand je me levais le café passait dans la chaussette et mon lait chauffait sur le gaz. ''Tu enlèves la peau mamy, hein! J'aime pas.'' ‘‘On ne dit pas j'aime pas mon chéri. Assieds-toi.'' Charles entrait en robe de chambre, sa barbe piquait, drue. Autour des bols fumants et des tartines beurrées le programme de la journée se préparait. Si celui de l'après-midi dépendait du temps et des circonstances celui de la matinée était réglé comme du papier à musique. Après le petit déjeuner, toilette dans le grand tub en tôle émaillée suivie d'une bonne friction à l'eau de Cologne. J'en sortais frais et rose. Puis nous partions faire le marché, cédant la place à Charles.
Le marché de la rue Lepic est peut-être avec celui de la place d'Aligre un des plus beau de Paris. Il démarre de la Place Blanche pour ensuite bifurquer à droite sur la rue des Abbesses. C'est un festival de sons, de couleurs, d'odeurs. Il y avait quelques passages obligés: le maraîcher qui vendait les légumes de son petit lopin de terre aux portes de Paris, la boucherie chevaline, une fois par semaine ça renouvelle le sang paraît-il, la poissonnerie tous les vendredis, ben dame c'était comme ça à l'époque, les autres jours le boucher ou le tripier, ah la cervelle de mouton... c'était bon pour je ne sais plus quoi... mais déjà j'aimais pas ça, la fleuriste de temps en temps. Sur le retour on s'arrêtait au bureau de tabac pour les ''Caporal''de Papy et chez le marchand de journaux pour le Figaro, Paris Match et Point de vue Images du Monde. Les petites princesses anglaises étaient bien jolies, le roi des Belges Léopold III avait des difficultés à faire accepter sa seconde épouse Liliane de Rhéty, une roturière, quant à la reine de Hollande entre son mari d'origine allemande et sa fille aveugle...Et enfin avant d'arriver au 59, la boulangerie pour la fournée de 11h et le bistrot de Monsieur Marcel.
Monsieur Marcel c'était le bougnat qui nous livrait les petites buchettes et les galets d'anthracite pour le poêle l'hiver et le vin toute l'année. Félicie pour qui la propreté était un sacerdoce se faisait mal à la crasse de Monsieur Marcel. ''Tu as vu mon chéri comme il est sale monsieur Marcel! On pourrait faire pousser des pommes de terre sur ses pieds et des poireaux dans ses oreilles''. Cela me faisait exploser de rire et elle souriait de me voir rire.
Une fois arrivés à la maison, mamy se mettait à ses fourneaux, papy à ses journaux et moi allongé sur le tapis je déchiffrais Bicot ou Bibi Fricotin. On passait à table vers midi et demi. C'est à table qu'on me lisait les lettres qu'on recevait régulièrement d'Afrique. Tout allait bien, la petite Brigitte venait d'avoir sa première dent, elle était adorable et on me passait la photo de papa et maman tenant ma petite sœur dans ses bras. Un jour en mangeant mon steak de cheval j'ai appris que mon âne Staline avait été tué et bouffé par une hyène...
On mettait la radio aussi car il y avait , outre les informations, deux rendez-vous radiophoniques incontournables le matin ''Sur le banc'', et le soir à 19h ''la Famille Duraton''.
L'après-midi , quand il faisait beau, il n'était pas question de rester à la maison. On allait passer 2 heures dans un square. On en a fait quelques-uns avec Félicie. Le square des Batignolles où habitait une de ses sœurs. Celle-ci avait eu sur le tard un garçon qui devait avoir une petite dizaine d'années. Je lui dois, lors d'une sieste qu'on nous avait faite faire ensemble, mon premier touche pipi. J'étais innocent, lui un peu moins et plus curieux que moi. Mais enfin ça ne pissait pas très loin si j'ose dire; nous avons fait beaucoup mieux lui et moi chacun à notre façon! Il y avait aussi le parc Monceau avec sa gloriette sur une île au milieu d'un petit lac où glissaient des cygnes à qui je jetais du pain. J'aimais bien les jardins du Luxembourg pour son théâtre de marionnettes et son Guignol. Je garde un vague souvenir d'une après-midi au jardin des Tuileries pour une Kermesse aux Etoiles. Ma grand-mère qui se piquait à raison d'être une ''intellectuelle'' devait garder au fond de son cœur un ventricule de midinette. Sans aller jusqu'à demander des autographes, elle ne dédaignait pas de côtoyer toutes ces ''grandes gentilles vedettes'' comme disait Jean Nohain. Gérard Philipe, Michèle Morgan, Martine Carol, Dany Robin et Georges Marchal, Danièle Darrieux, Dominique Wilms (pas trop son style celle là), Fernandel, Line Renaud, Françoise Arnoul.... Tout ça dans une gentille cohue.
''Il y avait aussi Jean Marais. Tu crois qu'il est vraiment pédéraste?'' avait-elle demandé à son mari. Et elle poursuivait devant le silence de Charles :''Moi je ne crois pas! Il était tellement beau dans '' l'Eternel retour'', et puis on a dit qu'il était fiancé à Mila Parely!! Evidemment il y a Jean Cocteau! Qu'est-ce que tu en penses??''...
 J'aimais bien aussi le petit square des Abbesses, encastré entre trois murs d'immeubles, couverts de lierre, avec sa petite guérite verte du gardien. Il se promenait pendant les heures d'ouverture dans son uniforme bleu un peu trop grand, les mains derrière le dos, son sifflet au bout d'une lanière de cuir enroulée autour de son poignet. Parfois il échangeait quelques mots avec la chaisière chargée d'encaisser la location de vilaines chaises en fer, un peu plus cher pour les fauteuils.
Mais celui que je préférais c'était le square Junot! Ce n'était pas le plus beau mais il avait un grand bac à sable. Avec deux petits copains on traçait du tranchant de la main une route sinueuse et on y disputait des courses cyclistes avec des calots et des figurines en plomb. On était tour à tour Robic, Géminiani, Kubler, Coppi ou Bartali. Bobet ça allait venir un peu plus tard. Pendant ce temps-là ma grand-mère, assise sur sa chaise, me tricotait des pull-overs.
A cette époque on voyait encore rue Lepic des petits métiers en lente voie de disparition. Chacun avait son cri: ‘Rémouleur, rémouleur. Repasse couteaux. Repasse ciseaux''. Il arrivait avec sa brouette sur laquelle était installée sa meule. ''Viiitrrrrier'' avec sa blouse grise et ses vitres sur le dos. L'orgue de barbarie ou l'accordéon de la chanteuse des rues et ses ''petits formats''. Mais aussi le pas du cheval tirant sur une carriole la glacière du marchand de glace. Avec un crochet au bout d'un long bâton, il attirait à lui les barres de glace qu'il cassait à coup de marteau. On remplissait un seau pour tenir au frais dans notre petite glacière le beurre, le lait, l'eau... pour le fromage et les légumes on avait un petit garde-manger grillagé sur le rebord de la fenêtre de la cuisine.
''Charles, les beaux jours arrivent, Renaud a besoin de vêtements de demi-saison. Je vais aller au Bon Marché tout à l'heure. Tu viendras avec nous?'' Pour elle le seul grand magasin digne de ce nom était le Bon Marché. Pas le Printemps, ni les Galeries Lafayette, pas plus la Samaritaine que les Dames de France. Eventuellement la Belle jardinière! Son magasin c'était le Bon Marché! C'était chic et de qualité. Cela venait du temps, au début des années 30, où ils habitaient rue Vaneau. Et il était proche de la Chapelle de la Médaille miraculeuse où elle aimait se rendre pour une petite prière. Charles nous accompagnait. Mais le plus souvent il nous attendait au bar du Lutétia où il lisait son journal en prenant son petit Martini rouge.
Pas très loin de là se trouve un haut lieu de l'Histoire de France et de la Corse réunies que je devais absolument connaître. Le tombeau de l'Empereur. Pas de Napoléon! De l'Empereur!!! J'en garde un souvenir écrasant. Enorme tombeau, immense coupole, silence quasi religieux. On savait respecter les gloires nationales à cette époque. Le soir, assis sur ses genoux j'écoutais mon grand-père me raconter la gloire de ses campagnes militaires. Je pleurais à la mort de son fils l'Aiglon. ''Vous lui remettrez son uniforme blanc''. Salaud de Metternich! Et j'étais ému quand Félicie me chantait la chanson de Béranger :'' Parlez-nous de lui, grand-mère, parlez-nous de lui.''
Avec tout ça j'ai chanté l'Ajaccienne avant la Marseillaise.

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