XI
Où
Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la
Chambre Jaune. 1ère partie
Dans
la masse de papiers, documents, mémoires, extraits de journaux,
pièces de justice dont je dispose relativement au « Mystère de la
Chambre Jaune », se trouve un morceau des plus intéressants. C’est
la narration du fameux interrogatoire des intéressés qui eut lieu,
cet après-midi-là, dans le laboratoire du professeur Stangerson,
devant le chef de la Sûreté. Cette narration est due à la plume de
M. Maleine, le greffier, qui, tout comme le juge d’instruction,
faisait, à ses moments perdus, de la littérature. Ce morceau devait
faire partie d’un livre qui n’a jamais paru et qui devait
s’intituler : Mes interrogatoires. Il m’a été donné par le
greffier lui-même, quelque temps après le « dénouement inouï »
de ce procès unique dans les fastes juridiques. Le voici. Ce n’est
plus une sèche transcription de demandes et de réponses. Le
greffier y relate souvent ses impressions personnelles.
La narration
du greffier
Depuis une heure, raconte le greffier, le juge
d’instruction et moi, nous nous trouvions dans la «Chambre Jaune»,
avec l’entrepreneur qui avait construit, sur les plans du
professeur Stangerson, le pavillon. L’entrepreneur était venu avec
un ouvrier. M. de Marquet avait fait nettoyer entièrement les murs,
c’est-à-dire qu’il avait fait enlever par l’ouvrier tout le
papier qui les décorait. Des coups de pioches et de pics, çà et
là, nous avaient démontré l’inexistence d’une ouverture
quelconque. Le plancher et le plafond avaient été longuement
sondés. Nous n’avions rien découvert. Il n’y avait rien à
découvrir.
M. de Marquet paraissait enchanté et ne cessait de
répéter :
- Quelle affaire ! monsieur l’entrepreneur,
quelle affaire ! Vous verrez que nous ne saurons jamais comment
l’assassin a pu sortir de cette chambre-là !
Tout à coup, M.
de Marquet, la figure rayonnante, parce qu’il ne comprenait pas,
voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher à
comprendre, et il appela le brigadier de gendarmerie.
- Brigadier,
fit-il, allez donc au château et priez M. Stangerson et M. Robert
Darzac de venir me rejoindre dans le laboratoire, ainsi que le père
Jacques, et faites-moi amener aussi, par vos hommes, les deux
concierges.
Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut réuni dans
le laboratoire. Le chef de la Sûreté, qui venait d’arriver au
Glandier, nous rejoignit aussi dans ce moment. J’étais assis au
bureau de M. Stangerson, prêt au travail, quand M. de Marquet nous
tint ce petit discours, aussi original qu’inattendu :
- Si vous le
voulez, messieurs, disait-il, puisque les interrogatoires ne donnent
rien, nous allons abandonner, pour une fois, le vieux système des
interrogatoires. Je ne vous ferai point venir devant moi à tour de
rôle ; non. Nous resterons tous ici : M. Stangerson, M. Robert
Darzac, le père Jacques, les deux concierges, M. le chef de la
Sûreté, M. le greffier et moi ! Et nous serons là, tous, « au
même titre » ; les concierges voudront bien oublier un instant
qu’ils sont arrêtés. « Nous allons causer ! » Je vous ai fait
venir « pour causer ». Nous sommes sur les lieux du crime ; eh
bien, de quoi causerions-nous si nous ne causions pas du crime ?
Parlons-en donc ! Parlons-en ! Avec abondance, avec intelligence, ou
avec stupidité. Disons tout ce qui nous passera par la tête !
Parlons sans méthode, puisque la méthode ne nous réussit point.
J’adresse une fervente prière au dieu hasard, le hasard de nos
conceptions ! Commençons ! …
Sur quoi, en passant devant moi, il
me dit, à voix basse :
- Hein ! croyez-vous, quelle scène
! Auriez-vous imaginé ça, vous ? J’en ferai un petit acte pour le
Vaudeville.
Et il se frottait les mains avec jubilation. Je portai
les yeux sur M. Stangerson. L’espoir que devait faire naître en
lui le dernier bulletin des médecins qui avaient déclaré que Mlle
Stangerson pourrait survivre à ses blessures, n’avait pas effacé
de ce noble visage les marques de la plus grande douleur. Cet homme
avait cru sa fille morte, et il en était encore tout ravagé. Ses
yeux bleus si doux et si clairs étaient alors d’une infinie
tristesse.
J’avais eu l’occasion, plusieurs fois, dans des
cérémonies publiques, de voir M. Stangerson. J’avais été, dès
l’abord, frappé par son regard, si pur qu’il semblait celui d’un
enfant : regard de rêve, regard sublime et immatériel de
l’inventeur ou du fou. Dans ces cérémonies, derrière lui ou à
ses côtés, on voyait toujours sa fille, car ils ne se quittaient
jamais, disait-on, partageant les mêmes travaux depuis de longues
années.
Cette vierge, qui avait alors trente-cinq ans et qui en
paraissait à peine trente, consacrée tout entière à la science,
soulevait encore l’admiration par son impériale beauté, restée
intacte, sans une ride, victorieuse du temps et de l’amour. Qui
m’eût dit alors que je me trouverais, un jour prochain, au chevet
de son lit, avec mes paperasses, et que je la verrais, presque
expirante, nous raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus
mystérieux attentat que j’ai ouï de ma carrière ? Qui m’eût
dit que je me trouverais, comme cet après-midi-là, en face d’un
père désespéré cherchant en vain à s’expliquer comment
l’assassin de sa fille avait pu lui échapper ? À quoi sert donc
le travail silencieux, au fond de la retraite obscure des bois, s’il
ne vous garantit point de ces grandes catastrophes de la vie et de la
mort, réservées d’ordinaire à ceux d’entre les hommes qui
fréquentent les passions de la ville?
- Voyons ! monsieur
Stangerson, fit M. de Marquet, avec un peu d’importance ;
placez-vous exactement à l’endroit où vous étiez quand Mlle
Stangerson vous a quitté pour entrer dans sa chambre.
M.
Stangerson se leva et, se plaçant à cinquante centimètres de la
porte de la «Chambre Jaune», il dit d’une voix sans accent, sans
couleur, d’une voix que je qualifierai de morte :
- Je me trouvais
ici. Vers onze heures, après avoir procédé, sur les fourneaux du
laboratoire, à une courte expérience de chimie, j’avais fait
glisser mon bureau jusqu’ici, car le père Jacques, qui passa la
soirée à nettoyer quelques-uns de mes appareils, avait besoin de
toute la place qui se trouvait derrière moi. Ma fille travaillait au
même bureau que moi. Quand elle se leva, après m’avoir embrassé
et souhaité le bonsoir au père Jacques, elle dut, pour entrer dans
sa chambre, se glisser assez difficilement entre mon bureau et la
porte. C’est vous dire que j’étais bien près du lieu où le
crime allait se commettre.
– Et ce bureau ? interrompis-je,
obéissant, en me mêlant à cette « conversation », aux désirs
exprimés par mon chef, … et ce bureau, aussitôt que vous eûtes,
monsieur Stangerson, entendu crier : « À l’assassin ! » et
qu’eurent éclaté les coups de revolver… ce bureau, qu’est-il
devenu ?
Le père Jacques répondit :
- Nous l’avons rejeté
contre le mur, ici, à peu près où il est en ce moment, pour
pouvoir nous précipiter à l’aise sur la porte, m’sieur le
greffier…
Je suivis mon raisonnement, auquel, du reste, je
n’attachais qu’une importance de faible hypothèse :
-
Le bureau était si près de la chambre qu’un homme, sortant,
courbé, de la chambre et se glissant sous le bureau, aurait pu
passer inaperçu ?
– Vous oubliez toujours, interrompit M.
Stangerson, avec lassitude, que ma fille avait fermé sa porte à
clef et au verrou, que la porte est restée fermée, que nous sommes
restés à lutter contre cette porte dès l’instant où
l’assassinat commençait, que nous étions déjà sur la porte
alors que la lutte de l’assassin et de ma pauvre enfant continuait,
que les bruits de cette lutte nous parvenaient encore et que nous
entendions râler ma malheureuse fille sous l’étreinte des doigts
dont son cou a conservé la marque sanglante. Si rapide qu’ait été
l’attaque, nous avons été aussi rapides qu’elle et nous nous
sommes trouvés immédiatement derrière cette porte qui nous
séparait du drame.
Je me levai et allai à la porte que
j’examinai à nouveau avec le plus grand soin. Puis je me relevai
et fis un geste de découragement.
- Imaginez, dis-je, que le
panneau inférieur de cette porte ait pu être ouvert sans que la
porte ait été dans la nécessité de s’ouvrir, et le problème
serait résolu ! Mais, malheureusement, cette dernière hypothèse
est inadmissible, après l’examen de la porte. C’est une solide
et épaisse porte de chêne constituée de telle sorte qu’elle
forme un bloc inséparable… C’est très visible, malgré les
dégâts qui ont été causés par ceux qui l’ont enfoncée…
–
Oh ! fit le père Jacques… c’est une vieille et solide porte du
château qu’on a transportée ici… une porte comme on n’en fait
plus maintenant. Il nous a fallu cette barre de fer pour en avoir
raison, à quatre… car la concierge s’y était mise aussi, comme
une brave femme qu’elle est, m’sieur l’juge ! C’est tout de
même malheureux de les voir en prison, à c’t’heure !
Le père Jacques n’eut pas plutôt prononcé cette phrase de pitié
et de protestation que les pleurs et les jérémiades des deux
concierges recommencèrent. Je n’ai jamais vu de prévenus aussi
larmoyants. J’en étais profondément dégoûté1. Même en
admettant leur innocence, je ne comprenais pas que deux êtres
pussent à ce point manquer de caractère devant le malheur. Une
nette attitude, dans de pareils moments, vaut mieux que toutes les
larmes et que tous les désespoirs, lesquels, le plus souvent, sont
feints et hypocrites.
- Eh ! s’écria M. de Marquet, encore une
fois, assez de piailler comme ça ! et dites-nous, dans votre
intérêt, ce que vous faisiez, à l’heure où l’on assassinait
votre maîtresse, sous les fenêtres du pavillon ! Car vous étiez
tout près du pavillon quand le père Jacques vous a rencontrés…
–
Nous venions au secours ! gémirent-ils.
Et la femme, entre deux
hoquets, glapit :
- Ah ! si nous le tenions, l’assassin, nous lui
ferions passer le goût du pain ! …
Et nous ne pûmes, une fois
de plus, leur tirer deux phrases sensées de suite. Ils continuèrent
de nier avec acharnement, d’attester le bon Dieu et tous les saints
qu’ils étaient dans leur lit quand ils avaient entendu un coup de
revolver.
- Ce n’est pas un, mais deux coups qui ont été tirés.
Vous voyez bien que vous mentez. Si vous avez entendu l’un, vous
devez avoir entendu l’autre !
– Mon Dieu !
m’sieur le juge, nous n’avons entendu que le second. Nous
dormions encore bien sûr quand on a tiré le premier…
– Pour ça,
on en a tiré deux ! fit le père Jacques. Je suis sûr, moi, que
toutes les cartouches de mon revolver étaient intactes ; nous avons
retrouvé deux cartouches brûlées, deux balles, et nous avons
entendu deux coups de revolver, derrière la porte. N’est-ce pas,
monsieur Stangerson ?
– Oui, fit le professeur, deux coups de
revolver, un coup sourd d’abord, puis un coup éclatant.
–
Pourquoi continuez-vous à mentir ? s’écria M. de Marquet, se
retournant vers les concierges. Croyez-vous la police aussi bête que
vous ! Tout prouve que vous étiez dehors, près du pavillon, au
moment du drame. Qu’y faisiez-vous ? Vous ne voulez pas le dire ?
Votre silence atteste votre complicité ! Et, quant à moi, fit-il, en
se tournant vers M. Stangerson… quant à moi, je ne puis
m’expliquer la fuite de l’assassin que par l’aide apportée par
ces deux complices. Aussitôt que la porte a été défoncée,
pendant que vous, monsieur Stangerson, vous vous occupiez de votre
malheureuse enfant, le concierge et sa femme facilitaient la fuite du
misérable qui se glissait derrière eux, parvenait jusqu’à la
fenêtre du vestibule et sautait dans le parc. Le concierge refermait
la fenêtre et les volets derrière lui. Car, enfin, ces volets ne se
sont pas fermés tout seuls ! Voilà ce que j’ai trouvé… Si
quelqu’un a imaginé autre chose, qu’il le dise ! …
M.
Stangerson intervint :
- C’est impossible ! Je ne crois pas à la
culpabilité ni à la complicité de mes concierges, bien que je ne
comprenne pas ce qu’ils faisaient dans le parc à cette heure
avancée de la nuit. Je dis : c’est impossible ! parce que la
concierge tenait la lampe et n’a pas bougé du seuil de la chambre
; parce que, moi, sitôt la porte défoncée, je me mis à genoux
près du corps de mon enfant,et qu’il était impossible
que l’on sortît ou que l’on entrât de cette chambre par cette
porte sans enjamber le corps de ma fille et sans me bousculer, moi !
C’est impossible, parce que le père Jacques et le concierge n’ont
eu qu’à jeter un regard dans cette chambre et sous le lit, comme
je l’ai fait en entrant, pour voir qu’il n’y avait plus
personne, dans la chambre, que ma fille à l’agonie.
– Que
pensez-vous, vous, monsieur Darzac, qui n’avez encore rien dit ?
demanda le juge.
M. Darzac répondit qu’il ne pensait rien.
- Et
vous, monsieur le chef de la Sûreté ?
M. Dax, le chef de la
Sûreté, avait jusqu’alors uniquement écouté et examiné les
lieux. Il daigna enfin desserrer les dents :
- Il faudrait, en
attendant que l’on trouve le criminel, découvrir le mobile du
crime. Cela nous avancerait un peu, fit-il.
– Monsieur le chef de
la Sûreté, le crime apparaît bassement passionnel, répliqua M. de
Marquet. Les traces laissées par l’assassin, le mouchoir grossier
et le béret ignoble nous portent à croire que l’assassin
n’appartenait point à une classe de la société très élevée.
Les concierges pourraient peut-être nous renseigner là dessus …
- Le chef de la Sûreté continua, se tournant vers M. Stangerson et
sur ce ton froid qui est la marque, selon moi, des solides
intelligences et des caractères fortement trempés. Mlle
Stangerson ne devait-elle pas prochainement se marier
Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac.
- Avec mon ami que j’eusse été heureux d’appeler mon fils… avec M. Robert Darzac…
– Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettra rapidement de ses blessures. C’est un mariage simplement retardé, n’est-ce pas, monsieur ? insista le chef de la Sûreté.
– Je l’espère.
– Comment ! Vous n’en êtes pas sûr ?
M. Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agité, ce que je vis à un tremblement de sa main sur sa chaîne de montre, car rien ne m’échappe. M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand il était embarrassé.
- Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il, que, dans une affaire aussi embrouillée, nous ne pouvons rien négliger ; que nous devons tout savoir, même la plus petite, la plus futile chose se rapportant à la victime… le renseignement, en apparence, le plus insignifiant… Qu’est-ce donc qui vous a fait croire que, dans la quasi-certitude, où nous sommes maintenant, que Mlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne pas avoir lieu ? Vous avez dit : « j’espère. » Cette espérance m’apparaît comme un doute. Pourquoi doutez-vous ?
M. Stangerson fit un visible effort sur lui-même :
- Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avez raison. Il vaut mieux que vous sachiez une chose qui semblerait avoir de l’importance si je vous la cachais. M. Robert Darzac sera, du reste, de mon avis.
M. Darzac, dont la pâleur, à ce moment, me parut tout à fait anormale, fit signe qu’il était de l’avis du professeur. Pour moi, si M. Darzac ne répondait que par signe, c’est qu’il était incapable de prononcer un mot.
- Sachez donc, monsieur le chef de la Sûreté, continua M. Stangerson, que ma fille avait juré de ne jamais me quitter et tenait son serment malgré toutes mes prières, car j’essayai plusieurs fois de la décider au mariage, comme c’était mon devoir. Nous connûmes M. Robert Darzac de longues années. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire, un moment, qu’il en était aimé, puisque j’eus la joie récente d’apprendre de la bouche même de ma fille qu’elle consentait enfin à un mariage que j’appelais de tous mes vœux. Je suis d’un grand âge, monsieur, et ce fut une heure bénie que celle où je connus enfin qu’après moi Mlle Stangerson aurait à ses côtés, pour l’aimer et continuer nos travaux communs, un être que j’aime et que j’estime pour son grand cœur et pour sa science. Or, monsieur le chef de la Sûreté, deux jours avant le crime, par je ne sais quel retour de sa volonté, ma fille m’a déclaré qu’elle n’épouserait pas M. Robert Darzac.
Il y eut ici un silence pesant. La minute était grave. M Dax reprit :
- Et Mlle Stangerson ne vous a donné aucune explication, ne vous a point dit pour quel motif ? …
– Elle m’a dit qu’elle était trop vieille maintenant pour se marier… qu’elle avait attendu trop longtemps… qu’elle avait bien réfléchi… qu’elle estimait et même qu’elle aimait M. Robert Darzac… mais qu’il valait mieux que les choses en restassent là… que l’on continuerait le passé… qu’elle serait heureuse même de voir les liens de pure amitié qui nous attachaient à M. Robert Darzac nous unir d’une façon encore plus étroite, mais qu’il fût bien entendu qu’on ne lui parlerait jamais plus de mariage.
– Voilà qui est étrange ! murmura M Dax. – Étrange, répéta M. de Marquet.
M. Stangerson, avec un pâle et glacé sourire, dit :
- Ce n’est point de ce côté, monsieur, que vous trouverez le mobile du crime.
M Dax :
- En tout cas, fit-il d’une voix impatiente, le mobile n’est pas le vol !
– Oh ! nous en sommes sûrs !, s’écria le juge d’instruction.
Demain ch. 11 "Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la Chambre Jaune." 2ème partie
Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac.
- Avec mon ami que j’eusse été heureux d’appeler mon fils… avec M. Robert Darzac…
– Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettra rapidement de ses blessures. C’est un mariage simplement retardé, n’est-ce pas, monsieur ? insista le chef de la Sûreté.
– Je l’espère.
– Comment ! Vous n’en êtes pas sûr ?
M. Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agité, ce que je vis à un tremblement de sa main sur sa chaîne de montre, car rien ne m’échappe. M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand il était embarrassé.
- Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il, que, dans une affaire aussi embrouillée, nous ne pouvons rien négliger ; que nous devons tout savoir, même la plus petite, la plus futile chose se rapportant à la victime… le renseignement, en apparence, le plus insignifiant… Qu’est-ce donc qui vous a fait croire que, dans la quasi-certitude, où nous sommes maintenant, que Mlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne pas avoir lieu ? Vous avez dit : « j’espère. » Cette espérance m’apparaît comme un doute. Pourquoi doutez-vous ?
M. Stangerson fit un visible effort sur lui-même :
- Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avez raison. Il vaut mieux que vous sachiez une chose qui semblerait avoir de l’importance si je vous la cachais. M. Robert Darzac sera, du reste, de mon avis.
M. Darzac, dont la pâleur, à ce moment, me parut tout à fait anormale, fit signe qu’il était de l’avis du professeur. Pour moi, si M. Darzac ne répondait que par signe, c’est qu’il était incapable de prononcer un mot.
- Sachez donc, monsieur le chef de la Sûreté, continua M. Stangerson, que ma fille avait juré de ne jamais me quitter et tenait son serment malgré toutes mes prières, car j’essayai plusieurs fois de la décider au mariage, comme c’était mon devoir. Nous connûmes M. Robert Darzac de longues années. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire, un moment, qu’il en était aimé, puisque j’eus la joie récente d’apprendre de la bouche même de ma fille qu’elle consentait enfin à un mariage que j’appelais de tous mes vœux. Je suis d’un grand âge, monsieur, et ce fut une heure bénie que celle où je connus enfin qu’après moi Mlle Stangerson aurait à ses côtés, pour l’aimer et continuer nos travaux communs, un être que j’aime et que j’estime pour son grand cœur et pour sa science. Or, monsieur le chef de la Sûreté, deux jours avant le crime, par je ne sais quel retour de sa volonté, ma fille m’a déclaré qu’elle n’épouserait pas M. Robert Darzac.
Il y eut ici un silence pesant. La minute était grave. M Dax reprit :
- Et Mlle Stangerson ne vous a donné aucune explication, ne vous a point dit pour quel motif ? …
– Elle m’a dit qu’elle était trop vieille maintenant pour se marier… qu’elle avait attendu trop longtemps… qu’elle avait bien réfléchi… qu’elle estimait et même qu’elle aimait M. Robert Darzac… mais qu’il valait mieux que les choses en restassent là… que l’on continuerait le passé… qu’elle serait heureuse même de voir les liens de pure amitié qui nous attachaient à M. Robert Darzac nous unir d’une façon encore plus étroite, mais qu’il fût bien entendu qu’on ne lui parlerait jamais plus de mariage.
– Voilà qui est étrange ! murmura M Dax. – Étrange, répéta M. de Marquet.
M. Stangerson, avec un pâle et glacé sourire, dit :
- Ce n’est point de ce côté, monsieur, que vous trouverez le mobile du crime.
M Dax :
- En tout cas, fit-il d’une voix impatiente, le mobile n’est pas le vol !
– Oh ! nous en sommes sûrs !, s’écria le juge d’instruction.
Demain ch. 11 "Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la Chambre Jaune." 2ème partie
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire