XI
Où
Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la
Chambre Jaune. 2ème partie
À
ce moment la porte du laboratoire s’ouvrit et le brigadier de
gendarmerie apporta une carte au juge d’instruction. M. de Marquet
lut et poussa une sourde exclamation ; puis :
- Ah ! voilà qui est
trop fort ! – Qu’est-ce ? demanda le chef de la Sûreté.
– La
carte d’un petit reporter de L’Époque, M. Joseph Rouletabille,
et ces mots : « L’un des mobiles du crime a été le vol ! »
Le
chef de la Sûreté sourit :
- Ah ! Ah ! le jeune Rouletabille…
j’en ai déjà entendu parler… il passe pour ingénieux…
Faites-le donc entrer, monsieur le juge d’instruction.
Et l’on
fit entrer M. Joseph Rouletabille.
- J’avais fait sa connaissance
dans le train qui nous avait amenés, ce matin-là, à
Épinay-sur-Orge. Il s’était introduit, presque malgré moi, dans
notre compartiment et j’aime mieux dire tout de suite que ses
manières et sa désinvolture, et la prétention qu’il semblait
avoir de comprendre quelque chose dans une affaire où la justice ne
comprenait rien, me l’avaient fait prendre en grippe. Je n’aime point les journalistes. Ce sont des esprits brouillons et
entreprenants qu’il faut fuir comme la peste. Cette sorte de gens
se croit tout permis et ne respecte rien. Quand on a eu le malheur de
leur accorder quoi que ce soit et de se laisser approcher par eux, on
est tout de suite débordé et il n’est point d’ennuis que l’on
ne doive redouter. Celui-ci paraissait une vingtaine d’années à
peine, et le toupet avec lequel il avait osé nous interroger et
discuter avec nous me l’avait rendu particulièrement odieux. Du
reste, il avait une façon de s’exprimer qui attestait qu’il se
moquait outrageusement de nous. Je sais bien que le journal L’Époque
est un organe influent avec lequel il faut savoir « composer »,
mais encore ce journal ferait bien de ne point prendre ses rédacteurs
à la mamelle.
M. Joseph Rouletabille entra donc dans le laboratoire,
nous salua et attendit que M. de Marquet lui demandât de
s’expliquer.
- Vous prétendez, monsieur, dit celui-ci, que vous
connaissez le mobile du crime, et que ce mobile, contre toute
évidence, serait le vol ?
– Non, monsieur le juge d’instruction,
je n’ai point prétendu cela. Je ne dis pas que le mobile du crime
a été le vol et je ne le crois pas.
– Alors, que signifie cette
carte ?
– Elle signifie que l’un des mobiles du crime a été le
vol.
- Qu’est-ce qui vous a renseigné ?
– Ceci ! si vous voulez
bien m’accompagner.
Et le jeune homme nous pria de le suivre
dans le vestibule, ce que nous fîmes. Là, il se dirigea du côté
du lavatory et pria M. le juge d’instruction de se mettre à genoux
à côté de lui. Ce lavatory recevait du jour par sa porte vitrée
et, quand la porte était ouverte, la lumière qui y
pénétrait était suffisante pour l’éclairer parfaitement. M. de
Marquet et M Joseph Rouletabille s’agenouillèrent sur le seuil. Le
jeune homme montrait un endroit de la dalle.
- Les dalles du
lavatory n’ont point été lavées par le père Jacques, fit-il,
depuis un certain temps ; cela se voit à la couche de poussière qui
les recouvre. Or, voyez, à cet endroit, la marque de deux larges
semelles et de cette cendre noire qui accompagne partout les pas de
l’assassin. Cette cendre n’est point autre chose que la poussière
de charbon qui couvre le sentier que l’on doit traverser pour venir
directement, à travers la forêt, d’Épinay au Glandier. Vous
savez qu’à cet endroit il y a un petit hameau de charbonniers et
qu’on y fabrique du charbon de bois en grande quantité. Voilà ce
qu’a dû faire l’assassin : il a pénétré ici l’après-midi
quand il n’y eut plus personne au pavillon, et il a perpétré son
vol.
– Mais quel vol ? Où voyez-vous le vol ? Qui vous prouve le
vol ? nous écriâmes nous tous en même temps.
– Ce qui m’a mis
sur la trace du vol, continua le journaliste…
– C’est ceci !
interrompit M. de Marquet, toujours à genoux.
– Évidemment,
fit M. Rouletabille.
Et M. de Marquet expliqua qu’il y avait, en
effet, sur la poussière des dalles, à côté de la trace des deux
semelles, l’empreinte fraîche d’un lourd paquet rectangulaire,
et qu’il était facile de distinguer la marque des ficelles qui
l’enserraient… -
Mais vous êtes donc venu ici, monsieur
Rouletabille ; j’avais pourtant ordonné au père Jacques de ne
laisser entrer personne ; il avait la garde du pavillon.
–
Ne grondez pas le père Jacques, je suis venu ici avec M. Robert
Darzac.
– Ah ! vraiment… s’exclama M. de Marquet mécontent,
et jetant un regard de côté à M. Darzac, lequel restait toujours
silencieux.
- Quand j’ai vu la trace du paquet à côté de
l’empreinte des semelles, je n’ai plus douté du vol, reprit M.
Rouletabille. Le voleur n’était pas venu avec un paquet… Il
avait fait, ici, ce paquet, avec les objets volés sans doute, et il
l’avait déposé dans ce coin, dans le dessein de l’y reprendre
au moment de sa fuite ; il avait déposé aussi, à côté de son
paquet, ses lourdes chaussures ; car, regardez, aucune trace de pas
ne conduit à ces chaussures, et les semelles sont à côté l’une
de l’autre, comme des semelles au repos et vides de leurs pieds.
Ainsi comprendrait-on que l’assassin, quand il s’enfuit de la
«Chambre Jaune», n’a laissé aucune trace de ses pas dans le
laboratoire ni dans le vestibule. Après avoir pénétré avec ses
chaussures dans la «Chambre Jaune», il les y a défaites, sans
doute parce qu’elles le gênaient ou parce qu’il voulait faire le
moins de bruit possible. La marque de son passage aller à travers le
vestibule et le laboratoire a été effacée par le lavage subséquent
du père Jacques, ce qui nous mène à faire entrer l’assassin dans
le pavillon par la fenêtre ouverte du vestibule lors de la première
absence du père Jacques, avant le lavage qui a eu lieu à cinq heure
et demie !
- L’assassin, après qu’il eut défait ses
chaussures, qui, certainement le gênaient, les a portées à la main
dans le lavatory et les y a déposées du seuil, car, sur la
poussière du lavatory, il n’y a pas trace de pieds nus ou enfermés
dans des chaussettes, ou encore dans d’autres chaussures. Il a donc
déposé ses chaussures à côté de son paquet. Le vol était déjà,
à ce moment, accompli. Puis l’homme retourne à la «Chambre
Jaune» et s’y glisse alors sous le lit où la trace de son corps
est parfaitement visible sur le plancher et même sur la natte qui a
été, à cet endroit, légèrement roulée et très froissée. Des
brins de paille même, fraîchement arrachés, témoignent
également du passage de l’assassin sous le lit…
– Oui, oui,
cela nous le savons… dit M. de Marquet.
– Ce retour sous le lit
prouve que le vol, continua cet étonnant gamin de journaliste,
n’était point le seul mobile de la venue de l’homme. Ne me dites
point qu’il s’y serait aussitôt réfugié en apercevant, par la
fenêtre du vestibule, soit le père Jacques, soit M. et Mlle
Stangerson s’apprêtant à rentrer dans le pavillon. Il était
beaucoup plus facile pour lui de grimper au grenier, et, caché,
d’attendre une occasion de se sauver, si son dessein n’avait été
que de fuir. Non ! Non ! Il fallait que l’assassin fût dans la
«Chambre Jaune»…
Ici, le chef de la Sûreté intervint :
- Ça
n’est pas mal du tout, cela, jeune homme ! mes félicitations… et
si nous ne savons pas encore comment l’assassin est parti, nous
suivons déjà, pas à pas, son entrée ici, et nous voyons ce qu’il
y a fait : il a volé. Mais qu’a-t-il donc volé ?
– Des choses
extrêmement précieuses », répondit le reporter.
À ce moment,
nous entendîmes un cri qui partait du laboratoire. Nous nous y
précipitâmes, et nous y trouvâmes M. Stangerson qui, les yeux
hagards, les membres agités, nous montrait une sorte de
meuble-bibliothèque qu’il venait d’ouvrir et qui nous apparut
vide. Au même instant, il se laissa aller dans le grand fauteuil qui
était poussé devant le bureau et gémit :
- Encore une fois, je
suis volé…
Et puis une larme, une lourde larme, coula sur sa
joue :
- Surtout, dit-il, qu’on ne dise pas un mot de ceci
à ma fille… Elle serait encore plus peinée que moi…
Il
poussa un profond soupir, et, sur le ton d’une douleur que je
n’oublierai jamais :
- Qu’importe, après tout… pourvu qu’elle
vive ! …
– Elle vivra ! dit, d’une voix étrangement touchante,
Robert Darzac.
– Et nous vous retrouverons les objets volés, fit M
Dax. Mais qu’y avait-il dans ce meuble ?
– Vingt ans de ma vie,
répondit sourdement l’illustre professeur, ou plutôt de notre
vie, à ma fille et à moi. Oui, nos plus précieux documents, les
relations les plus secrètes sur nos expériences et sur nos travaux,
depuis vingt ans, étaient enfermés là. C’était une véritable
sélection parmi tant de documents dont cette pièce est pleine.
C’est une perte irréparable pour nous, et, j’ose dire, pour la
science. Toutes les étapes par lesquelles j’ai dû passer pour
arriver à la preuve décisive de l’anéantissement de la matière,
avaient été, par nous, soigneusement énoncées, étiquetées,
annotées, illustrées de photographies et de dessins. Tout cela
était rangé là. Le plan de trois nouveaux appareils, l’un pour
étudier la déperdition, sous l’influence de la lumière
ultraviolette, des corps préalablement électrisés ; l’autre qui
devait rendre visible la déperdition électrique sous l’action des
particules de matière dissociée contenue dans les gaz des flammes ;
un troisième, très ingénieux, nouvel électroscope condensateur
différentiel ; tout le recueil de nos courbes traduisant les
propriétés fondamentales de la substance intermédiaire entre la
matière pondérable et l’éther impondérable ; vingt ans
d’expériences sur la chimie intraatomique et sur les équilibres
ignorés de la matière ; un manuscrit que je voulais faire paraître
sous ce titre : Les Métaux qui souffrent. Est-ce que je sais
? est-ce que je sais ? L’homme qui est venu là m’aura tout pris…
Ma fille et mon œuvre… mon cœur et mon âme…
Et le grand
Stangerson se prit à pleurer comme un enfant. Nous l’entourions en
silence, émus par cette immense détresse. M. Robert Darzac, accoudé
au fauteuil où le professeur était écroulé, essayait en vain de
dissimuler ses larmes, ce qui faillit un instant me le rendre
sympathique, malgré l’instinctive répulsion que son attitude
bizarre et son émoi souvent inexpliqué m’avaient inspirée pour
son énigmatique personnage.
M Joseph Rouletabille, seul, comme si
son précieux temps et sa mission sur la terre ne lui permettaient
point de s’appesantir sur la misère humaine, s’était rapproché,
fort calme, du meuble vide et, le montrant au chef de la Sûreté,
rompait bientôt le religieux silence dont nous honorions le
désespoir du grand Stangerson. Il nous donna quelques explications,
dont nous n’avions que faire, sur la façon dont il avait été
amené à croire à un vol, par la découverte simultanée qu’il
avait faite des traces dont j’ai parlé plus haut dans le lavatory,
et de la vacuité de ce meuble précieux dans le laboratoire. Il
n’avait fait, nous disait-il, que passer dans le laboratoire ; mais
la première chose qui l’avait frappé avait été la forme étrange
du meuble, sa solidité, sa construction en fer qui le mettait à
l’abri d’un accident par la flamme, et le fait qu’un meuble
comme celui-ci, destiné à conserver des objets auxquels on devait
tenir par-dessus tout, avait, sur sa porte de fer, « sa clef ». «
On n’a point d’ordinaire un coffre-fort pour le laisser ouvert…
» Enfin, cette petite clef, à tête de cuivre, des plus
compliquées, avait attiré, paraît-il, l’attention de M. Joseph
Rouletabille, alors qu’elle avait endormi la nôtre. Pour nous
autres, qui ne sommes point des enfants, la présence d’une clef
sur un meuble éveille plutôt une idée de sécurité, mais pour M.
Joseph Rouletabille, qui est évidemment un génie – comme dit José
Dupuy dans Les cinq cents millions de Gladiator. « Quel génie !
Quel dentiste ! » – la présence d’une clef sur une serrure
éveille l’idée du vol. Nous en sûmes bientôt la raison. Mais, auparavant que de vous la faire connaître, je dois rapporter
que M. de Marquet me parut fort perplexe, ne sachant s’il devait se
réjouir du pas nouveau que le petit reporter avait fait faire à
l’instruction ou s’il devait se désoler de ce que ce pas n’eût
pas été fait par lui. Notre profession comporte de ces déboires,
mais nous n’avons point le droit d’être pusillanime et nous
devons fouler aux pieds notre amour-propre quand il s’agit du bien
général. Aussi M. de Marquet triompha-t-il de lui-même et
trouva-t-il bon de mêler enfin ses compliments à ceux de M Dax,
qui, lui, ne les ménageait pas à M. Rouletabille. Le gamin haussa
les épaules, disant : « il n’y a pas de quoi ! » Je lui aurais
flanqué une gifle avec satisfaction, surtout dans le moment qu’il
ajouta :
- Vous feriez bien, monsieur, de demander à M. Stangerson
qui avait la garde ordinaire de cette clef ?
– Ma fille, répondit
M. Stangerson. Et cette clef ne la quittait jamais.
– Ah ! mais
voilà qui change l’aspect des choses et qui ne correspond plus
avec la conception de M. Rouletabille, s’écria M. de Marquet. Si
cette clef ne quittait jamais Mlle Stangerson, l’assassin aurait
donc attendu Mlle Stangerson cette nuit-là, dans sa chambre, pour
lui voler cette clef, et le vol n’aurait eu lieu qu’après
l’assassinat ! Mais, après l’assassinat, il y avait quatre
personnes dans le laboratoire ! … Décidément, je n’y comprends
plus rien ! … »
Et M. de Marquet répéta, avec une rage
désespérée, qui devait être pour lui le comble de l’ivresse,
car je ne sais si j’ai déjà dit qu’il n’était jamais aussi
heureux que lorsqu’il ne comprenait pas : « … plus rien !
– Le vol, répliqua le reporter, ne peut avoir eu lieu qu’avant
l’assassinat. C’est indubitable pour la raison que vous croyez et
pour d’autres raisons que je crois. Et, quand l’assassin a
pénétré dans le pavillon, il était déjà en possession de la
clef à tête de cuivre.
– Ça n’est pas possible ! fit doucement
M. Stangerson.
– C’est si bien possible, monsieur, qu’en voici
la preuve.
Ce diable de petit bonhomme sortit alors de sa poche un
numéro de L’Époque daté du 21 octobre (je rappelle que le crime
a eu lieu dans la nuit du 24 au 25), et, nous montrant une annonce,
lut : « – Il a été perdu hier un réticule de satin noir dans
les grands magasins de la Louve. Ce réticule contenait divers objets
dont une petite clef à tête de cuivre. Il sera donné une forte
récompense à la personne qui l’aura trouvée. Cette personne
devra écrire, poste restante, au bureau 40, à cette adresse : M.A.
T.H.S.N. » Ces lettres ne désignent-elles point, continua le
reporter, Mlle Stangerson ? Cette clef à tête de cuivre n’est-elle
point cette clef-ci ? … Je lis toujours les annonces. Dans mon
métier, comme dans le vôtre, monsieur le juge d’instruction, il
faut toujours lire les petites annonces personnelles… Ce qu’on y
découvre d’intrigues ! … et de clefs d’intrigues ! Qui ne sont
pas toujours à tête de cuivre, et qui n’en sont pas moins
intéressantes. Cette annonce, particulièrement, par la sorte de
mystère dont la femme qui avait perdu une clef, objet peu
compromettant, s’entourait, m’avait frappé. Comme elle tenait à
cette clef ! Comme elle promettait une forte récompense ! Et je
songeai à ces six lettres : M.A.T.H.S.N. Les quatre premières
m’indiquaient tout de suite un prénom. « Évidemment, faisais-je,
« Math, Mathilde … » la personne qui a perdu la clef à tête de
cuivre, dans un réticule, s’appelle Mathilde ! … » Mais je ne
pus rien faire des deux dernières lettres. Aussi, rejetant le
journal, je m’occupai d’autre chose… Lorsque, quatre jours plus
tard, les journaux du soir parurent avec d’énormes
manchettes annonçant l’assassinat de Mlle MATHILDE STANGERSON, ce
nom de Mathilde me rappela, sans que je fisse aucun effort pour cela,
machinalement, les lettres de l’annonce. Intrigué un peu, je
demandai le numéro de ce jour-là à l’administration. J’avais
oublié les deux dernières lettres : S N. Quand je les revis, je ne
pus retenir un cri « Stangerson! … » Je sautai dans un fiacre et
me précipitai au bureau 40. Je demandai : « Avez-vous une lettre
avec cette adresse : M.A.T.H.S.N ! » L’employé me répondit : «
Non ! » Et comme j’insistais, le priant, le suppliant de chercher
encore, il me dit :
- Ah ! çà, monsieur, c’est une plaisanterie
! … Oui, j’ai eu une lettre aux initiales M.A.T.H.S.N. ; mais je
l’ai donnée, il y a trois jours, à une dame qui me l’a
réclamée. Vous venez aujourd’hui me réclamer cette lettre à
votre tour. Or, avant-hier, un monsieur, avec la même insistance
désobligeante, me la demandait encore ! … J’en ai assez de cette
fumisterie… »
Je voulus questionner l’employé sur les deux
personnages qui avaient déjà réclamé la lettre, mais, soit qu’il
voulût se retrancher derrière le secret professionnel – il
estimait, sans doute, à part lui, en avoir déjà trop dit – soit
qu’il fût vraiment excédé d’une plaisanterie possible, il ne
me répondit plus…
Rouletabille se tut. Nous nous taisions tous.
Chacun tirait les conclusions qu’il pouvait de cette bizarre
histoire de lettre poste restante. De fait, il semblait maintenant
qu’on tenait un fil solide par lequel on allait pouvoir suivre
cette affaire « insaisissable ». M. Stangerson dit :
- Il est donc
à peu près certain que ma fille aura perdu cette clef, qu’elle
n’a point voulu m’en parler pour m’éviter toute inquiétude et
qu’elle aura prié celui ou celle qui aurait pu l’avoir trouvée
d’écrire poste restante. Elle craignait évidemment que, donnant
notre adresse, ce fait occasionnât des démarches qui m’auraient
appris la perte de la clef. C’est très logique et très naturel.
Car j’ai déjà été volé, monsieur !
– Où cela ? Et
quand ? demanda le directeur de la Sûreté.
– Oh ! Il y a de
nombreuses années, en Amérique, à Philadelphie. On m’a volé
dans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pu
faire la fortune d’un peuple… Non seulement je n’ai jamais su
qui était le voleur, mais je n’ai jamais entendu parler de l’objet
du « vol » sans doute parce que, pour déjouer les calculs de celui
qui m’avait ainsi pillé, j’ai lancé moi-même dans le domaine
public ces deux inventions, rendant inutile le larcin. C’est depuis
cette époque que je suis très soupçonneux, que je m’enferme
hermétiquement quand je travaille. Tous les barreaux de ces
fenêtres, l’isolement de ce pavillon, ce meuble que j’ai fait
construire moi-même, cette serrure spéciale, cette clef unique,
tout cela est le résultat de mes craintes inspirées par une triste
expérience. M. Dax déclara :
- Très intéressant !
Et M.
Joseph Rouletabille demanda des nouvelles du réticule. Ni M.
Stangerson, ni le père Jacques n’avaient, depuis quelques jours,
vu le réticule de Mlle Stangerson. Nous devions apprendre, quelques
heures plus tard, de la bouche même de Mlle Stangerson, que ce
réticule lui avait été volé ou qu’elle l’avait perdu, et que
les choses s’étaient passées de la sorte que nous les avaient
expliquées son père ; qu’elle était allée, le 23 octobre, au
bureau de poste 40, et qu’on lui avait remis une lettre qui
n’était, affirma-t-elle, que celle d’un mauvais plaisant. Elle
l’avait immédiatement brûlée. Pour en revenir à notre
interrogatoire, ou plutôt à notre « conversation », je dois
signaler que le chef de la Sûreté, ayant demandé à M. Stangerson
dans quelles conditions sa fille était allée à Paris le 20
octobre, jour de la perte du réticule, nous apprîmes ainsi qu’elle
s’était rendue dans la capitale, accompagnée de M. Robert
Darzac, que l’on n’avait pas revu au château depuis cet instant
jusqu’au lendemain du crime .
Le fait que M. Robert Darzac était
aux côtés de Mlle Stangerson, dans les grands magasins de la Louve
quand le réticule avait disparu, ne pouvait passer inaperçu
et retint, il faut le dire, assez fortement notre attention. Cette
conversation entre magistrats, prévenus, victime, témoins et
journaliste allait prendre fin quand se produisit un véritable coup
de théâtre ; ce qui n’est jamais pour déplaire à M. de Marquet.
Le brigadier de gendarmerie vint nous annoncer que Frédéric Larsan
demandait à être introduit, ce qui lui fut immédiatement accordé.
Il tenait à la main une grossière paire de chaussures vaseuses
qu’il jeta dans le laboratoire.
- Voilà, dit-il, les souliers que
chaussait l’assassin ! Les reconnaissez-vous, père Jacques ?
Le
père Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupéfait,
reconnut de vieilles chaussures à lui qu’il avait jetées il y
avait déjà un certain temps au rebut, dans un coin du grenier ; il
était tellement troublé qu’il dut se moucher pour dissimuler son
émotion. Alors, montrant le mouchoir dont se servait le père
Jacques, Frédéric Larsan dit :
- Voilà un mouchoir qui ressemble
étonnamment à celui qu’on a trouvé dans la «Chambre Jaune».
–
Ah ! je l’sais ben, fit le père Jacques en tremblant ; ils sont
quasiment pareils.
– Enfin, continua Frédéric Larsan, le vieux
béret basque trouvé également dans la «Chambre Jaune» aurait pu
autrefois coiffer le chef du père Jacques. Tout ceci, monsieur le
chef de la Sûreté et monsieur le juge d’instruction, prouve,
selon moi – remettez-vous, bonhomme ! fit-il au père Jacques qui
défaillait – tout ceci prouve, selon moi, que l’assassin a voulu
déguiser sa véritable personnalité. Il l’a fait d’une façon
assez grossière ou du moins qui nous apparaît telle, parce que nous
sommes sûrs que l’assassin n’est pas le père Jacques,
qui n’a pas quitté M. Stangerson. Mais imaginez que M. Stangerson,
ce soir-là, n’ait pas prolongé sa veille ; qu’après avoir
quitté sa fille il ait regagné le château ; que Mlle Stangerson
ait été assassinée alors qu’il n’y avait plus personne dans le
laboratoire et que le père Jacques dormait dans son grenier : il
n’aurait fait de doute pour personne que le père Jacques était
l’assassin ! Celui-ci ne doit son salut qu’à ce que le drame a
éclaté trop tôt, l’assassin ayant cru, sans doute, à cause du
silence qui régnait à côté, que le laboratoire était vide et que
le moment d’agir était venu. L’homme qui a pu s’introduire si
mystérieusement ici et prendre de telles précautions contre le père
Jacques était, à n’en pas douter, un familier de la maison. À
quelle heure exactement s’est-il introduit ici ? Dans l’après-midi
? Dans la soirée ? Je ne saurais dire… Un être aussi familier des
choses et des gens de ce pavillon a dû pénétrer dans la «Chambre
Jaune», à son heure.
– Il n’a pu cependant y entrer quand il y
avait du monde dans le laboratoire ? s’écria M. de Marquet.
–
Qu’en savons-nous, je vous prie ! répliqua Larsan… Il y a eu le
dîner dans le laboratoire, le va-et-vient du service… il y a eu
une expérience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures,
M. Stangerson, sa fille et le père Jacques autour des fourneaux…
dans ce coin de la haute cheminée… Qui me dit que l’assassin…
un familier ! un familier ! … n’a pas profité de ce moment pour
se glisser dans la «Chambre Jaune», après avoir, dans le lavatory,
retiré ses souliers ?
– C’est bien improbable ! fit M.
Stangerson.
– Sans doute, mais ce n’est pas impossible… Aussi
je n’affirme rien. Quant à sa sortie, c’est autre chose !
Comment a-til pu s’enfuir ? Le plus naturellement du monde !
- Un instant, Frédéric Larsan se tut. Cet instant nous parut
bien long. Nous attendions qu’il parlât avec une fièvre bien
compréhensible.
- Je ne suis pas entré dans la «Chambre Jaune»,
reprit Frédéric Larsan, mais j’imagine que vous avez acquis la
preuve qu’on ne pouvait en sortir que par la porte. C’est par la
porte que l’assassin est sorti. Or, puisqu’il est impossible
qu’il en soit autrement, c’est que cela est ! Il a commis le
crime et il est sorti par la porte ! À quel moment ! Au moment où
cela lui a été le plus facile, au moment où cela devient le plus
explicable, tellement explicable qu’il ne saurait y avoir d’autre
explication. Examinons donc les « moments » qui ont suivi le crime.
Il y a le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la
porte, prêts à lui barrer le chemin, M. Stangerson et le père
Jacques. Il y a le second moment, pendant lequel, le père Jacques
étant un instant absent, M. Stangerson se trouve tout seul devant la
porte. Il y a le troisième moment, pendant lequel M. Stangerson est
rejoint par le concierge. Il y a le quatrième moment, pendant lequel
se trouvent devant la porte M. Stangerson, le concierge, sa femme et
le père Jacques. Il y a le cinquième moment, pendant lequel la
porte est défoncée et la «Chambre Jaune» envahie. Le moment où
la fuite est le plus explicable est le moment même où il y a le
moins de personnes devant la porte. Il y a un moment où il n’y en
a plus qu’une : c’est celui où M. Stangerson reste seul devant
la porte. À moins d’admettre la complicité de silence du père
Jacques, et je n’y crois pas, car le père Jacques ne serait pas
sorti du pavillon pour aller examiner la fenêtre de la «Chambre
Jaune», s’il avait vu s’ouvrir la porte et sortir l’assassin.
La porte ne s’est donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et
l’homme est sorti. Ici, nous devons admettre que M. Stangerson
avait de puissantes raisons pour ne pas arrêter ou pour ne pas faire
arrêter l’assassin, puisqu’il l’a laissé gagner la fenêtre
du vestibule et qu’il a refermé cette fenêtre derrière lui ! …
Ceci fait, comme le père Jacques allait rentrer et qu’il fallait
qu’il retrouvât les choses en l’état, Mlle Stangerson,
horriblement blessée, a trouvé encore la force, sans doute sur les
objurgations de son père, de refermer à nouveau la porte de la
«Chambre Jaune» à clef et au verrou avant de s’écrouler,
mourante, sur le plancher… Nous ne savons qui a commis le crime ;
nous ne savons de quel misérable M. et Mlle Stangerson sont les
victimes ; mais il n’y a point de doute qu’ils le savent, eux !
Ce secret doit être terrible pour que le père n’ait pas hésité
à laisser sa fille agonisante derrière cette porte qu’elle
refermait sur elle, terrible pour qu’il ait laissé échapper
l’assassin… Mais il n’y a point d’autre façon au monde
d’expliquer la fuite de l’assassin de la «Chambre Jaune ! »
Le
silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait
quelque chose d’affreux. Nous souffrions tous pour l’illustre
professeur, acculé ainsi par l’impitoyable logique de Frédéric
Larsan à nous avouer la vérité de son martyre ou à se taire, aveu
plus terrible encore. Nous le vîmes se lever, cet homme, véritable
statue de la douleur, et étendre la main d’un geste si solennel
que nous en courbâmes la tête comme à l’aspect d’une chose
sacrée. Il prononça alors ces paroles d’une voix éclatante qui
sembla épuiser toutes ses forces :
- Je jure, sur la tête de ma
fille à l’agonie, que je n’ai point quitté cette porte, de
l’instant où j’ai entendu l’appel désespéré de mon enfant,
que cette porte ne s’est point ouverte pendant que j’étais seul
dans mon laboratoire, et qu’enfin, quand nous pénétrâmes dans la
«Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, l’assassin n’y
était plus ! Je jure que je ne connais pas l’assassin !
Faut-il
que je dise que, malgré la solennité d’un pareil serment, nous ne
crûmes guère à la parole de M. Stangerson ? Frédéric Larsan
venait de nous faire entrevoir la vérité : ce n’était point pour
la perdre de si tôt. Comme M. de Marquet nous annonçait que la «
conversation » était terminée et que nous nous apprêtions à
quitter le laboratoire, le jeune reporter, ce gamin de Joseph
Rouletabille, s’approcha de M. Stangerson, lui prit la main avec le
plus grand respect et je l’entendis qui disait :
- Moi, je
vous crois, monsieur ! »
J’arrête ici la citation que j’ai cru
devoir faire de la narration de M. Maleine, greffier au tribunal de
Corbeil. Je n’ai point besoin de dire au lecteur que tout ce qui
venait de se passer dans le laboratoire me fut fidèlement et
aussitôt rapporté par Rouletabille lui-même.
Demain ch. 12 "La canne de Frédéric Larsan"