Le
moine était accroché dans le vestibule. Ce corridor assez sombre
était éclairé par les fenêtres des 3 pièces qu'il desservait.
Mais la nuit c'était tout autre chose. Bien entendu j'étais le
premier couché. Je dormais la porte ouverte. J'avais besoin
d'entendre le bruit de la radio ou de la conversation de mes grands
parents. Le couloir n'était éclairé que par la lumière du salon
faible mais suffisante pour apercevoir le visage du tableau. De mon
lit je ne voyais que lui à travers le chambranle de la porte. Et il
me regardait! Je vous le jure, il me regardait...J'aurais été
terrorisé s'il était sorti de son cadre, mais pas plus surpris que
ça. A y repenser je me demande si ma peur n'était pas accrue du
fait que c'était un moine. Je porte peut-être pour cela, l'hérédité
de mes origines, corse par ma mère, bretonne par mon père. Il est
encore chez moi aujourd'hui. Et quand je le regarde je lui trouve un
air... un air entre deux airs. Moitié Savonarole, moitié grand
inquisiteur. Je ne l'ai dit à mes grands-parents que beaucoup plus
tard.
Le
matin, sans me lever tôt, je ne traînais pas au lit. Dans cet
immeuble bourgeois, il n'y avait pas de salle de bains. Il fallait
donc s'organiser. Félicie, qui à cause de ses soucis (sic!!) ne
fermait pas l'oeil de la nuit, elle ronflait donc toute éveillée,
était la première levée. Elle faisait sa toilette dans le grand
évier de la cuisine. Comment?? Mais bien sur que la vaisselle de la
veille était faite! Vous ne connaissez pas Féli! Maniaque est un
faible mot. Je pense que c'est à elle que je dois mon rapport
difficile avec l'ordre domestique. Sa toilette terminée elle
descendait chercher le pain et préparait le petit déjeuner. Souvent
c'était le crissement du moulin à café qui me réveillait et
l'odeur qui envahissait l'appartement. Quand je me levais le café
passait dans la chaussette et mon lait chauffait sur le gaz. ''Tu
enlèves la peau mamy, hein! J'aime pas.'' ‘‘On ne dit pas j'aime
pas mon chéri. Assieds-toi.'' Charles entrait en robe de chambre, sa
barbe piquait, drue. Autour des bols fumants et des tartines beurrées
le programme de la journée se préparait. Si celui de l'après-midi
dépendait du temps et des circonstances celui de la matinée était
réglé comme du papier à musique. Après le petit déjeuner,
toilette dans le grand tub en tôle émaillée suivie d'une bonne
friction à l'eau de Cologne. J'en sortais frais et rose. Puis nous
partions faire le marché, cédant la place à Charles.
Le
marché de la rue Lepic est peut-être avec celui de la place
d'Aligre un des plus beau de Paris. Il démarre de la Place Blanche
pour ensuite bifurquer à droite sur la rue des Abbesses. C'est un
festival de sons, de couleurs, d'odeurs. Il y avait quelques passages
obligés: le maraîcher qui vendait les légumes de son petit lopin
de terre aux portes de Paris, la boucherie chevaline, une fois par
semaine ça renouvelle le sang paraît-il, la poissonnerie tous les
vendredis, ben dame c'était comme ça à l'époque, les autres jours
le boucher ou le tripier, ah la cervelle de mouton... c'était bon
pour je ne sais plus quoi... mais déjà j'aimais pas ça, la
fleuriste de temps en temps. Sur le retour on s'arrêtait au bureau
de tabac pour les ''Caporal''de Papy et chez le marchand de journaux
pour le Figaro, Paris Match et Point de vue Images du Monde. Les
petites princesses anglaises étaient bien jolies, le roi des Belges
Léopold III avait des difficultés à faire accepter sa seconde
épouse Liliane de Rhéty, une roturière, quant à la reine de
Hollande entre son mari d'origine allemande et sa fille aveugle...Et
enfin avant d'arriver au 59, la boulangerie pour la fournée de 11h
et le bistrot de Monsieur Marcel.
Monsieur
Marcel c'était le bougnat qui nous livrait les petites buchettes et
les galets d'anthracite pour le poêle l'hiver et le vin toute
l'année. Félicie pour qui la propreté était un sacerdoce se
faisait mal à la crasse de Monsieur Marcel. ''Tu as vu mon chéri
comme il est sale monsieur Marcel! On pourrait faire pousser des
pommes de terre sur ses pieds et des poireaux dans ses oreilles''.
Cela me faisait exploser de rire et elle souriait de me voir rire.
Une
fois arrivés à la maison, mamy se mettait à ses fourneaux, papy à
ses journaux et moi allongé sur le tapis je déchiffrais Bicot ou
Bibi Fricotin. On passait à table vers midi et demi. C'est à table
qu'on me lisait les lettres qu'on recevait régulièrement d'Afrique.
Tout allait bien, la petite Brigitte venait d'avoir sa première
dent, elle était adorable et on me passait la photo de papa et maman
tenant ma petite sœur dans ses bras. Un jour en mangeant mon steak
de cheval j'ai appris que mon âne Staline avait été tué et bouffé
par une hyène...
On
mettait la radio aussi car il y avait , outre les informations, deux
rendez-vous radiophoniques incontournables le matin ''Sur le banc'',
et le soir à 19h ''la Famille Duraton''.
L'après-midi
, quand il faisait beau, il n'était pas question de rester à la
maison. On allait passer 2 heures dans un square. On en a fait
quelques-uns avec Félicie. Le square des Batignolles où habitait
une de ses sœurs. Celle-ci avait eu sur le tard un garçon qui
devait avoir une petite dizaine d'années. Je lui dois, lors d'une
sieste qu'on nous avait faite faire ensemble, mon premier touche
pipi. J'étais innocent, lui un peu moins et plus curieux que moi.
Mais enfin ça ne pissait pas très loin si j'ose dire; nous avons
fait beaucoup mieux lui et moi chacun à notre façon! Il y avait
aussi le parc Monceau avec sa gloriette sur une île au milieu d'un
petit lac où glissaient des cygnes à qui je jetais du pain.
J'aimais bien les jardins du Luxembourg pour son théâtre de
marionnettes et son Guignol. Je garde un vague souvenir d'une
après-midi au jardin des Tuileries pour une Kermesse aux Etoiles. Ma
grand-mère qui se piquait à raison d'être une ''intellectuelle''
devait garder au fond de son cœur un ventricule de midinette. Sans
aller jusqu'à demander des autographes, elle ne dédaignait pas de
côtoyer toutes ces ''grandes gentilles vedettes'' comme disait Jean
Nohain. Gérard Philipe, Michèle Morgan, Martine Carol, Dany Robin
et Georges Marchal, Danièle Darrieux, Dominique Wilms (pas trop son
style celle là), Fernandel, Line Renaud, Françoise Arnoul.... Tout
ça dans une gentille cohue.
''Il
y avait aussi Jean Marais. Tu crois qu'il est vraiment pédéraste?''
avait-elle demandé à son mari. Et elle poursuivait devant le
silence de Charles :''Moi je ne crois pas! Il était tellement beau
dans '' l'Eternel retour'', et puis on a dit qu'il était fiancé à
Mila Parely!! Evidemment il y a Jean Cocteau! Qu'est-ce que tu en
penses??''...
J'aimais
bien aussi le petit square des Abbesses, encastré entre trois murs
d'immeubles, couverts de lierre, avec sa petite guérite verte du
gardien. Il se promenait pendant les heures d'ouverture dans son
uniforme bleu un peu trop grand, les mains derrière le dos, son
sifflet au bout d'une lanière de cuir enroulée autour de son
poignet. Parfois il échangeait quelques mots avec la chaisière
chargée d'encaisser la location de vilaines chaises en fer, un peu
plus cher pour les fauteuils.
Mais
celui que je préférais c'était le square Junot! Ce n'était pas le
plus beau mais il avait un grand bac à sable. Avec deux petits
copains on traçait du tranchant de la main une route sinueuse et on
y disputait des courses cyclistes avec des calots et des figurines en
plomb. On était tour à tour Robic, Géminiani, Kubler, Coppi ou
Bartali. Bobet ça allait venir un peu plus tard. Pendant ce temps-là
ma grand-mère, assise sur sa chaise, me tricotait des pull-overs.
A
cette époque on voyait encore rue Lepic des petits métiers en lente
voie de disparition. Chacun avait son cri: ‘Rémouleur, rémouleur.
Repasse couteaux. Repasse ciseaux''. Il arrivait avec sa brouette sur
laquelle était installée sa meule. ''Viiitrrrrier'' avec sa blouse
grise et ses vitres sur le dos. L'orgue de barbarie ou l'accordéon
de la chanteuse des rues et ses ''petits formats''. Mais aussi le pas
du cheval tirant sur une carriole la glacière du marchand de glace.
Avec un crochet au bout d'un long bâton, il attirait à lui les
barres de glace qu'il cassait à coup de marteau. On remplissait un
seau pour tenir au frais dans notre petite glacière le beurre, le
lait, l'eau... pour le fromage et les légumes on avait un petit
garde-manger grillagé sur le rebord de la fenêtre de la cuisine.
''Charles,
les beaux jours arrivent, Renaud a besoin de vêtements de
demi-saison. Je vais aller au Bon Marché tout à l'heure. Tu
viendras avec nous?'' Pour elle le seul grand magasin digne de ce nom
était le Bon Marché. Pas le Printemps, ni les Galeries Lafayette,
pas plus la Samaritaine que les Dames de France. Eventuellement la
Belle jardinière! Son magasin c'était le Bon Marché! C'était chic
et de qualité. Cela venait du temps, au début des années 30, où
ils habitaient rue Vaneau. Et il était proche de la Chapelle de la
Médaille miraculeuse où elle aimait se rendre pour une petite
prière. Charles nous accompagnait. Mais le plus souvent il nous
attendait au bar du Lutétia où il lisait son journal en prenant son
petit Martini rouge.
Pas
très loin de là se trouve un haut lieu de l'Histoire de France et
de la Corse réunies que je devais absolument connaître. Le tombeau
de l'Empereur. Pas de Napoléon! De l'Empereur!!! J'en garde un
souvenir écrasant. Enorme tombeau, immense coupole, silence quasi
religieux. On savait respecter les gloires nationales à cette
époque. Le soir, assis sur ses genoux j'écoutais mon grand-père me
raconter la gloire de ses campagnes militaires. Je pleurais à la
mort de son fils l'Aiglon. ''Vous lui remettrez son uniforme blanc''.
Salaud de Metternich! Et j'étais ému quand Félicie me chantait la
chanson de Béranger :'' Parlez-nous de lui, grand-mère, parlez-nous
de lui.''
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