jeudi 6 juin 2019

Les rois maudits - La louve de France - 4ème partie - ch 8 - Bonum est


VIII
BONUM EST 


 
  La reine Isabelle était déjà au lit, ses deux nattes d’or tombant sur sa poitrine. Roger Mortimer entra, sans se faire annoncer, ainsi qu’il en avait le privilège. À l’expression de son visage, la reine sut de quel sujet il allait lui parler, lui reparler plutôt. 
  — J’ai reçu nouvelles de Berkeley, dit-il d’un ton qui se voulait calme et détaché. 
  Isabelle ne répondit pas. La fenêtre était entrouverte sur la nuit de septembre. Mortimer alla l’ouvrir tout à fait et resta un moment à contempler la ville de Lincoln, vaste et tassée, encore piquetée de quelques lumières, et qui s’étendait au-dessous du château. Lincoln était en importance la quatrième ville du royaume après Londres, Winchester et York. L’un des morceaux du corps de Hugh Le Despenser le Jeune y avait été expédié dix mois auparavant. La cour, arrivant du Yorkshire, venait de s’y installer depuis une semaine. 
  Isabelle regardait les hautes épaules de Mortimer et sa nuque couverte de cheveux en rouleaux se découper, ombre sur le ciel nocturne, dans l’encadrement de la fenêtre. Dans ce moment précis, elle ne l’aimait pas. 
  — Votre époux paraît s’obstiner à vivre, reprit Mortimer en se retournant, et cette vie met en péril la paix du royaume. On continue de conspirer pour sa délivrance dans les manoirs de Galles. Les dominicains ont le front de prêcher en sa faveur jusques à Londres même, où les troubles qui nous ont inquiétés en juillet pourraient bien se renouveler. Édouard n’est guère dangereux par lui-même, je vous l’accorde, mais il est prétexte à l’agitation de nos ennemis. Veuillez enfin, je vous prie, émettre cet ordre que je vous conseille et sans lequel il n’y aura point de sécurité ni pour vous ni pour votre fils. 
  Isabelle eut un soupir de lassitude excédée. Que ne donnait-il lui-même cet ordre ? Que ne prenait-il la décision à son compte, lui qui faisait la pluie et le soleil dans le royaume ? 
  — Gentil Mortimer, dit-elle calmement, je vous ai déjà répondu qu’on n’obtiendrait point cet ordre de moi. 
  Roger Mortimer ferma la fenêtre ; il craignait de s’emporter. 
  — Mais pourquoi, à la parfin, dit-il, avoir subi tant d’épreuves et couru si grands risques pour devenir à présent l’ennemie de votre propre sûreté ? 
  Elle secoua la tête et répondit : 
  — Je ne puis. J’aime mieux courir tous les hasards que d’en venir à cette issue. Je t’en prie, Roger, ne souillons pas nos mains de ce sang-là. 
  Mortimer eut un ricanement bref. 
  — D’où te vient, répliqua-t-il, ce soudain respect du sang de tes ennemis ? Le sang du comte d’Arundel, le sang des Despensers, le sang de Baldock, tout ce sang-là qui coulait sur les places des villes, tu n’en as pas détourné les yeux. J’avais même cru, certaines nuits, que le sang te plaisait assez. Et lui, le cher Sire, n’a-t-il pas les mains plus rouges que les nôtres pourront jamais l’être ? N’aurait-il pas volontiers versé mon sang et le tien, si nous lui en avions laissé le loisir ? Il ne faut pas être roi, Isabelle, si l’on a peur du sang, il ne faut pas être reine ; il faut se retirer dans quelque couvent, sous un voile de nonne, et n’avoir ni amour ni pouvoir ! 
  Ils s’affrontèrent un moment du regard. Les prunelles couleur de silex brillaient trop fort sous les sourcils épais, à la lueur des chandelles ; la cicatrice blanche ourlait une lèvre au dessin trop cruel. Isabelle fut la première à baisser les yeux. 
  — Rappelle-toi, Mortimer, qu’il t’a fait grâce autrefois, dit-elle. Il doit penser à présent que s’il n’avait pas cédé aux prières des barons, des évêques, à mes propres prières, et t’avait fait décapiter comme il en a ordonné de Thomas de Lancastre… 
  — Non point, non point, je m’en souviens, et justement je ne voudrais pas avoir à connaître un jour des regrets semblables aux siens. Je trouve cette compassion que tu lui portes bien étrange et bien obstinée. 
  Il prit un temps. 
  — L’aimes-tu donc encore ? ajouta-t-il. Je ne vois point d’autre raison. 
  Elle haussa les épaules. 
  — C’est donc pour cela, dit-elle, pour que je te fournisse une preuve de plus ! Cette fureur de jaloux ne s’éteindra donc jamais en toi ? Ne t’ai-je pas assez montré devant tout le royaume de France, et tout celui d’Angleterre, et devant mon fils même, que je n’avais au cœur d’autre amour que le tien ? Mais que me faut-il faire ? 
  — Ce que je te demande, et rien d’autre. Mais je vois que tu ne veux pas t’y résoudre. Je vois que la croix que tu te fis au cœur, devant moi, et qui devait nous allier en tout, et ne nous donner qu’une volonté, n’était pour toi que simulacre. Je vois bien que le destin m’a fait engager ma foi à une créature faible ! 
  Oui, un jaloux, voilà ce qu’il était ! Régent tout-puissant, nommant aux emplois, gouvernant le jeune roi, vivant conjugalement avec la reine, et ceci aux yeux de tous les barons, Mortimer demeurait un jaloux !… 
  « Mais a-t-il complètement tort de l’être ? » pensa soudain Isabelle. Le danger de toute jalousie est de forcer celui qui en est l’objet à rechercher en lui-même s’il n’y a pas motif aux reproches qu’on lui adresse. Ainsi s’éclairent certains sentiments auxquels on n’avait pas pris garde… Comme c’était étrange ! Isabelle était sûre de haïr Édouard autant que femme pouvait ; elle ne songeait à lui qu’avec mépris, dégoût et rancune à la fois. Et pourtant… Et pourtant le souvenir des anneaux échangés, du couronnement, des maternités, les souvenirs qu’elle gardait non pas de lui, mais d’elle-même, le souvenir simplement d’avoir cru qu’elle l’aimait, c’était tout cela qui la retenait à présent. Il lui semblait impossible d’ordonner la mort du père des enfants qu’elle avait mis au monde… 
  « Et ils m’appellent la Louve de France ! » Le saint n’est jamais aussi saint, ni le cruel jamais aussi complètement cruel que les autres le croient. Et puis Édouard, même déchu, était un roi. Qu’on l’eût dépossédé, dépouillé, emprisonné, n’empêchait pas qu’il fût personne royale. Et Isabelle était reine elle-même, et formée à l’être. Toute son enfance, elle avait eu l’exemple de la vraie majesté royale, incarnée dans un homme qui, par le sang et le sacre, se savait au-dessus de tous les autres hommes, et se faisait connaître pour tel. 
  Attenter à la vie d’un sujet, fût-il le plus grand seigneur du royaume, n’était jamais qu’un crime. Mais l’acte de supprimer une vie royale comportait un sacrilège et la négation du caractère sacerdotal, divin, dont les souverains étaient investis. 
  — Et cela, Mortimer, tu ne peux le comprendre, car tu n’es pas roi, et tu n’es pas né d’un roi. 
  Elle s’aperçut, trop tard, qu’elle venait de penser tout haut. Le baron des Marches, le descendant du compagnon de Guillaume le Conquérant, le Grand Juge du Pays de Galles, prit rudement le coup. Il recula de deux pas, s’inclina. 
  — Je ne pense pas que ce soit un roi, Madame, qui vous ait rendu votre trône ; mais il paraît que c’est perdre son temps que d’attendre que vous en conveniez. Comme de vous rappeler que je descends des rois de Danemark qui n’ont pas dédaigné de donner l’une de leurs filles à mon aïeul le premier Roger Mortimer. Mes efforts pour vous m’ont acquis peu de mérite. Laissez donc vos ennemis délivrer votre royal époux, ou bien, même, allez lui rendre la liberté de vos propres mains. Votre puissant frère de France ne manquera pas alors de vous protéger, comme il le fit si bien quand vous eûtes à fuir, soutenue par moi en votre selle, vers le Hainaut. Mortimer, lui, n’étant point roi, et sa vie de la sorte n’étant pas protégée contre une mésaventure de la fortune, s’en va, Madame, chercher refuge ailleurs avant qu’il soit trop tard, hors d’un royaume dont la reine l’aime si peu qu’il ne se sent plus rien à y faire. 
  Sur quoi il gagna la porte. Il était contrôlé dans sa colère ; il ne fit point battre le vantail de chêne mais le repoussa lentement, et ses pas décrurent. Isabelle connaissait assez l’orgueilleux Mortimer pour savoir qu’il ne reviendrait pas. Elle bondit hors du lit, courut en chemise à travers les couloirs du château, rattrapa Mortimer, le saisit par ses vêtements, se pendit à ses bras. 
  — Demeure, demeure, gentil Mortimer, je t’en supplie ! s’écria-t-elle sans se soucier qu’on l’entendît. Je ne suis qu’une femme, j’ai besoin de ton conseil et de ton appui ! Demeure ! demeure, de grâce, et agis ainsi que tu crois. Elle était en larmes et s’appuyait, se blottissait contre ce torse, ce cœur sans lesquels elle ne pouvait vivre. 
  — Je veux ce que tu veux ! dit-elle encore. 
  Les serviteurs, attirés par le bruit, étaient apparus et tout aussitôt se dissimulaient, gênés d’être témoins de cette querelle d’amants. 
  — Tu veux vraiment ce que je veux ? demanda-t-il en prenant le visage de la reine entre ses mains. Alors ! Gardes ! cria-t-il. Qu’on aille me quérir aussitôt Monseigneur Orleton. 
  Depuis quelques mois Mortimer et Adam Orleton se battaient froid. Leur brouille stupide avait pour cause cet évêché de Worcester attribué à Orleton par le pape, tandis que Mortimer le promettait à un autre candidat. Que Mortimer n’avait-il su que son ami souhaitait cet évêché ! Mais à présent, sa parole engagée, il ne voulait plus se dédire. Le Parlement, saisi de la question, à York, avait décrété la confiscation des revenus du diocèse de Worcester… Orleton, qui donc n’était plus évêque de Hereford et ne l’était pas non plus de Worcester, jugeait bien ingrat l’homme qu’il avait fait évader de la Tour. L’affaire demeurait en débat, et Orleton continuait de suivre la cour dans ses déplacements. « Mortimer, quelque jour, aura de nouveau besoin de moi, se disait-il, et alors il cédera. » 
  Ce jour, ou plutôt cette nuit, était arrivé. Orleton le comprit aussitôt qu’il eut pénétré dans la chambre de la reine. Isabelle, recouchée, gardait des traces de larmes sur le visage. Mortimer marchait à grands pas autour du lit. Pour qu’on se gênât si peu devant le prélat, il fallait que l’affaire fût grave ! 
  — Madame la reine, déclara Mortimer, considère avec raison, à cause des menées que vous savez, que la vie de son époux met en péril la paix du royaume, et elle s’inquiète que Dieu tarde tant à le rappeler à lui. 
  Adam Orleton regarda Isabelle, Isabelle regarda Mortimer, puis ramena les yeux vers l’évêque et fit un signe d’assentiment. Orleton eut un bref sourire, non de cruauté, ni même vraiment d’ironie, plutôt une expression de pudique tristesse. 
  — Madame la reine se voit placée devant le grand problème qui se pose toujours à ceux qui ont la charge des États, répondit-il. Faut-il, pour ne point détruire une seule vie, risquer d’en faire périr beaucoup d’autres ? 
  Mortimer se tourna vers Isabelle, et dit : 
  — Vous entendez ! 
  Il était fort satisfait de l’appui que lui portait l’évêque et regrettait simplement de ne pas avoir trouvé lui-même cet argument. 
  — C’est de la sauvegarde des peuples qu’il s’agit là, reprit Orleton, et c’est à nous, évêques, qu’on s’adresse pour éclairer les volontés divines. Certes, les Saints Commandements nous interdisent de hâter toute fin. Mais les rois ne sont pas hommes ordinaires, et ils s’exceptent eux-mêmes des Commandements lorsqu’ils condamnent à mort leurs sujets… Je croyais toutefois, my Lord, que les gardiens que vous avez nommés autour du roi déchu allaient vous épargner de vous poser ces questions. 
  — Les gardiens paraissent avoir épuisé leurs ressources, répondit Mortimer. Et ils n’agiront pas plus avant sans avoir reçu des instructions écrites. 
  Orleton hocha la tête, mais ne répondit point. 
  — Or un ordre écrit, poursuivit Mortimer, peut tomber en d’autres mains que celles auxquelles il est destiné ; il peut également fournir une arme à ceux qui ont à l’exécuter contre ceux qui le donnent. Me comprenez-vous ? 
  Orleton sourit à nouveau. Le prenait-on pour un niais ? 
  — En d’autres mots, my Lord, dit-il, vous voudriez envoyer l’ordre et ne pas l’envoyer. 
  — Je voudrais plutôt envoyer un ordre qui soit clair pour ceux qui doivent l’entendre, et qui demeure obscur à ceux qui le doivent ignorer. C’est là-dessus que je veux me consulter avec vous qui êtes homme de ressources, si vous consentez à m’apporter votre concours. 
  — Et vous demandez cela, my Lord, à un pauvre évêque qui n’a même pas de siège, ni de diocèse où planter sa crosse ? 
  Ce fut au tour de Mortimer de sourire : 
  — Allons, allons, my Lord Orleton, ne parlons plus de ces choses. Vous m’avez beaucoup fâché, vous le savez. Si vous m’aviez seulement averti de vos souhaits ! Mais puisque vous y tenez tant, je ne m’opposerai plus. Vous aurez Worcester, c’est parole dite… J’en ferai mon affaire avec le Parlement… Et vous êtes toujours mon ami, vous le savez bien aussi.   
  L’évêque hocha le front. Oui, il le savait ; et lui-même gardait toujours autant d’amitié à Mortimer, et leur brouille récente n’avait rien changé ; il suffisait qu’ils fussent face à face pour en prendre conscience. Trop de souvenirs les liaient, trop de complicités et une réciproque admiration. Ce soir même, dans la difficulté où Mortimer se trouvait après avoir enfin arraché à la reine un consentement si longtemps attendu, qui donc appelait-il ? L’évêque aux épaules tombantes, à la démarche de canard, à la vue fatiguée par l’étude. Ils étaient même si fort amis qu’ils en avaient oublié la reine qui les observait, de ses larges yeux bleus, et se sentait mal. 
  — C’est votre beau sermon « Doleo caput meum », nul ne l’a oublié, qui a permis de déchoir le mauvais roi, dit Mortimer. Et c’est vous encore qui avez obtenu l’abdication. 
  Voilà que la gratitude revenait ! Orleton s’inclina sous les compliments. 
  — Vous voulez donc que j’aille jusqu’au bout de la tâche, dit-il. 
  Il y avait dans la chambre une table à écrire, des plumes et du papier. Orleton réclama un couteau parce qu’il ne pouvait écrire qu’avec une plume taillée par lui-même. Cela l’aidait à réfléchir. Mortimer respectait sa méditation. 
  — L’ordre n’a pas besoin d’être long, dit Orleton au bout d’un moment. 
  Il regardait en l’air, d’un air amusé. Il avait visiblement oublié qu’il s’agissait de la mort d’un homme ; il éprouvait un sentiment d’orgueil, une satisfaction de lettré qui vient de résoudre un difficile problème de rédaction. Les yeux près de la table, il ne traça qu’une seule phrase d’une écriture bien formée, répandit dessus de la poudre à sécher, et tendit la feuille à Mortimer en disant : 
  — J’accepte même de sceller cette lettre de mon propre sceau, si vous-même ou Madame la reine considérez ne point devoir y apposer les vôtres.         
  Vraiment, il paraissait content de lui. Mortimer s’approcha d’une chandelle. La lettre était en latin. Il lut assez lentement : 
  — Eduardum occidere nolite timere bonum est. 
  Il réfléchit un moment, puis, revenant à l’évêque :   
  — Eduardum occidere, cela je comprends bien ; nolite : ne faites pas… timere : craindre… bonum est : il est bon… 
  Orleton souriait. 
  — Faut-il entendre : « Ne tuez pas Édouard, il est bon de craindre… de faire cette chose », poursuivit Mortimer, ou bien « Ne craignez pas de tuer Édouard, c’est chose bonne » ? Où est la virgule ? 
  — Elle n’est pas, répondit Orleton. La volonté de Dieu se manifestera par la compréhension de celui qui recevra la lettre. Mais la lettre elle-même, à qui peut-on en faire reproche ? 
  Mortimer restait perplexe. 
  — C’est que j’ignore, dit-il, si Maltravers et Gournay entendent bien le latin. 
  — Le frère Guillaume, que vous avez placé auprès d’eux, l’entend assez bien. Et puis le messager pourra transmettre de bouche, mais de bouche seulement, que toute action découlant de cet ordre devra demeurer sans traces. 
  — Et vraiment, demanda Mortimer, vous êtes prêt à y apposer votre propre sceau ? 
  — Je le ferai, dit Orleton. 
  C’était vraiment un bon compagnon. Mortimer le raccompagna jusqu’au bas de l’escalier, puis remonta à la chambre de la reine. 
  — Gentil Mortimer, lui dit Isabelle, ne me laissez point dormir seule cette nuit. 
  La nuit de septembre n’était pas si froide qu’elle dût grelotter autant.

Demain ‘’La Louve de France’’ 4ème partie ch. 9 ‘’Le fer rouge’’

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