La
machine infernale de Jean Cocteau
Le
monologue du Sphinx
dit
par Jean Cocteau (le Sphinx)
et
Jean Pierre Aumont (Oedipe)
OEDIPE: Vous !
LE SPHINX (d'une voix lointaine, haute, joyeuse, terrible) : Moi ! Moi ! Le Sphinx !
OEDIPE: Je rêve !
LE SPHINX : Tu n'es pas un rêveur, Œdipe. Ce que tu veux, tu le veux, tu l'as voulu. Silence. Ici j'ordonne. Approche.
(Oedipe, les bras au corps, comme paralysé, tente avec rage de se rendre libre.)
LE SPHINX: Avance. (Œdipe tombe à genoux) Puisque tes jambes te refusent leur aide, saute, sautille… Il est bon qu'un héros se rende un peu ridicule. Allons, va, va ! Sois tranquille. Il n'y a personne pour te regarder. (Œdipe, se tordant de colère avance sur les genoux.)
LE SPHINX : C'est bien. Halte ! Et maintenant …
OEDIPE : Et maintenant, je commence à comprendre vos méthodes et par quelles manœuvres vous enjôlez et vous égorgez les voyageurs.
LE SPHINX : … et maintenant je vais te donner un spectacle. Je vais te montrer ce qui se passerait à cette place, Œdipe, si tu étais n'importe quel joli garçon de Thèbes et si tu n'avais eu le privilège de me plaire.
OEDIPE : Je sais ce que valent vos amabilités. (Il se crispe des pieds à la tête. On voit qu'il lutte contre un charme.)
LE SPHINX : Abandonne-toi. N'essaie pas de te crisper, de résister. Abandonne-toi. Si tu résistes, tu ne réussiras qu'à rendre ma tâche plus délicate et je risque de te faire du mal.
OEDIPE : Je résisterai ! (il ferme les yeux, détourne la tête.)
LE SPHINX : Inutile de fermer les yeux, de détourner la tête. Car ce n'est ni par le chant, ni par le regard que j'opère. Mais, plus adroit qu'un aveugle, plus rapide que le filet des gladiateurs, plus subtil que la foudre, plus raide qu'un cocher, plus lourd qu'une vache, plus sage qu'un élève tirant la langue sur des chiffres, plus gréé, plus voilé, plus ancré, plus bercé qu'un navire, plus incorruptible qu'un juge, plus vorace que les insectes, plus sanguinaire que les oiseaux, plus nocturne que l'œuf, plus ingénieux que les bourreaux d'Asie, plus fourbe que le cœur, plus désinvolte qu'une main qui triche, plus fatal que les astres, plus attentif que le serpent qui humecte sa proie de salive ; je sécrète, je tire de moi, je lâche, je dévide, je déroule, j'enroule de telle sorte qu'il me suffira de vouloir ces nœuds pour les faire et d'y penser pour les tendre ou pour les détendre ; si mince qu'il t'échappe, si souple que tu t'imagineras être victime de quelque poison, si dur qu'une maladresse de ma part t'amputerait, si tendu qu'un archet obtiendrait entre-nous une plainte céleste, bouclé comme la mer, la colonne, la rose, musclé comme la pieuvre, machiné comme les décors du rêve, invisible surtout, invisible et majestueux comme la circulation du sang des statues, un fil qui te ligote avec la volubilité des arabesques folles du miel qui tombe sur miel.
OEDIPE : Lâche-moi !
LE SPHINX : Et je parle, je travaille, je dévide, je déroule, je calcule, je médite, je tresse, je vanne, je tricote, je natte, je croise, je passe, je repasse, je noue et dénoue et renoue, retenant les moindres nœuds qu'il me faudra te dénouer ensuite sous peine de mort, et je serre, je desserre, je me trompe, je reviens sur mes pas, j'hésite, je corrige, enchevêtre, désenchevêtre, délace, entrelace, repars ; et j'ajuste, j'agglutine, je garrotte, je sangle, j'entrave, j'accumule, jusqu'à ce que tu te sentes, de la pointe des pieds à la racine des cheveux, vêtu de toutes les boucles d'un seul reptile dont la moindre respiration coupe la tienne et te rende pareil au bras inerte sur lequel un dormeur s'est endormi.
LE SPHINX (d'une voix lointaine, haute, joyeuse, terrible) : Moi ! Moi ! Le Sphinx !
OEDIPE: Je rêve !
LE SPHINX : Tu n'es pas un rêveur, Œdipe. Ce que tu veux, tu le veux, tu l'as voulu. Silence. Ici j'ordonne. Approche.
(Oedipe, les bras au corps, comme paralysé, tente avec rage de se rendre libre.)
LE SPHINX: Avance. (Œdipe tombe à genoux) Puisque tes jambes te refusent leur aide, saute, sautille… Il est bon qu'un héros se rende un peu ridicule. Allons, va, va ! Sois tranquille. Il n'y a personne pour te regarder. (Œdipe, se tordant de colère avance sur les genoux.)
LE SPHINX : C'est bien. Halte ! Et maintenant …
OEDIPE : Et maintenant, je commence à comprendre vos méthodes et par quelles manœuvres vous enjôlez et vous égorgez les voyageurs.
LE SPHINX : … et maintenant je vais te donner un spectacle. Je vais te montrer ce qui se passerait à cette place, Œdipe, si tu étais n'importe quel joli garçon de Thèbes et si tu n'avais eu le privilège de me plaire.
OEDIPE : Je sais ce que valent vos amabilités. (Il se crispe des pieds à la tête. On voit qu'il lutte contre un charme.)
LE SPHINX : Abandonne-toi. N'essaie pas de te crisper, de résister. Abandonne-toi. Si tu résistes, tu ne réussiras qu'à rendre ma tâche plus délicate et je risque de te faire du mal.
OEDIPE : Je résisterai ! (il ferme les yeux, détourne la tête.)
LE SPHINX : Inutile de fermer les yeux, de détourner la tête. Car ce n'est ni par le chant, ni par le regard que j'opère. Mais, plus adroit qu'un aveugle, plus rapide que le filet des gladiateurs, plus subtil que la foudre, plus raide qu'un cocher, plus lourd qu'une vache, plus sage qu'un élève tirant la langue sur des chiffres, plus gréé, plus voilé, plus ancré, plus bercé qu'un navire, plus incorruptible qu'un juge, plus vorace que les insectes, plus sanguinaire que les oiseaux, plus nocturne que l'œuf, plus ingénieux que les bourreaux d'Asie, plus fourbe que le cœur, plus désinvolte qu'une main qui triche, plus fatal que les astres, plus attentif que le serpent qui humecte sa proie de salive ; je sécrète, je tire de moi, je lâche, je dévide, je déroule, j'enroule de telle sorte qu'il me suffira de vouloir ces nœuds pour les faire et d'y penser pour les tendre ou pour les détendre ; si mince qu'il t'échappe, si souple que tu t'imagineras être victime de quelque poison, si dur qu'une maladresse de ma part t'amputerait, si tendu qu'un archet obtiendrait entre-nous une plainte céleste, bouclé comme la mer, la colonne, la rose, musclé comme la pieuvre, machiné comme les décors du rêve, invisible surtout, invisible et majestueux comme la circulation du sang des statues, un fil qui te ligote avec la volubilité des arabesques folles du miel qui tombe sur miel.
OEDIPE : Lâche-moi !
LE SPHINX : Et je parle, je travaille, je dévide, je déroule, je calcule, je médite, je tresse, je vanne, je tricote, je natte, je croise, je passe, je repasse, je noue et dénoue et renoue, retenant les moindres nœuds qu'il me faudra te dénouer ensuite sous peine de mort, et je serre, je desserre, je me trompe, je reviens sur mes pas, j'hésite, je corrige, enchevêtre, désenchevêtre, délace, entrelace, repars ; et j'ajuste, j'agglutine, je garrotte, je sangle, j'entrave, j'accumule, jusqu'à ce que tu te sentes, de la pointe des pieds à la racine des cheveux, vêtu de toutes les boucles d'un seul reptile dont la moindre respiration coupe la tienne et te rende pareil au bras inerte sur lequel un dormeur s'est endormi.
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