Je
suis pute dans les bordels des faubourgs de Buenos Aires sur les
bords du Rio de la Plata. C'était au début du siècle, l'autre.
Pour m'en souvenir il faut que je ferme les yeux et que je laisse les
images remonter à la surface. Comment en étais-je arrivée là?
Encore, déjà, une histoire de mec. J'étais déjà pute à Paris du
côté des Halles. Je bossais pour Marcel. Il avait un turbin dont je
voulais rien savoir. J'étais son extra, son argent de poche. J'étais
jeune, belle fraîche, blonde. Les rupins payaient bien. On se
faisait notre pelote. Enfin, lui surtout. Mais on allait bien
ensemble. Et puis un de ses potes lui a mis des idées de voyage et
de fortune en tête. L'Argentine, le pays de l'argent, le rio de la
Plata, la rivière de l'argent, l'Eldorado. Y avait qu'à se baisser
pour ramasser tout çà. La terre était à personne. Tu pouvais te
tailler un ranch grand comme tu voulais. Grand... comme Paris même.
Et y avait déjà les vaches et les chevaux dessus. Et en plus, ici
quand on se gelait les miches, là-bas il faisait chaud...
Mon
Marcel y se voyait déjà se promenant en costume noir, chemise
rouge, cravate blanche, chaussures en croco et au doigt une
chevalière avec un gros diamant (un vrai çui là). Moi je rêvais
d'une belle maison avec des domestiques, de robes élégantes, de
thés avec mes riches amies, d'une calèche avec deux chevaux blancs.
C'est comme ça qu'on s'est retrouvés sur un grand bateau noir qui
faisait la ligne Bordeaux-Buenos Aires. Pour économiser des sous on
avait pris des 3ème classe, c'est à dire tout en bas, juste
au-dessus des soutes et des machines. On avait une petite cabine sans
hublot qui sentait le mazout et des odeurs que je connaissais pas.
Mais c'était mieux que de dormir dans un hamac ou même par terre au
milieu de 300 personnes. Je passe sur la nourriture et les conditions
d'hygiène et de toilette intime. On avait droit à la grande plage
arrière du bateau, mais y avait des chaines pour nous empêcher de
monter vers les ponts supérieurs. Pourtant je voyais bien qu'il y
avait de la place, alors qu'ici on était entassés comme des
sardines.
Marcel
il a vite fait copain avec des types qu'il avait des affinités, des
points communs quoi! J'avais remarqué qu'il y avait très peu de
femmes sur la bateau. La cabine d'à côté était occupée par un
couple et deux enfants. La femme, une jolie brune, mais qui semblait
un peu vieillie avant l'âge, m'avait dit :''C'est cher, mais on l'a
prise pour les gamins''. Elle était italienne. Ils avaient quitté
la misère en Italie pour la retrouver en France. Ils avaient décidé
de tenter l'aventure à l'autre bout du monde. ''On suit le soleil''
m'avait dit Musetta. Son mari suivait le soleil, elle suivait son
mari, les gamins les suivaient eux. Avec elle j'ai appris un nouveau
mot ''émigrant'' et tout de suite j'ai pas aimé ce mot.
Un
soir Marcel m'a annoncé tout content qu'il avait le nom d'un contact
important, d'une personne qui pourrait nous aider. ''Tout s'annonce
bien’ ‘disait-il, ravi.
On
a bien fini par arriver à Buenos Aires. J'ai dit au revoir à
Musetta et à ses gamins. Ils partaient tout de suite pour le sud. Y
avait parait-il une mine d'argent qui embauchait. Le cousin de son
mari y travaillait. Le travail était dur mais payait assez bien. Je
lui ai dit que nous allions devenir éleveur de chevaux. Elle m'a
regardé avec envie. J'en ai eu presque de la peine pour elle.
Une
fois débarqués, on a pas eu beaucoup de mal à trouver le contact
de Marcel, un certain Jesus. Son bureau c'était un bistro sur le
port même. Il était plutôt bel homme ce Jesus. Grand, baraqué,
l'oeil de velours, la moustache aussi noire que ses cheveux gominés
et une bague avec un diamant... je vous dis que ça. Je me suis
installée à une table et ils se sont retirés dans l'arrière salle
pour parler de choses qui me regardaient pas. Quand il est revenu
Marcel m'a dit presto sans trop me regarder dans les yeux: '' Bon ma
Lulu, je vais partir tout de suite prospecter pour notre terrain. Je
t'emmène pas avec moi. C'est pas la place d'une femme. Je te confie
à Jesus. Si y a quoique ce soit, tu lui en parles. Je prends
l'argent aussi. Si tu as besoin tu demandes à Jesus. Je le
rembourserai à mon retour''. Jesus, Jesus, Jesus, il avait que ça à
la bouche. Et il est parti sans même m'embrasser. J'ai été vite
dégrisée. Ce salaud m'avait refilée à ce mac argentin pour je
sais même pas combien de pesos. Je sais pas ce que ça fait de
tomber de Charybde, mais là je suis tombée de mon haut. Mais Jesus
m'a pas laissée longtemps par terre. Il m'a vite fait comprendre
qu'il fallait que je me relève et même que je me remette à marcher
et droit.
Et
la Lulu de la Bastoche est devenu ''una puta de Buenos Aires''.
Les
années ont passé. Je suis toujours là. Je suis un peu moins jeune,
un peu moins fraiche, un peu moins belle, mais toujours blonde. Dans
ce putain de pays y avait trois hommes pour une femme. On connaissait
pas le chômage. J'ai fait mon sale boulot comme un bon petit soldat.
C'était le seul moyen d'éviter les coups. Jesus avait la main
lourde. Surtout la main avec la bague. Mais il s'est calmé assez
vite avec moi. Il s'est rendu compte que j'étais la fille la plus
recherchée de son bordel. Lulu la française, Lulu la parisienne.
Les français me voulaient pour parler du pays. Les autres avaient
l'impression de serrer dans leurs bras la Belle Otéro ou Sarah
Bernhardt et ils prenaient mon eau de Cologne à deux pesos pour un
parfum de Worth ou de Poiret.
Bien
entendu je n'ai jamais revu Marcel. Qu'il crève! C'est d'ailleurs ce
qu'il a fini par faire. On m'a dit un jour qu'on l'avait retrouvé
mort, égorgé, le nez dans un rio à sec où il n'y avait ni plata,
ni oro. Et en plus à moitié dévoré par des chacaux, heu...des
chacals? Bref des animaux sauvages. Ça lui apprendra à avoir des
affinités pas convenables.
Parfois
entre deux passes je me posais à une table dans le bar. Le soir il y
avait un petit orchestre. Oh c'était pas grand-chose. Un
accordéoniste, un violoniste et parfois un pianiste. Mais quand ils
jouaient leurs milongas, les hommes se taisaient et on voyait passer
dans leurs yeux la nostalgie d'un pays lointain qu'ils savaient ne
jamais revoir. ''La vida es una milonga'' la vie est un mensonge, une
tromperie. C'est bien vrai ça.
Fallait
les voir ces portaneros, ces hommes du port, attablés devant leur
cerveza. Il y en avait de toutes les sortes, de tous les âges. De
ces gamins de vingt ans beaux comme des dieux avec leur gilet noir
sur une chemise blanche largement ouverte sur leur poitrine à ces
hommes au visage buriné par le soleil, le vent et le sel de la mer.
Ils étaient beaux aussi dans leurs vêtements fatigués, foulard
autour du cou et casquette sur la tête. Leurs mains étaient propres
mais calleuses et leurs ongles noircis à jamais par la suie, la
graisse, le charbon, la poussière. Je sentais leur regard glisser
sur moi. Je laissais faire et je leur souriais. Je savais que la
bière et cet endroit étaient leur seule évasion.
Et
puis quand le petit orchestre attaquait un air de tango, ils se
levaient par deux et dansaient. Entre eux. Une fois dans les bras
l'un de l'autre commençait une incroyable parade qu'on aurait dite
amoureuse. Les bras tenaient serrés les corps, les yeux ne se
croisaient pas mais les joues, les lèvres se frôlaient, les ventres
étaient collés l'un à l'autre, les jambes se mêlaient dans une
chorégraphie qui semblait être des ébats amoureux. Et j'en ai vu
plus d'un vaciller d'un désir inassouvi dans les bras de son
partenaire. J'ai souvent eu envie d'être un homme pour ressentir la
force de ce désir qu'un homme peut éprouver pour un autre homme.
On
dit, je sais, que cachés au fond de certaines ruelles du port, il y
a des bordels masculins. Mais personne n'en parle. Personne
n'accepterait d'être traité de ''maricòn''...
Le
pianiste avait remarqué que j'avais une voix rauque ravinée par le
tabac et le mauvais alcool. 'Tu as une voix à chanter le tango''me
dit-il. Jesus s'était aperçu que j'avais vieilli en même temps que
lui et que le meilleur de ma vie de pute était derrière moi. Mais
on aimait bien Lulu la française. Alors Jesus a laissé faire. C'est
comme ça que je suis devenue une des premières femmes chanteuse de
tango. Le tango était jusque-là un univers quasiment exclusivement
masculin Fallait être une pute pour vouloir s'y mêler. C'était
bien avant qu'il devienne une danse de salon, de salons de thé, de
thés dansants. Et puis j'aimais bien ce que racontaient ces
chansons. La chienne de vie, les amours impossibles et selon les cas
la lâcheté des hommes ou la mauvaiseté des femmes. C'était du
vécu pour moi. Et même si je gagnais pas plus, j'avais un statut.
Si on m'avait demandé :''Tu fais quoi dans la vie'' , j'aurais pu
répondre ''Chanteuse''! Les hommes me regardaient toujours, mais en
plus ils m'écoutaient et m'applaudissaient. Certains même
m'offraient un verre sans avoir derrière la tête l'idée de me
sauter immédiatement après.
Un
soir un homme est entré dans le bar pendant que je chantais. Il
était grand, très élégant, costume gris, cape noire sur les
épaules et un grand feutre sur la tête. Et tout le monde de se
lever: Monsieur Carlos par-ci, monsieur Carlos par là... Moi aussi
je l'avais reconnu. Comment ne pas savoir qui il était. C'était une
légende, un dieu vivant. Il est venu me voir après ma dernière
chanson. ''C'est bien ce que tu fais, tu sais? Tu es française?
D'où? De Paris. Moi je suis de Toulouse. Je suis arrivé ici j'avais
quatre ans. Tout gamin j'étais très libre et je courrais à droite,
à gauche. A dix ans j'ai fait copain avec une pute. C'était comme
ma grande sœur. Dès que je pouvais j'allais la voir dans son
bordel. J'y ai passé des jours et des jours. A quinze ans, elle m'a
déniaisé. C'est des habitudes et des goûts qu'on perd pas comme
ça.'' Il m'a embrassée en partant, m'a dit bonne chance et m'a
laissé un billet de 1000 pesos. Une fortune pour moi. Le dernier que
j'avais vu c'était celui que m'avait piqué Marcel (qu'il crève!)
le jour où il m'avait plaquée.
Je
pense souvent à Musetta. Je me demande ce qu'elle est devenue. Des
fois c'est moi qui l'envie avec son mari et ses deux gamins. Je lui
avais dit que j'allais faire de l'élevage de cheval. Je m'étais pas
trompée. Je suis bien dans un haras! Sauf que c'est moi qui fait la
pouliche.
Hier
soir je suis allé au cinéma. Ils passaient un film français. Pépé
le Moko. A un moment y a une grosse femme, je sais pas son nom, qui
chante une chanson. Elle est paumée quelque part au bout du monde et
elle pense à son Paris, ses copains, la place Blanche, son bistro du
coin perdus à jamais. Et là j'ai chialé comme une gosse. Cette
chanson c'était ma vie.
La
vida es una milonga, una milonga triste, una milonga de mierda!