Pour
entrer au 59 rue Lepic, après avoir poussé la lourde porte sur la
rue, et passé une deuxième porte, il fallait demander le cordon.
''Cordon s'il vous plaît''! Un rideau se levait derrière la petite
vitre de la loge de la concierge. On disait encore parfois pipelette,
mais presque plus bignole et pas encore gardienne d'immeuble. Et moi,
qui était curieux :'' Mamy, c'est quoi une bignole''? ''Mon chéri,
un bignole c'est comme ça qu'on appelait autrefois les gens d'armes
qui étaient chargés de bigner, c'est à dire de surveiller les gens
en vieux français. Mais aujourd'hui on dit seulement une bignole.''
Ma grand'mère a toujours été très précise dans ses explications.
''Ah! Et pipelette c'est quoi?'' '' Mon chéri, quand tu sauras lire
je te donnerai ''les Mystères de Paris'' d'Eugène Sue. Il y a dans
ce livre un couple de gardiens de maison, Mr et Mme Pipelet.'' Ma
grand'mère était aussi assez cultivée et quand elle s'adressait à
moi commençait souvent ses phrases par ''mon chéri''.
Donc
la concierge jetait un œil derrière son rideau et tirait le cordon.
''Cordon s'il vous plaît'' agissait un peu comme un sésame. Je
revois encore le large escalier partant vers la gauche. La boule
d'escalier en cuivre, la petite plaque en cuivre également clouée
sur la 3ème marche ordonnant : ''Essuyez vos pieds S.V.P.'' Et cette
odeur d'encaustique fraîche... Après 19h il fallait s'identifier ou
dire où on allait. ''Mr R....!'' Rideau, coup d'œil. ''5ème
gauche!''
Mr
et Mme R..., ce sont mes grands-parents. Charles et Félicie. Mon
grand-père avait quitté l'armée à son retour d'Indochine en 45
après la capitulation des japonais. Ils avaient décidé de
s'installer à Paris et avaient trouvé cet appartement sur le flanc
de la butte Montmartre à 100mètres du Moulin de la Galette. Un 3
pièces au 5ème étage avec un balcon, orienté plein sud et une vue
incroyable sur tout Paris.
Ils
m'ont récupéré à mon retour du Tchad où un an dans le désert
m'avait laissé sur le flanc. Mes parents et ma nouvelle petite sœur
ne devaient rentrer que dans un an..
Première
priorité, faire connaissance. Je n’avais aucun souvenir d'eux. La
seule chose que je savais c'est que c'étaient les parents de ma
mère, qu'ils allaient s'occuper de moi pendant plusieurs mois,
qu'ils étaient gentils et qu'il fallait que je sois sage. C'est pas
beaucoup quand on a envie de pleurer le soir ou qu'on a peur la nuit.
Mais chacun d'eux avec leurs moyens allaient vite calmer ces
angoisses. Félicie avait une hyper activité qui ne me laissait pas
beaucoup de temps pour la tristesse. J'avais toujours quelque chose à
faire dans la journée elle savait que c'était le meilleur moyen
pour ne pas penser. Et quand j'avais un peu de vague à l'âme le
soir en me couchant, elle me chantait des ''lamentu'' de sa corse
natale. Et curieusement la nostalgie avait un effet apaisant sur la
tristesse.
Il
fallait ensuite me remettre en état. Consultée, la faculté avait
diagnostiqué un grand état de fatigue, un manque crucial de calcium
et un besoin urgent de vitamines de toutes sortes. L'ordonnance n'a
pas ruiné la sécu de l'époque: de la viande rouge, des légumes,
des laitages, des fruits et comme fortifiant, dans un verre, une
pêche au sucre avec un doigt de vin rouge. C'était aussi exotique
pour moi qu'un lion ou un chameau pour un gamin de la rue des
Abbesses. Les résultats ne se firent pas attendre....
Même
si elle connaissait le pourquoi du comment, savoir que son petit fils
ne savait ni lire ni écrire restait coincé dans la gorge de
Félicie. La librairie Gibert fournît livres et cahiers. Et en
avant, à marche forcée! Pour la lecture la bonne vieille méthode :
''papa a une belle auto. Toto a un chapeau rouge...'' Leçons de
calcul; je compris vite qu'avec 10 cts dans ma poche je pouvais
m'acheter deux fois plus de bonbons qu'avec 5. Premières
récitations, premières rédactions ''orales''. Je racontais, elle
corrigeait mes fautes de syntaxe. Je faisais des progrès rapides.
Bientôt j'écrivais ma première lettre à mes parents. Je l'ai
retrouvée, à la mort de ma mère dans un carton à chaussures plein
de vieux papiers et de vieilles photos. Rongée par le temps et
vieillie par la poussière. La trace des mots au crayon, entre les
deux lignes violettes qu'il ne fallait pas dépasser, était presque
totalement effacée, mais la lettre était là. Bientôt aussi je
lisais mes premiers illustrés, avec de grosses lettres, et plus
difficilement les planches illustrées de la dernière page de France
Soir. Là c'était papy, Charles, qui s'y mettait. Il surveillait
avec intérêt et attendrissement mes progrès. Il n'intervenait pas
même s'il trouvait parfois que Féli en faisait un peu trop.
Charles,
c'était une sorte de récréation. Assis dans son grand fauteuil, il
me prenait sur ses genoux et on parlait. Il me faisait parler de mes
histoires d'Afrique, de sa nouvelle petite fille, Brigitte.. Et lui
il me racontait mes souvenirs que j'avais oubliés. Ma naissance à
Saïgon. Le grand appartement de la rue Catinat où on vivait tous
ensemble avec mamy, papa et maman. Ma Ti-Saö, ma nounou indochinoise
au drôle de chapeau pointu. L'attaque des japonais sur l'Indochine.
Son départ avec mon père, militaire lui aussi, comme prisonnier. La
moitié de notre appartement réquisitionné par un terrible colonel
japonais au grand sabre de samouraï. ''C'est quoi un samouraï,
papy?'' On écoutait la radio pendant que mamy préparait le dîner.
Il m'apprenait à jouer aux cartes, à la bataille, à l'écarté.
C'était
bien, doux, chaud, tranquille.
Ah
s'il n'y avait pas eu ce terrible moine dans le couloir...
A suivre, demain peut-être...
A suivre, demain peut-être...
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