En
hommage à la mémoire de son grand-père, symbole de
la
tradition, contraint de s'éloigner à jamais de la terre
de
ses ancêtres, le cadet d'une vieille famille française
enfermée
dans l'image du passé raconte ce qui a été et
qui
achève de s'effondrer. Le berceau de la tribu, le
château
de Plessis-lez-Vaudreuil, est au centre de cette
longue
chronique qui embrasse, depuis les croisades
jusqu'à
nos jours, l'histoire du monde, du pays, du clan
de
tout ce que la lignée a incarné et en quoi elle a cru, et
qui
s'est peu à peu effrité. Un mariage d'amour et
d'argent,
les idées contemporaines et subversives, les
livres,
les mœurs nouvelles ouvrent successivement des
brèches
dans la forteresse de la tradition.
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Je
suis né dans un monde qui regardait en arrière. Le
passé
y comptait plus que l’avenir. Mon grand-père était
un
beau vieillard très droit qui vivait dans le souvenir. Sa
mère
avait dansé aux Tuileries avec le duc de Nemours,
avec
le prince de Joinville, avec le duc d’Aumale, et ma
grand-mère
à Compiègne avec le prince impérial. Mais
c’était
à la monarchie légitime qu’à travers tant de
désastres,
de barricades, de citadelles assiégées, de
rebelles
triomphants, ma vieille tribu tout entière restait
passionnément
attachée. Les lendemains qui chantent aux
oreilles
des prophètes ne lui disaient rien qui vaille. L’âge
d’or
était derrière nous, avec toute cette douceur de
vivre
dont nous traînions dans nos légendes les échos
assourdis
et que les plus jeunes d’entre nous n’avaient
jamais
connue. Il flottait toujours parmi nous, et plutôt
un
peu au-dessus, un personnage silencieux et absent :
c’était
le roi. Les plus âgés de la famille nous parlaient
encore
de lui, le soir, comme d’un maître très pur et très
bon,
dont des serviteurs indignes avaient parfois abusé.
Le
roi n’avait pas manqué, cinq ou six fois par siècle, de
dire
à un arrière-grand-père maréchal général des camps
ou
premier président, à un arrière-grand-oncle
gouverneur
du Languedoc, à une arrièregrand-tante
libertine,
quelques paroles insignifiantes que nous nous
répétions
sans nous lasser. Et elles nous donnaient tant
de
bonheur que nous allions quelquefois jusqu’à en
inventer
de nouvelles. Nous étions une vieille famille. Je
m’étais
inquiété assez tôt de ce que pouvait bien signifier
cette
formule un peu mystérieuse. J’avais demandé à mon
grand-père
s’il y avait par hasard des familles qui étaient
plus
vieilles que les autres, s’il y avait des âges très
reculés,
gardés peut-être par des anges aux épées
flamboyantes,
où mes arrière-grands- parents auraient
été
seuls à se promener et où, surgis soudain du néant,
les
autres n’auraient pas eu accès. Non, en vérité, toutes
les
familles étaient aussi anciennes les unes que les
autres.
Tout le monde avait un père et une mère, deux
grands-pères
et deux grand-mères, et huit arrière-
grands-parents.
Mais certains gardaient des traces du
passage
dans le temps de leurs ancêtres disparus. C’est
ainsi
que j’appris ce que nous devions au souvenir.
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