Ch.
27
Où
Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire 2ème partie
–
Eh
! m’sieur le président, la raison a deux bouts : le bon et le
mauvais. Il n’y en a qu’un sur lequel vous puissiez vous appuyer
avec solidité : c’est le bon ! On le reconnaît à ce que rien ne
peut le faire craquer, ce bout-là, quoi que vous fassiez ! quoi que
vous disiez ! Au lendemain de la « galerie inexplicable », alors
que j’étais comme le dernier des derniers des misérables hommes
qui ne savent point se servir de leur raison parce qu’ils ne savent
par où la prendre, que j’étais courbé sur la terre et sur les
fallacieuses traces sensibles, je me suis relevé soudain, en
m’appuyant sur le bon bout de ma raison et je suis monté dans la
galerie. « Là, je me suis rendu compte que l’assassin que nous
avions poursuivi n’avait pu, cette fois, « ni normalement, ni
anormalement » quitter la galerie. Alors, avec le bon bout de ma
raison, j’ai tracé un cercle dans lequel j’ai enfermé le
problème, et autour du cercle, j’ai déposé mentalement ces
lettres flamboyantes : « Puisque l’assassin ne peut être en
dehors du cercle, il est dedans ! » Qui vois-je donc, dans ce cercle
? Le bon bout de ma raison me montre, outre l’assassin qui doit
nécessairement s’y trouver : le père Jacques, M. Stangerson,
Frédéric Larsan et moi ! Cela devait donc faire, avec l’assassin,
cinq personnages. Or, quand je cherche dans le cercle, ou si vous
préférez, dans la galerie, pour parler « matériellement », je ne
trouve que quatre personnages. Et il est démontré que le cinquième
n’a pu s’enfuir, n’a pu sortir du cercle ! Donc, j’ai, dans
le cercle, un personnage qui est deux, c’est-à-dire qui est, outre
son personnage, le personnage de l’assassin ! … Pourquoi ne m’en
étais-je pas aperçu déjà ? Tout simplement parce que le phénomène
du doublement du personnage ne s’était pas passé sous mes yeux.
Avec qui, des quatre personnes enfermées dans le - 277 - cercle,
l’assassin a-t-il pu se doubler sans que je l’aperçoive ?
Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues à un
moment, dédoublées de l’assassin. Ainsi ai-je vu, en même temps,
dans la galerie, M. Stangerson et l’assassin, le père Jacques et
l’assassin, moi et l’assassin. L’assassin ne saurait donc être
ni M. Stangerson, ni le père Jacques, ni moi ! Et puis, si c’était
moi l’assassin, je le saurais bien, n’est-ce pas, m’sieur le
président ? … Avais-je vu, en même temps, Frédéric Larsan et
l’assassin ? Non ! … Non ! Il s’était passé deux secondes
pendant lesquelles j’avais perdu de vue l’assassin, car celui-ci
était arrivé, comme je l’ai du reste noté dans mes papiers, deux
secondes avant M. Stangerson, le père Jacques et moi, au carrefour
des deux galeries. Cela avait suffi à Larsan pour enfiler la galerie
tournante, enlever sa fausse barbe d’un tour de main, se retourner
et se heurter à nous, comme s’il poursuivait l’assassin ! …
Ballmeyer en a fait bien d’autres ! et vous pensez bien que ce
n’était qu’un jeu pour lui de se grimer de telle sorte qu’il
apparût tantôt avec sa barbe rouge à Mlle Stangerson, tantôt à
un employé de poste avec un collier de barbe châtain qui le faisait
ressembler à M. Darzac, dont il avait juré la perte ! Oui, le bon
bout de ma raison me rapprochait ces deux personnages, ou plutôt ces
deux moitiés de personnage que je n’avais pas vues en même temps
: Frédéric Larsan et l’inconnu que je poursuivais… pour en
faire l’être mystérieux et formidable que je cherchais : «
l’assassin ». « Cette révélation me bouleversa. J’essayai de
me ressaisir en m’occupant un peu des traces sensibles, des signes
extérieurs qui m’avaient, jusqu’alors, égaré, et qu’il
fallait, normalement, « faire entrer dans le cercle tracé par le
bon bout de ma raison ! » « Quels étaient, tout d’abord, les
principaux signes extérieurs, cette nuit-là, qui m’avaient
éloigné de l’idée d’un Frédéric Larsan assassin : « 1°
J’avais vu l’inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, et,
courant à la chambre de Frédéric Larsan, j’y avais trouvé
Frédéric Larsan, bouffi de sommeil. - 278 - « 2° L’échelle ; «
3° J’avais placé Frédéric Larsan au bout de la galerie
tournante en lui disant que j’allais sauter dans la chambre de Mlle
Stangerson pour essayer de prendre l’assassin. Or, j’étais
retourné dans la chambre de Mlle Stangerson où j’avais retrouvé
mon inconnu. « Le premier signe extérieur ne m’embarrassa guère.
Il est probable que, lorsque je descendis de mon échelle, après
avoir vu l’inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, celui-ci
avait déjà fini ce qu’il avait à y faire. Alors, pendant que je
rentrais dans le château, il rentrait, lui, dans la chambre de
Frédéric Larsan, se déshabillait en deux temps, trois mouvements,
et, quand je venais frapper à sa porte, montrait un visage de
Frédéric Larsan ensommeillé à plaisir… « Le second signe :
l’échelle, ne m’embarrassa pas davantage. Il était évident
que, si l’assassin était Larsan, il n’avait pas besoin d’échelle
pour s’introduire dans le château, puisque Larsan couchait à côté
de moi ; mais cette échelle devait faire croire à la venue de
l’assassin, « de l’extérieur », chose nécessaire au système
de Larsan puisque, cette nuit-là, M. Darzac n’était pas au
château. Enfin, cette échelle, en tout état de cause, pouvait
faciliter la fuite de Larsan. « Mais le troisième signe extérieur
me déroutait tout à fait. Ayant placé Larsan au bout de la galerie
tournante, je ne pouvais expliquer qu’il eût profité du moment où
j’allais dans l’aile gauche du château trouver M. Stangerson et
le père Jacques, pour retourner dans la chambre de Mlle Stangerson !
C’était là un geste bien dangereux ! Il risquait de se faire
prendre… Et il le savait ! … Et il a failli se faire prendre…
n’ayant pas eu le temps de regagner son poste, comme il l’avait
certainement espéré… Il fallait qu’il eût, pour retourner dans
la chambre, une raison bien nécessaire qui lui fût apparue tout à
coup, après mon départ, car il n’aurait pas sans cela prêté son
revolver ! Quant à moi, quand - 279 - « j’envoyai » le père
Jacques au bout de la galerie droite, je croyais naturellement que
Larsan était toujours à son poste au bout de la galerie tournante
et le père Jacques lui-même, à qui, du reste, je n’avais point
donné de détails, en se rendant à son poste, ne regarda pas,
lorsqu’il passa à l’intersection des deux galeries, si Larsan
était au sien. Le père Jacques ne songeait alors qu’à exécuter
mes ordres rapidement. Quelle était donc cette raison imprévue qui
avait pu conduire Larsan une seconde fois dans la chambre ? Quelle
était-elle ? … Je pensai que ce ne pouvait être qu’une marque
sensible de son passage qui le dénonçait ! Il avait oublié quelque
chose de très important dans la chambre ! Quoi ? … Avait-il
retrouvé cette chose ? … Je me rappelai la bougie sur le parquet
et l’homme courbé… Je priai Mme Bernier, qui faisait la chambre,
de chercher… et elle trouva un binocle… Ce binocle, m’sieur le
président ! » Et Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle
que nous connaissons déjà… « Quand je vis ce binocle, je fus
épouvanté… Je n’avais jamais vu de binocle à Larsan… S’il
n’en mettait pas, c’est donc qu’il n’en avait pas besoin…
Il en avait moins besoin encore alors dans un moment où la liberté
de ses mouvements lui était chose si précieuse… Que signifiait ce
binocle ? … Il n’entrait point dans mon cercle. À moins qu’il
ne fût celui d’un presbyte, m’exclamaije, tout à coup ! … En
effet, je n’avais jamais vu écrire Larsan, je ne l’avais jamais
vu lire. Il « pouvait » donc être presbyte ! On savait
certainement à la Sûreté qu’il était presbyte, « s’il
l’était… » on connaissait sans doute son binocle… Le binocle
du « presbyte Larsan » trouvé dans la chambre de Mlle Stangerson,
après le mystère de la galerie inexplicable, cela devenait terrible
pour Larsan ! Ainsi s’expliquait le retour de Larsan dans la
chambre ! … Et, en effet, Larsan-Ballmeyer est bien presbyte, et ce
binocle, que l’on reconnaîtra « peut-être » à la Sûreté, est
bien le sien… « Vous voyez, monsieur, quel est mon système,
continua Rouletabille ; je ne demande pas aux signes extérieurs de
m’apprendre la vérité ; je leur demande simplement de ne pas -
280 - aller contre la vérité que m’a désignée le bon bout de ma
raison ! … « Pour être tout à fait sûr de la vérité sur
Larsan, car Larsan assassin était une exception qui méritait que
l’on s’entourât de quelque garantie, j’eus le tort de vouloir
voir sa « figure ». J’en ai été bien puni ! Je crois que c’est
le bon bout de ma raison qui s’est vengé de ce que, depuis la
galerie inexplicable, je ne me sois pas appuyé solidement,
définitivement et en toute confiance, sur lui… négligeant
magnifiquement de trouver d’autres preuves de la culpabilité de
Larsan que celle de ma raison ! Alors, Mlle Stangerson a été
frappée… » Rouletabille s’arrêta… se mouche… vivement ému.
* « Mais qu’est-ce que Larsan, demanda le président, venait faire
dans cette chambre ? Pourquoi a-t-il tenté d’assassiner à deux
reprises Mlle Stangerson ? – Parce qu’il l’adorait, m’sieur
le président… – Voilà évidemment une raison… – Oui,
m’sieur, une raison péremptoire. Il était amoureux fou… et à
cause de cela, et de bien d’autres choses aussi, capable de tous
les crimes. – Mlle Stangerson le savait ? – Oui, m’sieur, mais
elle ignorait, naturellement, que l’individu qui la poursuivait
ainsi fût Frédéric Larsan… sans quoi Frédéric Larsan ne serait
pas venu s’installer au château, et n’aurait pas, la nuit de la
galerie inexplicable, pénétré avec nous auprès de Mlle
Stangerson, « après l’affaire ». J’ai remarqué du - 281 -
reste qu’il s’était tenu dans l’ombre et qu’il avait
continuellement la face baissée… ses yeux devaient chercher le
binocle perdu… Mlle Stangerson a eu à subir les poursuites et les
attaques de Larsan sous un nom et sous un déguisement que nous
ignorions mais qu’elle pouvait connaître déjà. – Et vous,
monsieur Darzac ! demanda le président… vous avez peut-être, à
ce propos, reçu les confidences de Mlle Stangerson… Comment se
fait-il que Mlle Stangerson n’ait parlé de cela à personne ? …
Cela aurait pu mettre la justice sur les traces de l’assassin… et
si vous êtes innocent, vous aurait épargné la douleur d’être
accusé ! – Mlle Stangerson ne m’a rien dit, fit M. Darzac. –
Ce que dit le jeune homme vous paraît-il possible ? » demanda
encore le président. Imperturbablement, M. Robert Darzac répondit :
« Mlle Stangerson ne m’a rien dit… – Comment expliquez-vous
que, la nuit de l’assassinat du garde, reprit le président, en se
tournant vers Rouletabille, l’assassin ait rapporté les papiers
volés à M. Stangerson ? … Comment expliquez-vous que l’assassin
se soit introduit dans la chambre fermée de Mlle Stangerson ? – Oh
! quant à cette dernière question, il est facile, je crois, d’y
répondre. Un homme comme Larsan-Ballmeyer devait se procurer ou
faire faire facilement les clefs qui lui étaient nécessaires…
Quant au vol des documents, « je crois » que Larsan n’y avait pas
d’abord songé. Espionnant partout Mlle Stangerson, bien décidé à
empêcher son mariage avec M. Robert Darzac, il suit un jour Mlle
Stangerson et M. Robert Darzac dans les grands magasins de la Louve,
s’empare du réticule de Mlle Stangerson, que celle-ci perd ou se
laisse prendre. Dans ce réticule, il y a une - 282 - clef à tête
de cuivre. Il ne sait pas l’importance qu’a cette clef. Elle lui
est révélée par la note que fait paraître Mlle Stangerson dans
les journaux. Il écrit à Mlle Stangerson poste restante, comme la
note l’en prie. Il demande sans doute un rendez-vous en faisant
savoir que celui qui a le réticule et la clef est celui qui la
poursuit, depuis quelque temps, de son amour. Il ne reçoit pas de
réponse. Il va constater au bureau 40 que la lettre n’est plus là.
Il y va, ayant pris déjà l’allure et autant que possible l’habit
de M. Darzac, car, décidé à tout pour avoir Mlle Stangerson, il a
tout préparé, pour que, quoi qu’il arrive, M. Darzac, aimé de
Mlle Stangerson, M. Darzac qu’il déteste et dont il veut la perte,
passe pour le coupable. « Je dis : quoi qu’il arrive, mais je
pense que Larsan ne pensait pas encore qu’il en serait réduit à
l’assassinat. Dans tous les cas, ses précautions sont prises pour
compromettre Mlle Stangerson sous le déguisement Darzac. Larsan a,
du reste, à peu près la taille de Darzac et quasi le même pied. Il
ne lui serait pas difficile, s’il est nécessaire, après avoir
dessiné l’empreinte du pied de M. Darzac, de se faire faire, sur
ce dessin, des chaussures qu’il chaussera. Ce sont là trucs
enfantins pour Larsan-Ballmeyer. « Donc, pas de réponse à sa
lettre, pas de rendez-vous, et il a toujours la petite clef précieuse
dans sa poche. Eh bien, puisque Mlle Stangerson ne vient pas à lui,
il ira à elle ! Depuis longtemps son plan est fait. Il s’est
documenté sur le Glandier et sur le pavillon. Un après-midi, alors
que M. et Mlle Stangerson viennent de sortir pour la promenade et que
le père Jacques luimême est parti, il s’introduit dans le
pavillon par la fenêtre du vestibule. Il est seul, pour le moment,
il a des loisirs… il regarde les meubles… l’un d’eux, fort
curieux, et ressemblant à un coffrefort, a une toute petite serrure…
Tiens ! Tiens ! Cela l’intéresse… Comme il a sur lui la petite
clef de cuivre… il y pense… liaison d’idées. Il essaye la clef
dans la serrure ; la porte s’ouvre… Des papiers ! Il faut que ces
papiers soient bien précieux pour qu’on les ait enfermés dans un
meuble aussi particulier… pour qu’on tienne tant à la clef qui
ouvre ce meuble… Eh ! Eh ! cela peut toujours servir… à un petit
chantage… cela l’aidera peut-être dans - 283 - ses desseins
amoureux… Vite, il fait un paquet de ces paperasses et va le
déposer dans le lavatory du vestibule. Entre l’expédition du
pavillon et la nuit de l’assassinat du garde, Larsan a eu le temps
de voir ce qu’étaient ces papiers. Qu’en ferait-il ? Ils sont
plutôt compromettants… Cette nuit-là, il les rapporta au château…
Peut-être a-t-il espéré du retour de ces papiers, qui
représentaient vingt ans de travaux, une reconnaissance quelconque
de Mlle Stangerson… Tout est possible, dans un cerveau comme
celui-là ! … Enfin, quelle qu’en soit la raison, il a rapporté
les papiers et il en était bien débarrassé ! Rouletabille toussa
et je compris ce que signifiait cette toux. Il était évidemment
embarrassé, à ce point de ses explications, par la volonté qu’il
avait de ne point donner le véritable motif de l’attitude
effroyable de Larsan vis-à-vis de Mlle Stangerson. Son raisonnement
était trop incomplet pour satisfaire tout le monde, et le président
lui en eut certainement fait l’observation, si, malin comme un
singe, Rouletabille ne s’était écrié : « Maintenant, nous
arrivons à l’explication du mystère de la Chambre Jaune! » * Il
y eut, dans la salle, des remuements de chaises, de légères
bousculades, des « chut ! » énergiques. La curiosité était
poussée à son comble. « Mais, fit le président, il me semble,
d’après votre hypothèse, monsieur Rouletabille, que le mystère
de la «Chambre Jaune» est tout expliqué. Et c’est Frédéric
Larsan qui nous l’a expliqué luimême en se contentant de tromper
sur le personnage, en mettant M. Robert Darzac à sa propre place. Il
est évident que la porte de la «Chambre Jaune» s’est ouverte
quand M. Stangerson était seul, et que le professeur a laissé
passer l’homme qui sortait de la chambre de sa fille, sans
l’arrêter, peut-être même sur la prière de sa fille, pour
éviter tout scandale ! … - 284 - – Non, m’sieur le président,
protesta avec force le jeune homme. Vous oubliez que Mlle Stangerson,
assommée, ne pouvait plus faire de prière, qu’elle ne pouvait
plus refermer sur elle ni le verrou ni la serrure… Vous oubliez
aussi que M. Stangerson a juré sur la tête de sa fille à l’agonie
que la porte ne s’était pas ouverte ! – C’est pourtant,
monsieur, la seule façon d’expliquer les choses ! La Chambre Jaune
était close comme un coffre-fort. Pour me servir de vos expressions,
il était impossible à l’assassin de s’en échapper «
normalement ou anormalement ». Quand on pénètre dans la chambre,
on ne le trouve pas ! Il faut bien pourtant qu’il s’échappe ! …
– C’est tout à fait inutile, m’sieur le président… –
Comment cela ? – Il n’avait pas besoin de s’échapper, s’il
n’y était pas ! » Rumeurs dans la salle… « Comment, il n’y
était pas ? – Évidemment non ! Puisqu’il ne pouvait pas y être,
c’est qu’il n’y était pas ! Il faut toujours, m’sieur
l’président, s’appuyer sur le bon bout de sa raison ! – Mais
toutes les traces de son passage ! protesta le président. – Ça,
m’sieur le président, c’est le mauvais bout de la raison ! …
Le bon bout nous indique ceci : depuis le moment où Mlle Stangerson
s’est enfermée dans sa chambre jusqu’au moment où l’on a
défoncé la porte, il est impossible que l’assassin se soit
échappé de cette chambre ; et, comme on ne l’y trouve pas, c’est
que, depuis le moment de la fermeture de la porte jusqu’au - 285 -
moment où on la défonce, l’assassin n’était pas dans la
chambre ! – Mais les traces ? – Eh ! m’sieur le président…
Ça, c’est les marques sensibles, encore une fois… les marques
sensibles avec lesquelles on commet tant d’erreurs judiciaires
parce qu’elles vous font dire ce qu’elles veulent ! Il ne faut
point, je vous le répète, s’en servir pour raisonner ! Il faut
raisonner d’abord ! Et voir ensuite si les marques sensibles
peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement… J’ai un tout
petit cercle de vérité incontestable : l’assassin n’était
point dans la Chambre Jaune ! Pourquoi a-t-on cru qu’il y était ?
À cause des marques de son passage ! Mais il peut être passé avant
! Que dis-je : il « doit » être passé avant. La raison me dit
qu’il faut qu’il soit passé là, avant ! Examinons les marques
et ce que nous savons de l’affaire, et voyons si ces marques vont à
l’encontre de ce passage avant… avant que Mlle Stangerson
s’enferme dans sa chambre, devant son père et le père Jacques ! «
Après la publication de l’article du Matin et une conversation que
j’eus dans le trajet de Paris à Épinay-sur-Orge avec le juge
d’instruction, la preuve me parut faite que la «Chambre Jaune»
était mathématiquement close et que, par conséquent, l’assassin
en avait disparu avant l’entrée de Mlle Stangerson dans sa
chambre, à minuit. « Les marques extérieures se trouvaient alors
être terriblement « contre ma raison ». Mlle Stangerson ne s’était
pas assassinée toute seule, et ces marques attestaient qu’il n’y
avait pas eu suicide. L’assassin était donc venu avant ! Mais
comment Mlle Stangerson n’avait-elle été assassinée qu’après
? ou plutôt « ne paraissait-elle » avoir été assassinée
qu’après ? Il me fallait naturellement reconstituer l’affaire en
deux phases, deux phases bien distinctes l’une de l’autre de
quelques heures : la première phase pendant laquelle on avait
réellement tenté d’assassiner - 286 - Mlle Stangerson, tentative
qu’elle avait dissimulée ; la seconde phase pendant laquelle, à
la suite d’un cauchemar qu’elle avait eu, ceux qui étaient dans
le laboratoire avaient cru qu’on l’assassinait ! « Je n’avais
pas encore, alors, pénétré dans la «Chambre Jaune». Quelles
étaient les blessures de Mlle Stangerson ? Des marques de
strangulation et un coup formidable à la tempe… Les marques de
strangulation ne me gênaient pas. Elles pouvaient avoir été faites
« avant » et Mlle Stangerson les avait dissimulées sous une
collerette, un boa, n’importe quoi ! Car, du moment que je créais,
que j’étais obligé de diviser l’affaire en deux phases, j’étais
acculé à la nécessité de me dire que Mlle Stangerson avait caché
tous les événements de la première phase ; elle avait des raisons,
sans doute, assez puissantes pour cela, puisqu’elle n’avait rien
dit à son père et qu’elle dut raconter naturellement au juge
d’instruction l’agression de l’assassin dont elle ne pouvait
nier le passage, comme si cette agression avait eu lieu la nuit,
pendant la seconde phase ! Elle y était forcée, sans quoi son père
lui eût dit : « Que nous as-tu caché là ? Que signifie « ton
silence après une pareille agression » ? » « Elle avait donc
dissimulé les marques de la main de l’homme à son cou. Mais il y
avait le coup formidable de la tempe ! Ça, je ne le comprenais pas !
Surtout quand j’appris que l’on avait trouvé dans la chambre un
os de mouton, arme du crime… Elle ne pouvait avoir dissimulé qu’on
l’avait assommée, et cependant cette blessure apparaissait
évidemment comme ayant dû être faite pendant la première phase
puisqu’elle nécessitait la présence de l’assassin ! J’imaginai
que cette blessure était beaucoup moins forte qu’on ne le disait –
en quoi j’avais tort – et je pensai que Mlle Stangerson avait
caché la blessure de la tempe sous une coiffure en bandeaux ! «
Quant à la marque, sur le mur, de la main de l’assassin blessée
par le revolver de Mlle Stangerson, cette marque avait été faite
évidemment « avant » et l’assassin avait été nécessairement
blessé pendant la première phase, c’est-à-dire pendant qu’il
était - 287 - là ! Toutes les traces du passage de l’assassin
avaient été naturellement laissées pendant la première phase :
L’os de mouton, les pas noirs, le béret, le mouchoir, le sang sur
le mur, sur la porte et par terre… De toute évidence, si ces
traces étaient encore là, c’est que Mlle Stangerson, qui désirait
qu’on ne sût rien et qui agissait pour qu’on ne sût rien de
cette affaire, n’avait pas encore eu le temps de les faire
disparaître ! Ce qui me conduisait à chercher la première phase de
l’affaire dans un temps très rapproché de la seconde. Si, après
la première phase, c’est-à-dire après que l’assassin se fût
échappé, après qu’elle-même eût en hâte regagné le
laboratoire où son père la retrouvait, travaillant, – si elle
avait pu pénétrer à nouveau un instant dans la chambre, elle
aurait au moins fait disparaître, tout de suite, l’os de mouton,
le béret et le mouchoir qui traînaient par terre. Mais elle ne le
tenta pas, son père ne l’ayant pas quittée. Après, donc, cette
première phase, elle n’est entrée dans sa chambre qu’à minuit.
Quelqu’un y était entré à dix heures : le père Jacques, qui fit
sa besogne de tous les soirs, ferma les volets et alluma la
veilleuse. Dans son anéantissement sur le bureau du laboratoire où
elle feignait de travailler, Mlle Stangerson avait sans doute oublié
que le père Jacques allait entrer dans sa chambre ! Aussi elle a un
mouvement : elle prie le père Jacques de ne pas se déranger ! De ne
pas pénétrer dans la chambre ! Ceci est en toutes lettres dans
l’article du Matin. Le père Jacques entre tout de même et ne
s’aperçoit de rien, tant la «Chambre Jaune» est obscure ! …
Mlle Stangerson a dû vivre là deux minutes affreuses ! Cependant,
je crois qu’elle ignorait qu’il y avait tant de marques du
passage de l’assassin dans sa chambre ! Elle n’avait sans doute,
après la première phase, eu le temps que de dissimuler les traces
des doigts de l’homme à son cou et de sortir de sa chambre ! …
Si elle avait su que l’os, le béret et le mouchoir fussent sur le
parquet, elle les aurait également ramassés quand elle est rentrée
à minuit dans sa chambre… Elle ne les a pas vus, elle s’est
déshabillée à la clarté douteuse de la veilleuse… Elle s’est
couchée, brisée par tant d’émotions, et par la terreur, la
terreur qui ne l’avait fait regagner cette chambre que le plus tard
possible… - 288 - « Ainsi étais-je obligé d’arriver de la
sorte à la seconde phase du drame, avec Mlle Stangerson seule dans
la chambre, du moment qu’on n’avait pas trouvé l’assassin dans
la chambre… Ainsi devais-je naturellement faire entrer dans le
cercle de mon raisonnement les marques extérieures. « Mais il y
avait d’autres marques extérieures à expliquer. Des coups de
revolver avaient été tirés, pendant la seconde phase. Des cris : «
Au secours ! À l’assassin ! » avaient été proférés ! … Que
pouvait me désigner, en une telle occurrence, le bon bout de ma
raison ? Quant aux cris, d’abord : du moment où il n’y a pas
d’assassin dans la chambre, il y avait forcément cauchemar dans la
chambre ! « On entend un grand bruit de meubles renversés.
J’imagine… je suis obligé d’imaginer ceci : Mlle Stangerson
s’est endormie, hantée par l’abominable scène de l’après-midi…
elle rêve… le cauchemar précise ses images rouges… elle revoit
l’assassin qui se précipite sur elle, elle crie : « À l’assassin
! Au secours ! » et son geste désordonné va chercher le revolver
qu’elle a posé, avant de se coucher, sur sa table de nuit. Mais
cette main heurte la table de nuit avec une telle force qu’elle la
renverse. Le revolver roule par terre, un coup part et va se loger
dans le plafond… Cette balle dans le plafond me parut, dès
l’abord, devoir être la balle de l’accident… Elle révélait
la possibilité de l’accident et arrivait si bien avec mon
hypothèse de cauchemar qu’elle fut une des raisons pour lesquelles
je commençai à ne plus douter que le crime avait eu lieu avant, et
que Mlle Stangerson, douée d’un caractère d’une énergie peu
commune, l’avait caché… Cauchemar, coup de revolver… Mlle
Stangerson, dans un état moral affreux, est réveillée ; elle
essaye de se lever ; elle roule par terre, sans force, renversant les
meubles, râlant même… « À l’assassin ! Au secours ! » et
s’évanouit… « Cependant, on parlait de deux coups de revolver,
la nuit, lors de la seconde phase. À moi aussi, pour ma thèse –
ce n’était plus, déjà, une hypothèse – il en fallait deux ;
mais « un » dans chacune des phases et non pas deux dans la
dernière… un coup - 289 - pour blesser l’assassin, avant, et un
coup lors du cauchemar, après ! Or, était-il bien sûr que, la
nuit, deux coups de revolver eussent été tirés ? Le revolver
s’était fait entendre au milieu du fracas de meubles renversés.
Dans un interrogatoire, M. Stangerson parle d’un coup sourd
d’abord, d’un coup éclatant ensuite ! Si le coup sourd avait été
produit par la chute de la table de nuit en marbre sur le plancher ?
Il est nécessaire que cette explication soit la bonne. Je fus
certain qu’elle était la bonne, quand je sus que les concierges,
Bernier et sa femme, n’avaient entendu, eux qui étaient tout près
du pavillon, qu’un seul coup de revolver. Ils l’ont déclaré au
juge d’instruction. « Ainsi, j’avais presque reconstitué les
deux phases du drame quand je pénétrai, pour la première fois,
dans la «Chambre Jaune». Cependant la gravité de la blessure à la
tempe n’entrait pas dans le cercle de mon raisonnement. Cette
blessure n’avait donc pas été faite par l’assassin avec l’os
de mouton, lors de la première phase, parce qu’elle était trop
grave, que Mlle Stangerson n’aurait pu la dissimuler et qu’elle
ne l’avait pas dissimulée sous une coiffure en bandeaux ! Alors,
cette blessure avait été « nécessairement » faite lors de la
seconde phase, au moment du cauchemar ? C’est ce que je suis allé
demander à la «Chambre Jaune» et la «Chambre Jaune» m’a
répondu ! » Rouletabille tira, toujours de son petit paquet, un
morceau de papier blanc plié en quatre, et, de ce morceau de papier
blanc, sortit un objet invisible, qu’il tint entre le pouce et
l’index et qu’il porta au président : « Ceci, monsieur le
président, est un cheveu, un cheveu blond maculé de sang, un cheveu
de Mlle Stangerson… Je l’ai trouvé collé à l’un des coins de
marbre de la table de nuit renversée… Ce coin de marbre était
lui-même maculé de sang. Oh ! un petit carré rouge de rien du tout
! mais fort important ! car il m’apprenait, ce petit carré de
sang, qu’en se levant, affolée, de son lit, Mlle Stangerson était
tombée de tout son haut et fort brutalement sur ce coin de marbre
qui l’avait blessée à la tempe, et qui avait retenu ce cheveu, ce
cheveu que Mlle Stangerson devait avoir sur - 290 - le front, bien
qu’elle ne portât pas la coiffure en bandeaux ! Les médecins
avaient déclaré que Mlle Stangerson avait été assommée avec un
objet contondant et, comme l’os de mouton était là, le juge
d’instruction avait immédiatement accusé l’os de mouton mais le
coin d’une table de nuit en marbre est aussi un objet contondant
auquel ni les médecins ni le juge d’instruction n’avaient songé,
et que je n’eusse peut-être point découvert moi - même si le bon
bout de ma raison ne me l’avait indiqué, ne me l’avait fait
pressentir. » La salle faillit partir, une fois de plus, en
applaudissements ; mais, comme Rouletabille reprenait tout de suite
sa déposition, le silence se rétablit sur-le-champ. « Il me
restait à savoir, en dehors du nom de l’assassin que je ne devais
connaître que quelques jours plus tard, à quel moment avait eu lieu
la première phase du drame. L’interrogatoire de Mlle Stangerson,
bien qu’arrangé pour tromper le juge d’instruction, et celui de
M. Stangerson, devaient me le révéler. Mlle Stangerson a donné
exactement l’emploi de son temps, ce jour-là. Nous avons établi
que l’assassin s’est introduit entre cinq et six dans le pavillon
; mettons qu’il fût six heures et quart quand le professeur et sa
fille se sont remis au travail. C’est donc entre cinq heures et six
heures et quart qu’il faut chercher. Que dis-je, cinq heures ! mais
le professeur est alors avec sa fille… Le drame ne pourra s’être
passé que loin du professeur ! Il me faut donc, dans ce court espace
de temps, chercher le moment où le professeur et sa fille seront
séparés ! … Eh bien, ce moment, je le trouve dans
l’interrogatoire qui eut lieu dans la chambre de Mlle Stangerson,
en présence de M. Stangerson. Il y est marqué que le professeur et
sa fille rentrent vers six heures au laboratoire. M. Stangerson dit :
« À ce moment, je fus abordé par mon garde qui me retint un
instant. » il y a donc conversation avec le garde. Le garde parle à
M. Stangerson de coupe de bois ou de braconnage ; Mlle Stangerson
n’est plus là ; elle a déjà regagné le laboratoire puisque le
professeur dit encore : « Je quittai le garde et je rejoignis ma
fille qui était déjà au travail ! » - 291 - « C’est donc dans
ces courtes minutes que le drame se déroula. C’est nécessaire !
Je vois très bien Mlle Stangerson rentrer dans le pavillon, pénétrer
dans sa chambre pour poser son chapeau et se trouver en face du
bandit qui la poursuit. Le bandit était là, dans le pavillon,
depuis un certain temps. Il devait avoir arrangé son affaire pour
que tout se passât la nuit. Il avait alors déchaussé les
chaussures du père Jacques qui le gênaient, dans les conditions que
j’ai dites au juge d’instruction, il avait opéré la rafle des
papiers, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, et il s’était
ensuite glissé sous le lit quand le père Jacques était revenu
laver le vestibule et le laboratoire… Le temps lui avait paru long…
il s’était relevé, après le départ du père Jacques, avait à
nouveau erré dans le laboratoire, était venu dans le vestibule,
avait regardé dans le jardin, et avait vu venir, vers le pavillon –
car, à ce moment-là, la nuit qui commençait était très claire –
Mlle Stangerson, toute seule ! Jamais il n’eût osé l’attaquer à
cette heure-là s’il n’avait cru être certain que Mlle
Stangerson était seule ! Et, pour qu’elle lui apparût seule, il
fallait que la conversation entre M. Stangerson et le garde qui le
retenait eût lieu à un coin détourné du sentier, coin où se
trouve un bouquet d’arbres qui les cachait aux yeux du misérable.
Alors, son plan est fait. Il va être plus tranquille, seul avec Mlle
Stangerson dans ce pavillon, qu’il ne l’aurait été, en pleine
nuit, avec le père Jacques dormant dans son grenier. Et il dut
fermer la fenêtre du vestibule ! ce qui explique aussi que ni M.
Stangerson, ni le garde, du reste assez éloignés encore du
pavillon, n’ont entendu le coup de revolver. « Puis il regagna la
«Chambre Jaune». Mlle Stangerson arrive. Ce qui s’est passé a dû
être rapide comme l’éclair ! … Mlle Stangerson a dû crier…
ou plutôt a voulu crier son effroi ; l’homme l’a saisie à la
gorge… Peut-être va-t-il l’étouffer, l’étrangler… Mais la
main tâtonnante de Mlle Stangerson a saisi, dans le tiroir de la
table de nuit, le revolver qu’elle y a caché depuis qu’elle
redoute les menaces de l’homme. L’assassin brandit déjà, sur la
tête de la malheureuse, cette arme terrible dans les mains de
Larsan-Ballmeyer, un os de mouton… Mais elle tire… le coup part,
blesse la main qui abandonne l’arme. L’os de - 292 - mouton roule
par terre, ensanglanté par la blessure de l’assassin… l’assassin
chancelle, va s’appuyer à la muraille, y imprime ses doigts
rouges, craint une autre balle et s’enfuit… « Elle le voit
traverser le laboratoire… Elle écoute… Que fait-il dans le
vestibule ? … Il est bien long à sauter par cette fenêtre…
Enfin, il saute ! Elle court à la fenêtre et la referme ! … Et
maintenant, est-ce que son père a vu ? a entendu ? Maintenant que le
danger a disparu, toute sa pensée va à son père… douée d’une
énergie surhumaine, elle lui cachera tout, s’il en est temps
encore ! … Et, quand M. Stangerson reviendra, il trouvera la porte
de la «Chambre Jaune» fermée, et sa fille, dans le laboratoire,
penchée sur son bureau, attentive, au travail, déjà ! »
Rouletabille se tourne alors vers M. Darzac : « Vous savez la
vérité, s’écria-t-il, dites-nous donc si la chose ne s’est pas
passée ainsi ? – Je ne sais rien, répond M. Darzac. – Vous êtes
un héros ! fait Rouletabille, en se croisant les bras… Mais si
Mlle Stangerson était, hélas ! en état de savoir que vous êtes
accusé, elle vous relèverait de votre parole… elle vous prierait
de dire tout ce qu’elle vous a confié… que dis-je, elle
viendrait vous défendre elle-même ! … » M. Darzac ne fit pas un
mouvement, ne prononça pas un mot. Il regarda tristement
Rouletabille. « Enfin, fit celui-ci, puisque Mlle Stangerson n’est
pas là, il faut bien que j’y sois, moi ! Mais, croyez-moi,
monsieur Darzac, le meilleur moyen, le seul, de sauver Mlle
Stangerson et de lui rendre la raison, c’est encore de vous faire
acquitter ! » Un tonnerre d’applaudissements accueillit cette
dernière phrase. Le président n’essaya même pas de réfréner -
293 - l’enthousiasme de la salle. Robert Darzac était sauvé. Il
n’y avait qu’à regarder les jurés pour en être certain ! Leur
attitude manifestait hautement leur conviction. Le président s’écria
alors : « Mais enfin, quel est ce mystère qui fait que Mlle
Stangerson, que l’on tente d’assassiner, dissimule un pareil
crime à son père ? – Ça, m’sieur, fit Rouletabille, j’sais
pas ! … Ça ne me regarde pas ! … » Le président fit un nouvel
effort auprès de M. Robert Darzac. « Vous refusez toujours de nous
dire, monsieur, quel a été l’emploi de votre temps pendant qu’
« on » attentait à la vie de Mlle Stangerson ? – Je ne peux rien
vous dire, monsieur… » Le président implora du regard une
explication de Rouletabille : « On a le droit de penser, m’sieur
le président, que les absences de M. Robert Darzac étaient
étroitement liées au secret de Mlle Stangerson… Aussi M. Darzac
se croit-il tenu à garder le silence ! … Imaginez que Larsan, qui
a, lors de ses trois tentatives, tout mis en train pour détourner
les soupçons sur M. Darzac, ait fixé, justement, ces trois fois-là,
des rendez-vous à M. Darzac dans un endroit compromettant,
rendez-vous où il devait être traité du mystère… M. Darzac se
fera plutôt condamner que d’avouer quoi que ce soit, que
d’expliquer quoi que ce soit qui touche au mystère de Mlle
Stangerson. Larsan est assez malin pour avoir fait encore cette «
combinaise-là ! … » - 294 - Le président, ébranlé, mais
curieux, répartit encore : « Mais quel peut bien être ce
mystère-là ? – Ah ! m’sieur, j’pourrais pas vous dire ! fit
Rouletabille en saluant le président ; seulement, je crois que vous
en savez assez maintenant pour acquitter M. Robert Darzac ! … À
moins que Larsan ne revienne ! mais j’crois pas ! » fit-il en
riant d’un gros rire heureux. Tout le monde rit avec lui. « Encore
une question, monsieur, fit le président. Nous comprenons, toujours
en admettant votre thèse, que Larsan ait voulu détourner les
soupçons sur M. Robert Darzac, mais quel intérêt avait-il à les
détourner aussi sur le père Jacques ? … – « L’intérêt du
policier ! » m’sieur ! L’intérêt de se montrer débrouillard
en annihilant lui-même ces preuves qu’il avait accumulées. C’est
très fort, ça ! C’est un truc qui lui a souvent servi à
détourner les soupçons qui eussent pu s’arrêter sur luimême !
Il prouvait l’innocence de l’un, avant d’accuser l’autre.
Songez, monsieur le président, qu’une affaire comme celle-là
devait avoir été longuement « mijotée « à l’avance par
Larsan. Je vous dis qu’il avait tout étudié et qu’il
connaissait les êtres et tout. Si vous avez la curiosité de savoir
comment il s’était documenté, vous apprendrez qu’il s’était
fait un moment le commissionnaire entre « le laboratoire de la
Sûreté » et M. Stangerson, à qui on demandait des « expériences
». Ainsi, il a pu, avant le crime, pénétrer deux fois dans le
pavillon. Il était grimé de telle sorte que le père Jacques,
depuis, ne l’a pas reconnu ; mais il a trouvé, lui, Larsan,
l’occasion de chiper au père Jacques une vieille paire de
godillots et un béret hors d’usage, que le vieux serviteur de M.
Stangerson avait noués dans un mouchoir pour les porter sans doute à
un de ses amis, charbonnier sur la route d’Épinay ! Quand le crime
fut découvert, le père Jacques, reconnaissant les objets à part
lui, n’eut garde de les reconnaître immédiatement ! - 295 - Ils
étaient trop compromettants, et c’est ce qui vous explique son
trouble, à cette époque, quand nous lui en parlions. Tout cela est
simple comme bonjour et j’ai acculé Larsan à me l’avouer. Il
l’a du reste fait avec plaisir, car, si c’est un bandit – ce
qui ne fait plus, j’ose l’espérer, de doute pour personne –
c’est aussi un artiste ! … C’est sa manière de faire, à cet
homme, sa manière à lui… Il a agi de même lors de l’affaire du
« Crédit universel » et des « Lingots de la Monnaie ! » Des
affaires qu’il faudra réviser, m’sieur le président, car il y a
quelques innocents dans les prisons depuis que Ballmeyer-Larsan
appartient à la Sûreté ! »
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