mercredi 5 juin 2019

Les rois maudits - La louve de France - 4ème partie - ch 7 - La couronne de foin


VII 
LA COURONNE DE FOIN 



  Une aurore presque rouge incendiait l’horizon derrière les collines du Costwold. 
  — Le soleil va bientôt poindre, sir John, dit Thomas Gournay, l’un des deux cavaliers qui marchaient en tête de l’escorte. 
  — Oui, le soleil va poindre, sir Thomas, et nous ne sommes point encore arrivés à notre étape, répondit John Maltravers qui cheminait à côté de lui, au botte à botte. 
  — Quand le jour sera venu, les gens pourraient bien reconnaître qui nous conduisons, reprit le premier. 
  — Cela se pourrait, en effet, mon compagnon, et c’est juste ce qu’il nous faut éviter. 
  Ces paroles étaient échangées d’une voix haute, forcée, afin que le prisonnier qui suivait les entendît bien. La veille, sir Thomas Gournay était arrivé à Berkeley, ayant traversé la moitié de l’Angleterre pour porter depuis York, à John Maltravers, les nouveaux ordres de Roger Mortimer concernant la garde du roi déchu. 
  Gournay était un homme de physique peu avenant ; il avait le nez court et camard, les crocs inférieurs plus longs que les autres dents, la peau rose, tachetée, piquetée de poils roux comme le cuir d’une truie ; ses cheveux trop abondants se tordaient, pareils à des copeaux de cuivre, sous le bord de son chapeau de fer. Pour seconder Thomas Gournay, et aussi pour le surveiller un peu, Mortimer lui avait adjoint Ogle, l’ancien barbier de la tour de Londres. 
  Au soir tombant, à l’heure où les paysans avaient déjà avalé leur soupe, la petite troupe quittant Berkeley s’était dirigée vers le sud à travers une campagne silencieuse et des villages endormis. Maltravers et Gournay chevauchaient en tête. Le roi allait encadré par une dizaine de soldats que commandait un officier subalterne du nom de Towurlee. 
  Colosse à petit front et d’une intelligence parcimonieusement mesurée, Towurlee était un homme obéissant, bien utile pour les tâches qui réclamaient à la fois de la force et qu’on les exécutât en se posant un minimum de questions. 
  Ogle fermait la marche, en compagnie du moine Guillaume, lequel n’avait pas été choisi parmi les meilleurs de son couvent. Mais on pouvait avoir besoin de lui pour une extrême-onction. Toute la nuit, l’ancien roi avait cherché vainement à deviner où on le conduisait. À présent, le jour paraissait. 
  — Que faire, sir Thomas, pour qu’on ne puisse point reconnaître un homme ? reprit sentencieusement Maltravers. 
  — Lui changer le visage, sir John, je ne vois que cela, répondit Gournay. 
  — Il faudrait le barbouiller de goudron, ou bien de suie. 
  — Ainsi les paysans croiraient que c’est un Maure que nous accompagnons. 
  — Par malchance, nous n’avons pas de goudron. — Alors, on pourrait le raser, dit Thomas Gournay en appuyant sa proposition d’un lourd clin d’œil. 
  — Ah ! voici la bonne idée, mon compagnon ! D’autant que nous avons un barbier dans notre suite. Le Ciel nous vient en aide. Ogle, Ogle, approche donc !… As-tu ton bassin, tes rasoirs ? 
  — Je les ai, sir John, pour vous servir, répondit Ogle en rejoignant les deux chevaliers. 
  — Alors arrêtons-nous ici. Je vois un peu d’eau qui court dans ce ruisseau. 
  Tout cela était, depuis la veille, concerté. La petite colonne fit halte. Gournay et Ogle mirent pied à terre. Gournay avait les épaules larges, les jambes très courtes et arquées. Ogle étendit une toile sur l’herbe du talus, y disposa ses ustensiles et se mit à aiguiser un rasoir, lentement, en regardant l’ancien roi. 
  — Que voulez-vous de moi ? Qu’allez-vous me faire ? demanda Édouard II d’une voix angoissée. 
  — Nous voulons que tu descendes de ton destrier, noble Sire, afin que nous te fassions un autre visage. Voilà justement un bon trône pour toi, dit Thomas Gournay en désignant une taupinière qu’il écrasa du talon de sa botte. Allons ! Assieds-toi. 
  Édouard obéit. Comme il hésitait un peu, Gournay le poussa à la renverse, et les soldats d’escorte éclatèrent de rire. 
  — En rond, vous autres, leur dit Gournay. 
  Ils se disposèrent en cercle, et le colosse Towurlee se plaça derrière le roi afin de lui peser sur les épaules, s’il en était besoin. L’eau du ruisseau était glacée qu’alla puiser Ogle. 
  — Mouille-lui la face, dit Gournay. 
  Le barbier lança tout le contenu du bassin, d’un coup, à la face du roi. Puis il commença de passer le rasoir sur les joues, sans précaution. Les touffes blondes tombaient dans l’herbe. Maltravers était resté à cheval. Les mains appuyées au pommeau, les cheveux lui pendant sur les oreilles, il suivait l’opération en y prenant un évident plaisir. Entre deux coups de rasoir, Édouard s’écria : 
  — Vous me faites trop souffrir ! Ne pourriez-vous au moins me mouiller d’eau chaude ? 
  — De l’eau chaude ? s’écria Gournay. Voyez donc le délicat. 
  Et Ogle rapprochant sa face ronde et blanchâtre du visage du roi lui souffla de tout près : 
  — Et my Lord Mortimer, quand il était à la tour de Londres, faisait-on chauffer l’eau de son bassin ? 
  Puis il reprit sa tâche, à grands coups de lame. Le sang perlait sur la peau. De douleur, Édouard se mit à pleurer. 
  — Ah ! voyez l’habile homme, s’écria Maltravers ; il a trouvé le moyen d’avoir quand même de l’eau chaude sur les joues. 
  — Je rase également les cheveux, sir Thomas ? demanda Ogle. 
  — Certes, certes, les cheveux aussi, répondit Gournay. 
  Le rasoir fit tomber les mèches depuis le front jusqu’à la nuque. Au bout d’une dizaine de minutes, Ogle tendit à son patient un miroir d’étain, et l’ancien souverain d’Angleterre y découvrit avec stupéfaction sa face véritable, enfantine et vieillotte à la fois, sous le crâne nu, étroit et allongé. Le long menton ne cachait plus sa faiblesse. Édouard se sentait dépouillé, ridicule, comme un chien tondu. 
  — Je ne me reconnais pas, dit-il. 
  Les hommes qui l’entouraient se remirent à rire. 
  — Ah ! voilà qui est bien ! dit Maltravers du haut de son cheval. Si toi-même tu ne te reconnais pas, ceux qui pourraient te rechercher te reconnaîtront encore moins. Voilà ce qu’on gagne à vouloir s’évader. 
  Car telle était la raison de ce déplacement. Quelques seigneurs gallois, sous la conduite d’un des leurs, Rhys ap Gruffyd, avaient organisé, pour délivrer le roi déchu, une conspiration dont Mortimer avait été prévenu. Dans le même temps, Édouard, profitant d’une négligence de Thomas de Berkeley, s’était enfui un matin de sa prison. Maltravers, aussitôt parti en chasse, l’avait rattrapé au milieu de la forêt courant vers l’eau comme un cerf forcé. 
  L’ancien roi cherchait à gagner l’embouchure de la Severn dans l’espoir d’y trouver une embarcation. À présent, Maltravers se vengeait ; mais dans l’instant, il avait eu chaud. 
  — Debout, Sire roi ; il est temps de te remettre en selle, dit-il. 
  — Où nous arrêterons-nous ? demanda Édouard. — Là où nous serons sûrs que tu ne pourras point rencontrer d’amis. Et ton sommeil ne sera point troublé. Fais-nous confiance pour veiller sur toi. 
  Le voyage dura ainsi presque une semaine. On cheminait de nuit, on se reposait le jour, soit dans un manoir dont on était sûr, soit même dans quelque abri des champs, quelque grange écartée. À la cinquième aurore, Édouard vit se profiler une immense forteresse grise, dressée sur une colline. L’air de la mer, plus frais, plus humide, un peu salé, arrivait par bouffées. 
  — Mais c’est Corfe ! dit Edouard. Est-ce là que vous me conduisez ? 
  — Certes, c’est Corfe, dit Thomas de Gournay. Tu connais bien les châteaux de ton royaume, à ce qu’il semble. 
  Un grand cri d’effroi s’échappa des lèvres d’Édouard. Son astrologue, jadis, lui avait conseillé de ne jamais s’arrêter à Corfe, parce qu’un séjour dans ce lieu lui serait fatal. Aussi, dans ses déplacements dans le Dorset et le Devonshire, Édouard II s’était approché de Corfe à plusieurs reprises, mais en refusant obstinément d’y pénétrer. 
  Le château de Corfe était plus ancien, plus grand, plus sinistre que Kenilworth. Son donjon géant dominait tout le pays d’alentour, toute la péninsule de Purbeck. Certaines de ses fortifications dataient d’avant la Conquête normande. Il avait été souvent utilisé comme prison, par Jean sans Terre notamment qui, cent vingt ans plus tôt, avait ordonné d’y laisser mourir de faim vingt-deux chevaliers français. Corfe semblait une construction vouée au crime. La superstition tragique qui l’entourait remontait au meurtre d’un garçon de quinze ans, le roi Édouard surnommé le Martyr, l’autre Édouard II, celui de la dynastie saxonne, avant l’an mille. 
  La légende de cet assassinat demeurait vivace dans le pays. Édouard le Saxon, fils du roi Edgar auquel il avait succédé, était haï de sa belle-mère, la reine Elfrida, seconde épouse de son père. Un jour qu’il rentrait à cheval de la chasse et tandis que, fort échauffé, il portait à ses lèvres une corne de vin, la reine Elfrida lui enfonça un poignard dans le dos. Affolé de douleur, il éperonna son cheval qui partit droit vers la forêt. Le jeune roi, perdant son sang, chut bientôt de sa selle ; mais son pied s’étant coincé dans l’étrier, la monture le traîna encore sur une grande distance, lui fracassant la tête contre les arbres. Des paysans, en suivant les traces de sang laissées dans la forêt, retrouvèrent son corps et l’inhumèrent en cachette. La tombe s’étant mise à produire des miracles, Édouard avait été plus tard canonisé. 
  Même nom, même chiffre dans l’autre dynastie ; ce rapprochement, rendu plus inquiétant encore par la prédiction de l’astrologue, pouvait bien faire trembler le roi prisonnier. Corfe allait-il voir la mort du second Édouard II ? 
  — Pour ton entrée dans cette belle citadelle, il te faut coiffer d’une couronne, mon noble Sire, dit Maltravers. Towurlee, va donc ramasser un peu de foin dans ce champ ! 
  De la brassée d’herbe sèche que rapporta le colosse, Maltravers confectionna une couronne et la planta sur le crâne rasé du roi. Les barbes du foin s’enfoncèrent dans la peau. 
  — Avance, à présent, et pardonne-nous de n’avoir point de trompettes ! 
  Un profond fossé, une enceinte, un pont-levis entre deux grosses tours rondes, une colline verte à escalader, un autre fossé, une autre porte, une autre herse, et au-delà encore des pentes herbues : en se retournant on pouvait voir les petites maisons du village, aux toits faits de pierres plates et grises posées comme des tuiles. 
  — Avance donc ! cria Maltravers en donnant à Édouard un coup de poing dans les reins. 
  La couronne de foin vacilla. Les chevaux progressaient à présent dans des couloirs étroits, tortueux, pavés de galets ronds, entre d’énormes, d’hallucinantes murailles au sommet desquelles les corbeaux, perchés côte à côte, frise noire bordant la pierre grise, regardaient, à cinquante pieds sous eux, passer la colonne. 
  Le roi Édouard II était certain qu’on allait le tuer. Mais il existe bien des manières de faire mourir un homme. Thomas Gournay et John Maltravers n’avaient pas ordre exprès de l’assassiner, mais plutôt de l’anéantir. Ils choisirent donc la manière lente. Deux fois le jour, d’affreuses bouillies de seigle étaient servies à l’ancien souverain, tandis que ses gardiens s’empiffraient devant lui de toutes sortes de victuailles. Et pourtant, à cette infecte nourriture comme aux moqueries et aux coups dont on le gratifiait, le prisonnier résistait. Il était singulièrement robuste de corps et même d’esprit. D’autres à sa place eussent facilement perdu la raison : lui se contentait de gémir. Mais ses gémissements mêmes témoignaient de son bon sens. 
  — Mes péchés sont-ils si lourds qu’ils ne méritent ni pitié ni assistance ? Avez-vous perdu toute charité chrétienne, toute bonté ? disait-il à ses geôliers. Si je ne suis plus un souverain, je demeure pourtant père et époux ; comment puis-je faire encore peur à ma femme et à mes enfants ? Ne sont-ils pas suffisamment satisfaits d’avoir pris tout ce qui m’appartenait ? 
  — Et que te plains-tu, Sire roi, de ton épouse ? Madame la reine ne t’a-t-elle pas envoyé de beaux vêtements, et de douces lettres que nous t’avons lues ? 
  — Fourbes, fourbes, répondait Édouard, vous m’avez montré les vêtements mais vous ne me les avez point donnés, et vous me laissez pourrir dans cette mauvaise robe. Et les lettres, pourquoi cette méchante femme les a-t-elle envoyées, sinon pour pouvoir feindre qu’elle m’a témoigné de la compassion. C’est elle, c’est elle avec le méchant Mortimer qui vous donne les ordres de me tourmenter ! Sans elle et sans ce traître, mes enfants, j’en suis sûr, accourraient m’embrasser ! 
  — La reine ton épouse et tes enfants, répondait Maltravers, ont trop peur de ta cruelle nature. Ils ont trop subi tes méfaits et ta fureur pour désirer t’approcher. 
  — Parlez, mauvais, parlez, disait le roi. Un temps viendra où les tourments qui me sont infligés seront vengés. 
  Et il se mettait à pleurer, son menton nu enfoui dans ses bras. Il pleurait, mais il ne mourait point. Gournay et Maltravers s’ennuyaient à Corfe, car tous les plaisirs s’épuisent, même ceux qu’on prend à torturer un roi. Et puis Maltravers avait laissé sa femme Eva à Berkeley, auprès de son beau-frère ; et puis, dans la région de Corfe, on commençait à savoir que le roi détrôné était détenu là. 
  Alors, après échange de messages avec Mortimer, on décida de ramener Édouard à Berkeley. Lorsque, encadré de la même escorte, il repassa, un peu plus maigre seulement et un peu plus voûté, les grosses herses, les ponts-levis, les deux enceintes, le roi Édouard II, si malheureux qu’il fût, éprouva un immense soulagement et comme le sentiment de la délivrance. Son astrologue avait menti.

Demain ‘’La louve de France’’ 4ème partie ch. 8 ‘’Bonum est’’

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