vendredi 7 juin 2019

Les rois maudits - La louve de France - 4ème partie - ch 9 - Le fer rouge - FIN


IX
LE FER ROUGE 


 
  Comparé aux forteresses démesurées de Kenilworth ou de Corfe, Berkeley peut être regardé comme un petit château. Ses pierres de teinte rose, ses dimensions humaines, ne le rendent en rien effrayant… Il communique directement avec le cimetière qui entoure l’église et où les dalles, en quelques années, se couvrent d’une petite mousse verte, fine comme un tissu de soie. 
  Thomas de Berkeley, assez brave jeune homme que n’animait aucune férocité à l’égard de son semblable, ne possédait pas de raisons toutefois de se montrer bienveillant à l’excès envers l’ancien roi Édouard II qui l’avait tenu quatre ans en prison à Wallingford, en compagnie de son père Maurice, mort pendant cette détention. En revanche, tout l’incitait au dévouement envers son puissant beau-père, Roger Mortimer, dont il avait épousé la fille aînée en 1320, qu’il avait suivi dans la révolte de 1322, et auquel il devait sa délivrance, l’année précédente. Thomas recevait la considérable somme de cent shillings par jour pour la garde et l’hébergement du roi déchu. Ni sa femme Marguerite Mortimer, ni sa sœur Éva, l’épouse de John Maltravers, n’étaient non plus de mauvaises personnes. 
  N’aurait-il eu affaire qu’à la famille Berkeley, Édouard II eût trouvé le séjour acceptable. Par malheur, il lui fallait subir les trois tourmenteurs, le Maltravers, le Gournay et leur barbier Ogle. Ceux-ci ne laissaient pas de répit à l’ancien roi ; ils avaient l’esprit fécond en cruauté, et ils se livraient à une sorte de compétition, rivalisant d’invention et de raffinement dans le supplice. Maltravers avait imaginé d’installer Édouard, à l’intérieur du keep, dans un réduit circulaire de quelques pieds de diamètre au centre duquel s’ouvrait un ancien puits maintenant asséché. Aucune margelle n’entourait le puits. Il eût suffi d’un faux mouvement pour que le prisonnier tombât dans cette oubliette. Aussi Édouard devait-il rester constamment attentif ; cet homme de quarante-quatre ans, mais qui maintenant en paraissait plus de soixante, demeurait là, gisant sur une brassée de paille, le corps collé contre la muraille ou ne se déplaçait qu’en rampant, et lorsqu’il s’assoupissait, il se réveillait aussitôt, tout en sueur, craignant de s’être rapproché du vide. 
  À ce supplice de la peur, Gournay en ajouta un autre, celui de l’odeur. Il faisait ramasser dans la campagne des charognes de bêtes puantes, blaireaux pris au terrier, renards, putois, et aussi les oiseaux morts, bien pourris, que l’on jetait dans le puits afin que la pestilence qu’ils dégageaient infestât le peu d’air dont disposait le prisonnier. 
  — Voilà de la bonne venaison pour le crétin ! disaient les trois tortionnaires, chaque matin, quand ils voyaient arriver la cargaison de bêtes mortes. 
  Eux-mêmes n’avaient pas le nez très fin car ils se tenaient ensemble, ou à tour de rôle, dans une petite pièce en haut de l’escalier du keep et qui commandait le réduit où s’anémiait le roi. D’écœurantes bouffées venaient parfois jusqu’à eux ; mais c’était alors l’occasion de grosses plaisanteries : 
  — Ce qu’il peut puer, le gâteux ! s’écriaient-ils en abattant leurs cornets à dés et en lampant leurs pots de bière. 
  Le jour où leur parvint la lettre d’Adam Orleton, ils se concertèrent longuement. Le frère Guillaume leur avait traduit la missive, sans hésiter le moins du monde sur son sens véritable, mais en leur faisant apprécier l’habile ambiguïté de la rédaction. Les trois méchants s’en étaient frappé les cuisses pendant un quart d’heure, en répétant : « bonum est… bonum est ! » et en se tordant de rire. Le chevaucheur un peu obtus qu’on leur avait dépêché avait fidèlement délivré son message oral : « Sans traces. » C’était là-dessus précisément qu’ils se consultaient. 
  — Ils ont vraiment d’étranges exigences, les gens de la cour, évêques et autres Lords ! dit Maltravers. Ils vous commandent de tuer et que cela ne se voie pas. 
  Comment procéder ? Le poison laissait les corps noirs ; et puis le poison, il fallait s’en fournir auprès de gens qui pouvaient parler. La strangulation ? La marque du lacet demeure autour du cou, et la face reste toute bleue. Ce fut Ogle, l’ancien barbier de la tour de Londres, qui eut le trait de génie. Thomas Gournay apporta au plan proposé quelques perfectionnements ; et Maltravers rit bien fort, découvrant les gencives en même temps que les dents. 
  — Il sera puni par où il a péché ! s’écria-t-il. 
  L’idée lui semblait vraiment astucieuse. 
  — Mais il nous faudra bien être quatre, pour le moins, dit Gournay. Berkeley devra nous prêter la main. 
  — Ah ! tu sais comment est mon beau-frère Thomas, répondit Maltravers. Il touche ses cinq livres la journée, mais il a le cœur sensible. Il serait plus gênant qu’utile. 
  — Le gros Towurlee, pour la promesse de quelques shillings, nous aidera volontiers, dit Ogle. Et puis il est si bête que, même s’il parle, personne ne le croira. 
  On attendit le soir. Gournay fit préparer aux cuisines un excellent repas pour le prisonnier, avec un pâté moelleux, de petits oiseaux rôtis sur broche, une queue de bœuf en sauce. Édouard n’avait pas fait pareil souper depuis les soirées de Kenilworth, chez son cousin Tors-Col. Il fut tout étonné, un peu inquiet d’abord, puis réconforté, par cette chère inhabituelle. Au lieu de lui jeter une écuelle qu’il devait loger au bord de la fosse puante, on l’avait installé dans la pièce attenante, sur une escabelle, ce qui lui semblait un confort miraculeux ; et il dégustait ces mets dont il avait presque oublié le goût. On ne lui ménageait pas le vin non plus, un bon vin claret que Thomas de Berkeley faisait venir d’Aquitaine. 
  Les trois geôliers assistaient à cette ripaille en échangeant des clins d’œil. 
  — Il n’aura même pas le temps de le digérer, souffla Maltravers à Gournay. 
  Le colosse Towurlee se tenait dans la porte qu’il obstruait complètement. 
  — Voilà, on se sent mieux à présent, n’est-il pas vrai, my Lord, dit Gournay quand l’ancien souverain eut terminé son repas. Maintenant on va te conduire dans une bonne chambre où tu trouveras un lit de plumes. 
  Le prisonnier au crâne rasé, au long menton tremblant, regarda ses gardiens avec surprise. 
  — Vous avez reçu de nouveaux ordres ? demanda-t-il. 
  Son ton était plein d’humilité craintive. 
  — Ah oui ! pour sûr, on a reçu des ordres et l’on va bien te traiter, my Lord ! répondit Maltravers. On t’a même commandé du feu, là où tu vas dormir, parce que les soirées commencent à fraîchir, n’est-ce pas Gournay ? Eh ! c’est la saison qui le veut ; on est déjà fin septembre. 
  On fit descendre au roi l’étroit escalier, puis traverser la cour herbue du keep, puis remonter de l’autre côté, dans la muraille. Ses geôliers avaient dit vrai ; ils le menaient à une chambre, pas une chambre de palais, bien sûr, mais une bonne pièce, propre et passée à la chaux, avec un lit à gros matelas de plumes, et un brasero, plein de tisons ardents. Il faisait presque trop chaud. Le vin, la chaleur… Le roi déchu sentait la tête lui tourner un peu. Suffisait-il donc d’un bon repas pour reprendre espérance ? 
  Quels étaient les nouveaux ordres et pourquoi lui témoignait-on tant d’égards soudains ? Une révolte dans le royaume peut-être ; Mortimer tombé en disgrâce… Ou simplement le jeune roi s’était inquiété enfin du sort de son père et avait exigé qu’on le traitât de façon humaine… Mais, si même il y avait révolte, si même tout le peuple s’était soulevé en sa faveur, jamais Édouard n’accepterait de reprendre son trône, jamais, il en faisait serment à Dieu. Parce que roi de nouveau, il recommencerait à commettre des fautes ; il n’était pas fait pour régner. Un calme couvent, voilà tout ce qu’il souhaitait, et pouvoir se promener dans un beau jardin, être servi de mets à son goût… prier aussi. Et puis se laisser repousser la barbe et les cheveux, à moins qu’il ne gardât la tonsure… 
  Quelle négligence de l’âme et quelle ingratitude que de ne pas remercier le Créateur de ces simples choses qui suffisent à rendre une vie agréable, une nourriture savoureuse, une chambre chaude… Il y avait un tisonnier dans le poêle à braise. 
  — Étends-toi donc, my Lord ! La couche est bonne, tu verras, dit Gournay. Et de fait, le matelas était doux. Retrouver un vrai lit, quel bienfait ! 
  Mais pourquoi les trois autres restaient-ils là ? Maltravers était assis sur une escabelle, les cheveux pendant sur les oreilles, les mains entre les genoux, et regardait le roi. Gournay tisonnait le feu. Le barbier Ogle tenait une corne de bœuf à la main et une petite scie. 
  — Dors, Sire Édouard, ne t’occupe pas de nous, nous avons à travailler, insista Gournay. 
  — Que fais-tu, Ogle ? demanda le roi. Tu tailles une corne pour boire ? — Non, my Lord, pas pour boire. Je taille une corne, voilà tout. 
  Puis, se tournant vers Gournay et marquant une place sur la corne, avec l’ongle du pouce, le barbier dit : 
  — Je crois que c’est la bonne longueur, ne pensez-vous pas ? 
  Le rouquin au visage de truie regarda par-dessus son épaule et répondit : 
  — Oui, cela doit convenir. Bonum est. 
  Puis il se remit à éventer le feu. La scie criait sur la corne de bœuf. Quand celle-ci fut partagée, le barbier en tendit la partie effilée à Gournay, qui la prit, l’examina, y enfonça le tisonnier rouge. Une âcre odeur s’échappa qui d’un coup empesta la pièce. Le tisonnier ressortit par la pointe brûlée de la corne. Gournay le remit au feu. 
  Comment voulait-on que le roi dormît avec tout ce travail autour de lui ? Ne l’avait-on éloigné de l’oubliette aux charognes que pour l’enfumer à présent avec de la corne brûlée ? Soudain Maltravers, toujours assis et toujours regardant Édouard, lui demanda : 
  — Ton Despenser que tu aimais tant, avait-il la parure solide ? 
  Les deux autres s’esclaffèrent. À cause de ce nom prononcé, Édouard sentit comme un déchirement dans son esprit et comprit que ces gens allaient l’exécuter sur l’heure. Se préparaient-ils à lui infliger le même et atroce traitement qu’à Hugh le Jeune ? 
  — Vous n’allez pas faire cela ? Vous n’allez pas me tuer ? s’écria-t-il, s’étant brusquement redressé sur son lit. 
  — Nous, te tuer, Sire Édouard ? dit Gournay sans même se retourner. Qui pourrait te faire croire cela ?… Nous avons des ordres. Bonum est, bonum est… 
  — Allons, recouche-toi, dit Maltravers. 
  Mais Édouard ne se recouchait pas. Son regard, dans sa tête toute chauve et amaigrie, allait, comme celui d’une bête piégée, de la nuque rousse de Thomas Gournay au long visage jaune de Maltravers et aux joues poupines du barbier. Gournay avait ressorti le tisonnier du feu et en examinait l’extrémité incandescente. 
  — Towurlee ! appela-t-il. La table ! 
  Le colosse, qui attendait dans la pièce voisine, entra soulevant une lourde table. Maltravers alla refermer la porte et y donna un tour de clé. Pourquoi cette table, cette épaisse planche de chêne, qu’on posait ordinairement sur des tréteaux ? Il n’y avait pas de tréteaux dans la pièce. Et parmi tant de choses étranges qui se passaient autour du roi, cette table tenue à bout de bras par un géant devenait l’objet le plus insolite, le plus effrayant. Comment pouvait-on tuer avec une table ? Ce fut la dernière pensée claire qu’eut le roi. 
  — Allons ! dit Gournay faisant signe à Ogle. Ils s’approchèrent, chacun d’un côté du lit, se jetant sur Édouard, le tournèrent pour le mettre à plat-ventre. 
  — Ah ! les gueux, les gueux ! cria-t-il. Non, vous n’allez pas me tuer. 
  Il s’agitait, se débattait, et Maltravers était venu leur prêter la main, et ils n’étaient pas trop de trois ; et le géant Towurlee ne bougeait pas. 
  — Towurlee, la table ! cria Gournay. 
  Towurlee se rappela ce qu’on lui avait commandé. Il avança et laissa tomber l’énorme planche en travers des épaules du roi. Gournay releva la robe du prisonnier, abaissa les braies dont l’étoffe usée se déchira. C’était grotesque, misérable, un fondement ainsi exposé ; mais maintenant les assassins n’avaient plus le cœur à rire. Le roi, à demi assommé par le coup et suffoquant sous la table qui l’enfonçait dans le matelas, se débattait, ruait. Que d’énergie il lui restait ! 
  — Towurlee, tiens-lui les chevilles ! Mais non, pas ainsi, tiens-les écartées ! ordonna Gournay. 
  Le roi était parvenu à sortir sa nuque dénudée de dessous la planche, et tournait le visage de côté, pour prendre un peu d’air. Maltravers lui pesa des deux mains sur la tête. Gournay se saisit du tisonnier et dit : 
  — Ogle ! Enfonce la corne, à présent. 
  Le roi Édouard eut un sursaut d’une force désespérée quand le fer rouge lui pénétra dans les entrailles ; le hurlement qu’il poussa, traversant les murs, traversant le keep, passant par-dessus les dalles du cimetière, alla réveiller les gens jusque dans les maisons du bourg. Et ceux qui entendirent ce long, ce lugubre, cet effroyable cri, eurent dans l’instant même la certitude qu’on venait d’assassiner le roi. 
  Le lendemain matin les habitants de Berkeley montèrent au château, pour s’informer. On leur répondit qu’en effet l’ancien roi était trépassé dans la nuit, soudainement, en jetant un grand cri. 
  — Venez donc le voir, mais oui, approchez, disaient Maltravers et Gournay aux notables et au clergé. On fait présentement sa toilette mortuaire. Qu’on entre ; tout le monde peut entrer. 
  Et les gens du bourg constatèrent qu’il n’y avait aucune marque de coup, aucune plaie, aucune blessure sur ce corps qu’on était en train de laver, et qu’on ne cherchait nullement à leur dissimuler. Thomas Gournay et John Maltravers se regardaient ; ç’avait été une brillante idée que cette corne de bœuf pour enfoncer le tisonnier à travers. Vraiment, une mort sans traces ; dans ce temps si inventif en matière d’assassinat, ils pouvaient s’enorgueillir d’avoir découvert là une parfaite méthode. 
  Ils étaient inquiets seulement du départ inopiné de Thomas de Berkeley, avant l’aube, sous le prétexte, avait-il fait dire par sa femme, d’une affaire qui l’appelait dans un château voisin. Et puis Towurlee, le colosse au petit crâne, réfugié aux écuries, depuis plusieurs heures pleurait, assis par terre. Gournay dans la journée partit à cheval pour Nottingham où se trouvait la reine, afin d’annoncer à celle-ci le trépas de son époux. Thomas de Berkeley resta éloigné une bonne semaine et se montra en divers lieux d’alentour, essayant d’accréditer qu’il n’avait pas été dans son château au moment de la mort. Il eut, à son retour, la mauvaise surprise d’apprendre que le cadavre était toujours chez lui. Aucun des monastères voisins ne s’en voulait charger. Berkeley dut garder son prisonnier en bière, pendant tout un mois, durant lequel il continua de percevoir ses cent shillings quotidiens. Tout le royaume, maintenant, connaissait la mort de l’ancien souverain ; d’étranges récits, mais qui n’étaient guère éloignés de la vérité, circulaient, et l’on chuchotait que cet assassinat ne porterait bonheur ni à ceux qui l’avaient accompli, ni à ceux, si haut qu’ils fussent, qui l’avaient ordonné. 
  Enfin, un abbé vint prendre livraison du corps, au nom de l’évêque de Gloucester qui acceptait de le recevoir dans sa cathédrale. La dépouille du roi Édouard II fut mise sur un chariot recouvert d’une toile noire. Thomas de Berkeley et sa famille l’accompagnèrent, et les gens des environs suivirent en cortège. À chaque halte que fit le convoi de mille en mille, les paysans plantèrent un petit chêne. Après six cents ans écoulés, certains de ces chênes sont toujours debout et projettent des places d’ombre noire sur la route qui va de Berkeley à Gloucester.
FIN

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