XXVII
Où
Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire 1ère partie
Il
y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes qui se
trouvaient mal. On n’eût plus aucun égard pour « la majesté de
la justice ». Ce fut une bousculade insensée. Tout le monde voulait
voir Joseph Rouletabille. Le président cria qu’il allait faire
évacuer la salle, mais personne ne l’entendit. Pendant ce temps,
Rouletabille sautait par-dessus la balustrade qui le séparait du
public assis, se faisait un chemin à grands coups de coude, arrivait
auprès de son directeur qui l’embrassait avec effusion, lui prit «
sa » lettre d’entre les mains, la glissa dans sa poche, pénétra
dans la partie réservée du prétoire et parvint ainsi jusqu’à la
barre des témoins, bousculé, bousculant, le visage souriant,
heureux, boule écarlate qu’illuminait encore l’éclair
intelligent de ses deux grands yeux ronds. Il avait ce costume
anglais que je lui avais vu le matin de son départ – mais dans
quel état, mon Dieu ! – l’ulster sur son bras et la casquette de
voyage à la main. Et il dit :
- Je demande pardon, monsieur le
président, le transatlantique a eu du retard ! J’arrive
d’Amérique. Je suis Joseph Rouletabille ! …
On éclata de
rire. Tout le monde était heureux de l’arrivée de ce gamin. Il
semblait à toutes ces consciences qu’un immense poids venait de
leur être enlevé. On respirait. On avait la certitude qu’il
apportait réellement la vérité… qu’il allait faire connaître
la vérité… Mais le président était furieux
- Ah ! vous êtes
Joseph Rouletabille, reprit le président… eh bien, je vous
apprendrai, jeune homme, à vous moquer de la justice… En attendant
que la cour délibère sur votre cas, je vous retiens à la
disposition de la justice… en vertu de mon pouvoir discrétionnaire.
– Mais, monsieur le président, je ne demande que cela : être à
la disposition de la justice… je suis venu m’y mettre, à la
disposition de la justice… Si mon entrée a fait un peu de tapage,
j’en demande bien pardon à la cour… Croyez bien, monsieur le
président, que nul, plus que moi, n’a le respect de la justice…
Mais je suis entré comme j’ai pu…
- Et il se mit à rire. Et
tout le monde rit.
- Emmenez-le ! » commanda le président.
Mais
maître Henri-Robert intervint. Il commença par excuser le jeune
homme, il le montra animé des meilleurs sentiments, il fit
comprendre au président qu’on pouvait difficilement se passer de
la déposition d’un témoin qui avait couché au Glandier pendant
toute la semaine mystérieuse, d’un témoin surtout qui prétendait
prouver l’innocence de l’accusé et apporter le nom de
l’assassin.
- Vous allez nous dire le nom de l’assassin ?
demanda le président, ébranlé mais sceptique.
– Mais, mon
président, je ne suis venu que pour ça ! fit Rouletabille.
On
faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut ! énergiques des
huissiers rétablirent le silence.
- Joseph Rouletabille, dit maître
Henri-Robert, n’est pas cité régulièrement comme témoin, mais
j’espère qu’en vertu de son pouvoir discrétionnaire, monsieur
le président voudra bien l’interroger.
– C’est bien !
fit le président, nous l’interrogerons. Mais finissons-en d’abord…
L’avocat général se leva :
- Il vaudrait peut-être mieux,
fit remarquer le représentant du ministère public, que ce jeune
homme nous dise tout de suite le nom de celui qu’il dénonce comme
étant l’assassin.
Le président acquiesça avec une ironique
réserve :
- Si monsieur l’avocat général attache quelque
importance à la déposition de M. Joseph Rouletabille, je ne vois
point d’inconvénient à ce que le témoin nous dise tout de suite
le nom de « son » assassin !
On eût entendu voler une mouche.
Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert Darzac,
qui, lui, pour la première fois, depuis le commencement du débat,
montrait un visage agité et plein d’angoisse.
- Eh bien, répéta
le président, on vous écoute, monsieur Joseph Rouletabille. Nous
attendons le nom de l’assassin.
Rouletabille fouilla
tranquillement dans la poche de son gousset, en tira un énorme
oignon, y regarda l’heure, et dit :
- Monsieur le président, je
ne pourrai vous dire le nom de l’assassin qu’à six heures et
demie ! Nous avons encore quatre bonnes heures devant nous !
La
salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés. Quelques
avocats dirent à haute voix :
- Il se moque de nous !
Le
président avait l’air enchanté ; maîtres Henri-Robert et André
Hesse étaient ennuyés. Le président dit :
- Cette plaisanterie a
assez duré. Vous pouvez vous retirer, monsieur, dans la salle des
témoins. Je vous garde à notre disposition.
Rouletabille
protesta :
- Je vous affirme, monsieur le président, s’écria-t-il,
de sa voix aiguë et claironnante, je vous affirme que, lorsque je
vous aurai dit le nom de l’assassin, vous comprendrez que je ne
pouvais vous le dire qu’à six heures et demie ! Parole d’honnête
homme ! Foi de Rouletabille ! … Mais, en attendant, je peux
toujours vous donner quelques explications sur l’assassinat du
garde… M. Frédéric Larsan qui m’a vu « travailler » au
Glandier pourrait vous dire avec quel soin j’ai étudié toute
cette affaire. J’ai beau être d’un avis contraire au sien et
prétendre qu’en faisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait
arrêter un innocent, il ne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de
l’importance qu’il faut attacher à mes découvertes, qui ont
souvent corroboré les siennes !
Frédéric Larsan dit :
-
Monsieur le président, il serait intéressant d’entendre M. Joseph
Rouletabille ; d’autant plus intéressant qu’il n’est pas de
mon avis.
Un murmure d’approbation accueillit cette parole du
policier. Il acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait
d’être curieuse entre ces deux intelligences qui s’étaient
acharnées au même tragique problème et qui étaient arrivées à
deux solutions différentes. Comme le président se taisait, Frédéric
Larsan continua :
- Ainsi nous sommes d’accord pour le
coup de couteau au cœur qui a été donné au garde par l’assassin
de Mlle Stangerson ; mais, puisque nous ne sommes plus d’accord sur
la question de la fuite de l’assassin, « dans le bout de cour »,
il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille explique cette
fuite.
– Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux !
Toute la
salle partit encore à rire. Le président déclara aussitôt que, si
un pareil fait se renouvelait, il n’hésiterait pas à mettre à
exécution sa menace de faire évacuer la salle.
- Vraiment, termina
le président, dans une affaire comme celle-là, je ne vois pas ce
qui peut prêter à rire.
– Moi non plus ! dit Rouletabille.
Des
gens, devant moi, s’enfoncèrent leur mouchoir dans la bouche pour
ne pas éclater…
- Allons, fit le président, vous avez entendu,
jeune homme, ce que vient de dire M. Frédéric Larsan. Comment,
selon vous, l’assassin s’est-il enfui du « bout de cour » ?
Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement.
-
Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout l’intérêt
qu’elle portait au garde…
– La coquine ! s’écria le père
Mathieu.
– Faites sortir le père Mathieu ! « ordonna le
président.
On emmena le père Mathieu.
Rouletabille reprit :
- … Puisqu’elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu’elle
avait souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier
étage du donjon, dans la chambre qui fut, autrefois un oratoire. Ces
conversations furent surtout fréquentes dans les derniers temps,
quand le père Mathieu était cloué au lit par ses rhumatismes.
Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au père
Mathieu le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour les
quelques heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de
s’absenter. Mme Mathieu venait au château, la nuit, enveloppée
dans un grand châle noir qui lui servait autant que possible à
dissimuler sa personnalité et la faisait ressembler à un sombre
fantôme qui, parfois, troubla les nuits du père Jacques. Pour
prévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu avait emprunté au
chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière de
Sainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre ; aussitôt, le
garde descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à
sa maîtresse. Quand les réparations du donjon furent récemment
entreprises, les rendez-vous n’en eurent pas moins lieu dans
l’ancienne chambre du garde, au donjon même, la nouvelle chambre,
qu’on avait momentanément abandonnée à ce malheureux serviteur,
à l’extrémité de l’aile droite du château, n’étant séparée
du ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière que par une
trop mince cloison. Mme Mathieu venait de quitter le garde en
parfaite santé, quand le drame du « petit bout de cour » survint.
Mme Mathieu et le garde, n’ayant plus rien à se dire, étaient
sortis du donjon ensemble… Je n’ai appris ces détails, monsieur
le président, que par l’examen auquel je me livrai des traces de
pas dans la cour d’honneur, le lendemain matin… Bernier, le
concierge, que j’avais placé, avec son fusil, en observation
derrière le donjon, ainsi que je lui permettrai de vous l’expliquer
lui-même, ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour d’honneur.
Il n’y arriva un peu plus tard qu’attiré par les coups de
revolver, et tira à son tour. Voici donc le garde et Mme
Mathieu, dans la nuit et le silence de la cour d’honneur. Ils se
souhaitent le bonsoir ; Mme Mathieu se dirige vers la grille ouverte
de cette cour, et lui s’en retourne se coucher dans sa petite pièce
en encorbellement, à l’extrémité de l’aile droite du château. Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver retentissent
; il se retourne ; anxieux, il revient sur ses pas ; il va atteindre
l’angle de l’aile droite du château quand une ombre bondit sur
lui et le frappe. Il meurt. Son cadavre est ramassé tout de suite
par des gens qui croient tenir l’assassin et qui n’emportent que
l’assassiné. Pendant ce temps, que fait Mme Mathieu ? Surprise par
les détonations et par l’envahissement de la cour, elle se fait la
plus petite qu’elle peut dans la nuit et dans la cour d’honneur.
La cour est vaste, et, se trouvant près de la grille, Mme Mathieu
pouvait passer inaperçue. Mais elle ne « passa » pas. Elle resta
et vit emporter le cadavre. Le cœur serré d’une angoisse bien
compréhensible et poussée par un tragique pressentiment, elle vint
jusqu’au vestibule du château, jeta un regard sur l’escalier
éclairé par le lumignon du père Jacques, l’escalier où l’on
avait étendu le corps de son ami ; elle « vit » et s’enfuit.
Avait-elle éveillé l’attention du père Jacques ? Toujours est-il
que celui-ci rejoignit le fantôme noir, qui déjà lui avait fait
passer quelques nuits blanches. Cette nuit même, avant le crime,
il avait été réveillé par les cris de la « Bête du Bon Dieu »
et avait aperçu, par sa fenêtre, le fantôme noir… Il s’était
hâtivement vêtu et c’est ainsi que l’on s’explique qu’il
arriva dans le vestibule, tout habillé, quand nous apportâmes le
cadavre du garde. Donc, cette nuit-là, dans la cour d’honneur, il
a voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder de tout près la
figure du fantôme. Il la reconnut. Le père Jacques est un vieil ami
de Mme Mathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le
supplier de la sauver de ce moment difficile ! L’état de Mme
Mathieu, qui venait de voir son ami mort, devait être pitoyable. Le
père Jacques eut pitié et accompagna Mme Mathieu, à travers la
chênaie, et hors du parc, par delà même les bords de l’étang,
jusqu’à la route d’Épinay. Là, elle n’avait plus que
quelques mètres à faire pour rentrer chez elle. Le père Jacques
revint au château, et, se rendant compte de l’importance
judiciaire qu’il y aurait pour la maîtresse du garde à ce qu’on
ignorât sa présence au château, cette nuit-là, essaya autant que
possible de nous cacher cet épisode dramatique d’une nuit qui,
déjà, en comptait tant ! Je n’ai nul besoin, ajouta Rouletabille,
de demander à Mme Mathieu et au père Jacques de corroborer ce
récit. « Je sais » que les choses se sont passées ainsi ! Je
ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui, comprend
déjà comment j’ai tout appris, car il m’a vu, le lendemain
matin, penché sur une double piste où l’on rencontrait voyageant
de compagnie, l’empreinte des pas du père Jacques et de ceux de
madame.
Ici, Rouletabille se tourna vers Mme Mathieu qui était
restée à la barre, et lui fit un salut galant.
- Les empreintes
des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ont une ressemblance
étrange avec les traces des « pieds élégants » de l’assassin…
Mme Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche le
jeune reporter. Qu’osait-il dire ? Que voulait-il dire ?
- Madame
a le pied élégant, long et plutôt un peu grand pour une femme.
C’est, au bout pointu de la bottine près, le pied de l’assassin…
Il y eut quelques mouvements dans l’auditoire. Rouletabille,
d’un geste, les fit cesser. On eût dit vraiment que c’était
lui, maintenant, qui commandait la police de l’audience.
- Je
m’empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pas grand’chose
et qu’un policier qui bâtirait un système sur des marques
extérieures semblables, sans mettre une idée générale autour,
irait tout de go à l’erreur judiciaire ! M. Robert Darzac, lui aussi, a les pieds de l’assassin, et cependant, il n’est
pas l’assassin !
Nouveaux mouvements. Le président demanda à
Mme Mathieu :
- C’est bien ainsi que, ce soir-là, les choses se
sont passées pour vous, madame ?
– Oui, monsieur le président,
répondit-elle. C’est à croire que M. Rouletabille était derrière
nous.
– Vous avez donc vu fuir l’assassin jusqu’à l’extrémité
de l’aile droite, madame ?
– Oui, comme j’ai vu emporter, une
minute plus tard, le cadavre du garde.
– Et l’assassin, qu’est-il
devenu ? Vous étiez restée seule dans la cour d’honneur, il
serait tout naturel que vous l’ayez aperçu alors… Il ignorait
votre présence et le moment était venu pour lui de s’échapper…
– Je n’ai rien vu, monsieur le président, gémit Mme Mathieu. À
ce moment la nuit était devenue très noire.
– C’est donc, fit
le président, M. Rouletabille qui nous expliquera comment l’assassin
s’est enfui.
– Évidemment ! répliqua aussitôt le jeune
homme avec une telle assurance que le président lui-même ne put
s’empêcher de sourire.
Et Rouletabille reprit la parole :
- Il était impossible à l’assassin de s’enfuir normalement du
bout de cour dans lequel il était entré sans que nous le vissions !
Si nous ne l’avions pas vu, nous l’eussions touché ! C’est un
pauvre petit bout de cour de rien du tout, un carré entouré de
fossés et de hautes grilles. L’assassin eût marché sur nous ou
nous eussions marché sur lui ! Ce carré était aussi
quasi-matériellement fermé par les fossés, les grilles et par
nous-mêmes, que la «Chambre Jaune! »
– Alors, dites-nous donc,
puisque l’homme est entré dans ce carré, dites-nous donc comment
il se fait que vous ne l’ayez point trouvé ! … Voilà une
demi-heure que je ne vous demande que cela ! …
Rouletabille
ressortit une fois encore l’oignon qui garnissait la poche de son
gilet ; il y jeta un regard calme, et dit :
-Monsieur le président,
vous pouvez me demander cela encore pendant trois heures trente, je
ne pourrai vous répondre sur ce point qu’à six heures et demie !
Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni désappointés.
On commençait à avoir confiance en Rouletabille. On lui faisait
confiance. Et l’on s’amusait de cette prétention qu’il
avait de fixer une heure au président comme il eût fixé un
rendez-vous à un camarade. Quant au président, après s’être
demandé s’il devait se fâcher, il prit son parti de s’amuser de
ce gamin comme tout le monde. Rouletabille dégageait de la
sympathie, et le président en était déjà tout imprégné. Enfin,
il avait si nettement défini le rôle de Mme Mathieu dans l’affaire,
et si bien expliqué chacun de ses gestes, « cette nuit-là », que
M. De Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux.
- Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c’est comme vous
voudrez ! Mais que je ne vous revoie plus avant six heures et demie !
Rouletabille salua le président, et, dodelinant de sa grosse
tête, se dirigea vers la porte des témoins. Son regard me
cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me dégageai tout doucement
de la foule qui m’enserrait et je sortis de la salle d’audience,
presque en même temps que Rouletabille. Cet excellent ami
m’accueillit avec effusion. Il était heureux et loquace. Il me
secouait les mains avec jubilation. Je lui dis :
- Je ne vous
demanderai point, mon cher ami, ce que vous êtes allé faire en
Amérique. Vous me répliqueriez sans doute, comme au président, que
vous ne pouvez me répondre qu’à six heures et demie…
– Non,
mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair ! Je vais vous dire tout
de suite ce que je suis allé faire en Amérique, parce que vous,
vous êtes un ami : je suis allé chercher le nom de la seconde
moitié de l’assassin !
– Vraiment, vraiment, le nom de la
seconde moitié…
– Parfaitement. Quand nous avons quitté le
Glandier pour la dernière fois, je connaissais les deux moitiés de
l’assassin et le nom de l’une de ces moitiés. C’est le nom de
l’autre moitié que je suis allé chercher en Amérique…
Nous
entrions, à ce moment, dans la salle des témoins. Ils vinrent tous
à Rouletabille avec force démonstrations. Le reporter fut très
aimable, si ce n’est avec Arthur Rance auquel il montra une
froideur marquée. Frédéric Larsan entrant alors dans la salle,
Rouletabille alla à lui, lui administra une de ces poignées de main dont il avait le douloureux secret, et dont on revient avec
les phalanges brisées. Pour lui montrer tant de sympathie,
Rouletabille devait être bien sûr de l’avoir roulé. Larsan
souriait, sûr de lui-même et lui demandant, à son tour, ce qu’il
était allé faire en Amérique. Alors, Rouletabille, très aimable,
le prit par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage. À un
moment, ils s’éloignèrent, s’entretenant de choses plus
sérieuses, et, par discrétion, je les quittai. Du reste, j’étais
fort curieux de rentrer dans la salle d’audience où
l’interrogatoire des témoins continuait.
Je retournai à ma place
et je pus constater tout de suite que le public n’attachait qu’une
importance relative à ce qui se passait alors, et qu’il attendait
impatiemment six heures et demie.
Ces six heures et demie sonnèrent
et Joseph Rouletabille fut à nouveau introduit. Décrire l’émotion
avec laquelle la foule le suivit des yeux à la barre serait
impossible. On ne respirait plus. M. Robert Darzac s’était levé à
son banc. Il était « pâle comme un mort ». Le président dit avec
gravité :
- Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur ! Vous
n’avez pas été cité régulièrement. Mais j’espère qu’il
n’est pas besoin de vous expliquer toute l’importance des paroles
que vous allez prononcer ici…
Et il ajouta, menaçant :
- Toute
l’importance de ces paroles… pour vous, sinon pour les autres ! …
Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit :
- Oui,
m’sieur !
– Voyons, fit le président. Nous parlions tout
à l’heure de ce petit bout de cour qui avait servi de refuge à
l’assassin, et vous nous promettiez de nous dire, à six heures et
demie, comment l’assassin s’est enfui de ce bout de cour et aussi
le nom de l’assassin. Il est six heures trente-cinq, monsieur
Rouletabille, et nous ne savons encore rien !
– Voilà, m’sieur !
commença mon ami au milieu d’un silence si solennel que je ne me
rappelle pas en avoir « vu » de semblable, je vous ai dit que ce
bout de cour était fermé et qu’il était impossible pour
l’assassin de s’échapper de ce carré sans que ceux qui étaient
à sa recherche s’en aperçussent. C’est l’exacte vérité.
Quand nous étions là, dans le carré de bout de cour, l’assassin
s’y trouvait encore avec nous !
– Et vous ne l’avez pas vu ! …
c’est bien ce que l’accusation prétend…
– Et nous l’avons
tous vu ! monsieur le président, s’écria Rouletabille.
– Et
vous ne l’avez pas arrêté ! …
– Il n’y avait que moi qui
sût qu’il était l’assassin. Et j’avais besoin que l’assassin
ne fût pas arrêté tout de suite ! Et puis, je n’avais d’autre
preuve, à ce moment, que « ma raison » ! Oui, seule, ma raison me
prouvait que l’assassin était là et que nous le voyions ! J’ai
pris mon temps pour apporter, aujourd’hui, en cour d’assises, une
preuve irréfutable, et qui, je m’y engage, contentera tout le
monde.
– Mais parlez ! parlez, monsieur ! Dites-nous quel est le
nom de l’assassin, fit le président…
– Vous le
trouverez parmi les noms de ceux qui étaient dans le bout de cour »,
répliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait pas pressé…
On
commençait à s’impatienter dans la salle… « Le nom ! Le nom !
murmurait-on… Rouletabille, sur un ton qui méritait des gifles,
dit :
- Je laisse un peu traîner cette déposition, la mienne,
m’sieur le président, parce que j’ai des raisons pour cela ! …
– Le nom ! Le nom ! répétait la foule.
– Silence ! » glapit
l’huissier.
Le président dit :
- Il faut tout de suite nous dire
le nom, monsieur ! … Ceux qui se trouvaient dans le bout de cour
étaient : le garde, mort. Est-ce lui, l’assassin ?
– Non,
m’sieur.
– Le père Jacques ? …
– Non m’sieur.
– Le
concierge, Bernier ?
– Non, m’sieur…
– M. Sainclair ?
– Non m’sieur…
– M. Arthur William Rance, alors ? Il ne reste
que M. Arthur Rance et vous ! Vous n’êtes pas l’assassin, non ?
– Non, m’sieur !
– Alors, vous accusez M. Arthur Rance ?
–
Non, m’sieur !
– Je ne comprends plus ! … Où voulez-vous en
venir ? … il n’y avait plus personne dans le bout de cour.
–
Si, m’sieur ! … il n’y avait personne dans le bout de cour, ni
au-dessous, mais il y avait quelqu’un au-dessus, quelqu’un penché
à sa fenêtre, sur le bout de cour…
– Frédéric Larsan !
s’écria le président.
– Frédéric Larsan ! » répondit d’une
voix éclatante Rouletabille.
Et, se retournant vers le public qui
faisait entendre déjà des protestations, il lui lança ces mots
avec une force dont je ne le croyais pas capable :
- Frédéric
Larsan, l’assassin !
Une clameur où s’exprimaient
l’ahurissement, la consternation, l’indignation, l’incrédulité,
et, chez certains, l’enthousiasme pour le petit bonhomme assez
audacieux pour oser une pareille accusation, remplit la salle. Le
président n’essaya même pas de la calmer ; quand elle fut tombée
d’elle-même, sous les chut ! énergiques de ceux qui voulaient tout
de suite en savoir davantage, on entendit distinctement
Robert Darzac, qui, se laissant retomber sur son banc, disait :
-
C’est impossible ! Il est fou ! …
Le président :
- Vous
osez, monsieur, accuser Frédéric Larsan ! Voyez l’effet d’une
pareille accusation… M. Robert Darzac lui-même vous traite de fou
! … Si vous ne l’êtes pas, vous devez avoir des preuves…
–
Des preuves, m’sieur ! Vous voulez des preuves ! Ah ! je vais vous
en donner une, de preuve… fit la voix aiguë de Rouletabille…
Qu’on fasse venir Frédéric Larsan ! …
Le président :
-
Huissier, appelez Frédéric Larsan.
L’huissier courut à la
petite porte, l’ouvrit, disparut… La petite porte était restée
ouverte… Tous les yeux étaient sur cette petite porte. L’huissier
réapparut. Il s’avança au milieu du prétoire et dit :
-
Monsieur le président, Frédéric Larsan n’est pas là. Il est
parti vers quatre heures et on ne l’a plus revu.
Rouletabille
clama, triomphant :
- Ma preuve, la voilà !
– Expliquez-vous…
Quelle preuve ? demanda le président.
– Ma preuve
irréfutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vous pas que c’est la
fuite de Larsan. Je vous jure qu’il ne reviendra pas, allez ! …
vous ne reverrez plus Frédéric Larsan…
Rumeurs au fond de la
salle.
- Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi,
monsieur, n’avez-vous pas profité de ce que Larsan était avec
vous, à cette barre, pour l’accuser en face ? Au moins, il aurait
pu vous répondre ! …
– Quelle réponse eût été plus complète
que celle-ci, monsieur le président ? … il ne me répond pas ! Il
ne me répondra jamais ! J’accuse Larsan d’être l’assassin et
il se sauve ! Vous trouvez que ce n’est pas une réponse, ça ! …
– Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan,
comme vous dites, « se soit sauvé »… Comment se serait-il sauvé
? Il ne savait pas que vous alliez l’accuser ?
– Si, m’sieur,
il le savait, puisque je le lui ai appris moi-même, tout à l’heure…
– Vous avez fait cela ! … Vous croyez que Larsan est l’assassin
et vous lui donnez les moyens de fuir ! …
– Oui, m’sieur le
président, j’ai fait cela, répliqua Rouletabille avec orgueil…
Je ne suis pas de la « justice », moi ; je ne suis pas de la «
police », moi ; je suis un humble journaliste, et mon métier n’est
point de faire arrêter les gens ! Je sers la vérité comme je veux…
c’est mon affaire… Préservez, vous autres, la société, comme
vous pouvez, c’est la vôtre… Mais ce n’est pas moi qui
apporterai une tête au bourreau ! … Si vous êtes juste, monsieur
le président – et vous l’êtes – vous trouverez que j’ai
raison ! … Ne vous ai-je pas dit, tout à l’heure, « que vous
comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de l’assassin avant
six heures et demie ». J’avais calculé que ce temps était nécessaire pour avertir Frédéric Larsan, lui permettre de
prendre le train de 4 heures 17, pour Paris, où il saurait se mettre
en sûreté… Une heure pour arriver à Paris, une heure et quart
pour qu’il pût faire disparaître toute trace de son passage…
Cela nous amenait à six heures et demie… Vous ne retrouverez pas
Frédéric Larsan, déclara Rouletabille en fixant M. Robert Darzac…
il est trop malin… C’est un homme qui vous a toujours échappé…
et que vous avez longtemps et vainement poursuivi… S’il est moins
fort que moi, ajouta Rouletabille, en riant de bon cœur et en riant
tout seul, car personne n’avait plus envie de rire… il est plus
fort que toutes les polices de la terre. Cet homme, qui, depuis
quatre ans, s’est introduit à la Sûreté, et y est devenu célèbre
sous le nom de Frédéric Larsan, est autrement célèbre sous un
autre nom que vous connaissez bien. Frédéric Larsan, m’sieur le
président, c’est Ballmeyer !
– Ballmeyer ! s’écria le
président.
– Ballmeyer ! fit Robert Darzac, en se soulevant…
Ballmeyer ! … C’était donc vrai !
– Ah ! ah ! m’sieur
Darzac, vous ne croyez plus que je suis fou, maintenant ! …
Ballmeyer ! Ballmeyer ! Ballmeyer ! On n’entendait plus que ce nom
dans la salle. Le président suspendit l’audience. Vous pensez si
cette suspension d’audience fut mouvementée. Le public avait de
quoi s’occuper. Ballmeyer ! On trouvait, décidément, le gamin «
épatant » ! Ballmeyer ! Mais le bruit de sa mort avait couru, il y
avait, de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc échappé à
la mort comme, toute sa vie, il avait échappé aux gendarmes. Est-il
nécessaire que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer ? Ils
ont, pendant vingt ans, défrayé la chronique judiciaire et la
rubrique des faits divers ; et, si quelques-uns de mes
lecteurs ont pu oublier l’affaire de la «Chambre Jaune», ce nom
de Ballmeyer n’est certainement pas sorti de leur mémoire.
Ballmeyer fut le type même de l’escroc du grand monde ; il n’était
point de gentleman plus gentleman que lui ; il n’était point de
prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui ; il n’était
point d’ « apache », comme on dit aujourd’hui, plus audacieux
et plus terrible que lui. Reçu dans la meilleure société, inscrit
dans les cercles les plus fermés, il avait volé l’honneur des
familles et l’argent des pontes avec une maestria qui ne fut jamais
dépassée. Dans certaines occasions difficiles, il n’avait pas
hésité à faire le coup de couteau ou le coup de l’os de mouton.
Du reste, il n’hésitait jamais, et aucune entreprise n’était
au-dessus de ses forces. Étant tombé une fois entre les mains de la
justice, il s’échappa, le matin de son procès, en jetant du
poivre dans les yeux des gardes qui le conduisaient à la cour
d’assises. On sut plus tard que, le jour de sa fuite, pendant que
les plus fins limiers de la Sûreté étaient à ses trousses, il
assistait, tranquillement, nullement maquillé, à une « première »
du Théâtre-Français. Il avait ensuite quitté la France pour
travailler en Amérique, et la police de l’état d’Ohio avait, un
beau jour, mis la main sur l’exceptionnel bandit ; mais, le
lendemain, il s’échappait encore… Ballmeyer, il faudrait un
volume pour parler ici de Ballmeyer, et c’est cet homme qui était
devenu Frédéric Larsan ! … Et c’est ce petit gamin de
Rouletabille qui avait découvert cela ! … Et c’est lui aussi, ce
moutard, qui, connaissant le passé d’un Ballmeyer, lui permettait,
une fois de plus, de faire la nique à la société, en lui
fournissant le moyen de s’échapper !
À ce dernier point de vue,
je ne pouvais qu’admirer Rouletabille, car je savais que son
dessein était de servir jusqu’au bout M. Robert Darzac et Mlle
Stangerson en les débarrassant du bandit sans qu’il parlât. On
n’était pas encore remis d’une pareille révélation, et
j’entendais déjà les plus pressés s’écrier : « En admettant
que l’assassin soit Frédéric Larsan, cela ne nous explique pas
comment il est sorti de la Chambre Jaune ! … » quand l’audience
fut reprise.
Rouletabille fut appelé immédiatement à la
barre et son interrogatoire , car il s’agissait là plutôt d’un
interrogatoire que d’une déposition , reprit. Le président :
-
Vous nous avez dit tout à l’heure, monsieur, qu’il était
impossible de s’enfuir du bout de cour. J’admets, avec vous, je
veux bien admettre que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penché
à sa fenêtre, au-dessus de vous, il fût encore dans ce bout de
cour ; mais, pour se trouver à sa fenêtre, il lui avait fallu
quitter ce bout de cour. Il s’était donc enfui ! Et comment ?
Rouletabille : « J’ai dit qu’il n’avait pu s’enfuir «
normalement… » Il s’est donc enfui « anormalement » ! Car le
bout de cour, je l’ai dit aussi, n’était que « quasi » fermé
tandis que la «Chambre Jaune» l’était tout à fait. On pouvait
grimper au mur, chose impossible dans la «Chambre Jaune», se jeter
sur la terrasse et de là, pendant que nous étions penchés sur le
cadavre du garde, pénétrer de la terrasse dans la galerie par la
fenêtre qui donne juste au-dessus. Larsan n’avait plus qu’un pas
à faire pour être dans sa chambre, ouvrir sa fenêtre et nous
parler. Ceci n’était qu’un jeu d’enfant pour un acrobate de la
force de Ballmeyer. Et, monsieur le président, voici la preuve de ce
que j’avance.
Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston,
un petit paquet qu’il ouvrit, et dont il tira une cheville.
-
Tenez, monsieur le président, voici une cheville qui s’adapte
parfaitement dans un trou que l’on trouve encore dans le « corbeau
» de droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, qui
prévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour de
sa chambre – chose nécessaire quand on joue son jeu – avait
enfoncé préalablement cette cheville dans ce « corbeau ».
Un pied sur la borne qui est au coin du château, un autre pied sur
la cheville, une main à la corniche de la porte du garde, l’autre
main à la terrasse, et Frédéric Larsan disparaît dans les airs…
d’autant mieux qu’il est fort ingambe et que, ce soir-là, il
n’était nullement endormi par un narcotique, comme il avait voulu
nous le faire croire. Nous avions dîné avec lui, monsieur le
président, et, au dessert, il nous joua le coup du monsieur qui
tombe de sommeil, car il avait besoin d’être, lui aussi, endormi,
pour que, le lendemain, on ne s’étonnât point que moi, Joseph
Rouletabille, j’aie été victime d’un narcotique en dînant avec
Larsan. Du moment que nous avions subi le même sort, les soupçons
ne l’atteignaient point et s’égaraient ailleurs. Car, moi,
monsieur le président, moi, j’ai été bel et bien endormi, et par
Larsan lui-même, et comment ! … Si je n’avais pas été dans ce
triste état, jamais Larsan ne se serait introduit dans la chambre de
Mlle Stangerson ce soir-là, et le malheur ne serait pas arrivé ! …
On entendit un gémissement. C’était M. Darzac qui n’avait pu
retenir sa douloureuse plainte…
- Vous comprenez, ajouta
Rouletabille, que, couchant à côté de lui, je gênais
particulièrement Larsan, cette nuit-là, car il savait ou du moins
il pouvait se douter « que, cette nuit-là, je veillais » !
Naturellement il ne pouvait pas croire une seconde que je le
soupçonnais, lui ! Mais je pouvais le découvrir au moment où il
sortait de sa chambre pour se rendre dans celle de Mlle Stangerson.
Il attendit, cette nuit-là, pour pénétrer chez Mlle Stangerson,
que je fusse endormi et que mon ami Sainclair fût occupé dans ma
propre chambre à me réveiller. Dix minutes plus tard Mlle
Stangerson criait à la mort !
– Comment étiez-vous arrivé à
soupçonner, alors, Frédéric Larsan ? demanda le président.
–
Le bon bout de ma raison » me l’avait indiqué, m’sieur le
président ; aussi j’avais l’œil sur lui ; mais c’est un homme terriblement fort, et je n’avais pas prévu le coup du
narcotique. Oui, oui, le bon bout de ma raison me l’avait montré !
Mais il me fallait une preuve palpable ; comme qui dirait : « Le
voir au bout de mes yeux après l’avoir vu au bout de ma raison ! »
– Qu’est-ce que vous entendez par « le bon bout de votre raison
» ?
Demain ch. 27 "Où joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire " 2ème partie
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