XV
Traquenard
Extrait
du carnet de Joseph Rouletabille.
La
nuit dernière, nuit du 29 au 30 octobre, écrit Joseph Rouletabille,
je me réveille vers une heure du matin. Insomnie ou bruit du dehors
? Le cri de la « Bête du Bon Dieu » retentit avec une résonance
sinistre, au fond du parc. Je me lève ; j’ouvre ma fenêtre. Vent
froid et pluie ; ténèbres opaques, silence. Je referme ma fenêtre.
La nuit est encore déchirée par la bizarre clameur. Je passe
rapidement un pantalon, un veston. Il fait un temps à ne pas mettre
un chat dehors ; qui donc, cette nuit, imite, si près du château,
le miaulement du chat de la mère Agenoux ?
Je prends un gros
gourdin, la seule arme dont je dispose, et, sans faire aucun bruit,
j’ouvre ma porte. Me voici dans la galerie ; une lampe à
réflecteur l’éclaire parfaitement ; la flamme de cette lampe
vacille comme sous l’action d’un courant d’air. Je sens le
courant d’air. Je me retourne. Derrière moi, une fenêtre est
ouverte, celle qui se trouve à l’extrémité de ce bout de galerie
sur laquelle donnent nos chambres, à Frédéric Larsan et à moi,
galerie que j’appellerai « galerie tournante » pour la distinguer
de la « galerie droite », sur laquelle donne l’appartement de
Mlle Stangerson. Ces deux galeries se croisent à angle droit. Qui
donc a laissé cette fenêtre ouverte, ou qui vient de l’ouvrir ?
Je vais à la fenêtre ; je me penche au dehors.
À un mètre environ
sous cette fenêtre, il y a une terrasse qui sert de toit à une
petite pièce en encorbellement qui se trouve au rez-de-chaussée. On
peut, au besoin, sauter de la fenêtre sur la terrasse, et de là, se
laisser glisser dans la cour d’honneur du château. Celui qui
aurait suivi ce chemin ne devait évidemment pas avoir sur lui la
clef de la porte du vestibule. Mais pourquoi m’imaginer cette scène
de gymnastique nocturne ? À cause d’une fenêtre ouverte ? Il n’y
a peut-être là que la négligence d’un domestique. Je referme la
fenêtre en souriant de la facilité avec laquelle je bâtis
des drames avec une fenêtre ouverte.
Nouveau cri de la « Bête du
Bon Dieu » dans la nuit. Et puis, le silence ; la pluie a cessé de
frapper les vitres. Tout dort dans le château. Je marche avec des
précautions infinies sur le tapis de la galerie. Arrivé au coin de
la galerie droite, j’avance la tête et y jette un prudent regard.
Dans cette galerie, une autre lampe à réflecteur donne une lumière
éclairant parfaitement les quelques objets qui s’y trouvent, trois
fauteuils et quelques tableaux pendus aux murs. Qu’est-ce que je
fais là ? Jamais le château n’a été aussi calme. Tout y repose.
Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de Mlle
Stangerson ? Qu’est-ce qui me conduit vers la chambre de Mlle
Stangerson ? Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon être : «
Va jusqu’à la chambre de Mlle Stangerson ! » Je baisse les yeux
sur le tapis que je foule et « je vois que mes pas, vers la chambre
de Mlle Stangerson, sont conduits par des pas qui y sont déjà allés
». Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont apporté la boue du
dehors et je suis ces pas qui me conduisent à la chambre de Mlle
Stangerson. Horreur ! Horreur ! Ce sont « les pas élégants » que
je reconnais, « les pas de l’assassin ! » Il est venu du dehors,
par cette nuit abominable.
Si l’on peut descendre de la galerie par
la fenêtre, grâce à la terrasse, on peut aussi y entrer.
L’assassin est là, dans le château, car les pas ne sont pas
revenus. Il s’est introduit dans le château par cette fenêtre
ouverte à l’extrémité de la galerie tournante ; il est passé
devant la chambre de Frédéric Larsan, devant la mienne, a tourné à
droite, dans la galerie droite, et est entré dans la chambre de Mlle
Stangerson. Je suis devant la porte de l’appartement de Mlle
Stangerson, devant la porte de l’antichambre : elle est
entrouverte, je la pousse sans faire entendre le moindre bruit. Je me
trouve dans l’antichambre et là, sous la porte de la chambre même,
je vois une barre de lumière. J’écoute. Rien ! Aucun bruit, pas
même celui d’une respiration. Ah ! savoir ce qui se passe dans le
silence qui est derrière cette porte ! Mes yeux sur la serrure
m’apprennent que cette serrure est fermée à clef, et la clef est
en dedans. Et dire que l’assassin est peut-être là ! Qu’il doit
être là ! S’échappera-t-il encore, cette fois ? Tout dépend de
moi ! Du sang-froid et, surtout, pas une fausse manœuvre !
Il faut voir dans cette chambre. Y entrerai-je par le salon de
Mlle Stangerson ? il me faudrait ensuite traverser le boudoir, et
l’assassin se sauverait alors par la porte de la galerie, la porte
devant laquelle je suis en ce moment. « Pour moi, ce soir, il n’y
a pas encore eu crime », car rien n’expliquerait le silence du
boudoir ! Dans le boudoir, deux gardes-malades sont installées pour
passer la nuit, jusqu’à la complète guérison de Mlle Stangerson.
Puisque je suis à peu près sûr que l’assassin est là, pourquoi
ne pas donner l’éveil tout de suite ? L’assassin se sauvera
peut-être, mais peut-être aurai-je sauvé Mlle Stangerson ? Et si,
par hasard, l’assassin, ce soir, n’était pas un assassin ? La
porte a été ouverte pour lui livrer passage : par qui ? – et a
été refermée : par qui ? Il est entré, cette nuit, dans cette
chambre dont la porte était certainement fermée à clef à
l’intérieur, car Mlle Stangerson, tous les soirs, s’enferme
avec ses gardes dans son appartement . Qui a tourné cette clef de
la chambre pour laisser entrer l’assassin ? Les gardes ? Deux
domestiques fidèles, la vieille femme de chambre et sa fille Sylvie
? C’est bien improbable. Du reste, elles couchent dans le boudoir,
et Mlle Stangerson, très inquiète, très prudente, m’a dit Robert
Darzac, veille elle-même à sa Sûreté depuis qu’elle est assez
bien portante pour faire quelques pas dans son appartement – dont
je ne l’ai pas encore vue sortir.
Cette inquiétude et cette
prudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient frappé M.
Darzac, m’avaient également laissé à réfléchir. Lors du crime
de la «Chambre Jaune», il ne fait point de doute que la malheureuse
attendait l’assassin. L’attendait-elle encore ce soir ? Mais qui
donc a tourné cette clef pour ouvrir « à l’assassin qui est là
» ? Si c’était Mlle Stangerson « elle-même » ? Car enfin elle
peut redouter, elle doit redouter la venue de l’assassin et avoir
des raisons pour lui ouvrir la porte, « pour être forcée de lui
ouvrir la porte ! » Quel terrible rendez-vous est donc celui-ci ?
Rendez-vous de crime ? À coup sûr, pas rendez-vous d’amour, car
Mlle Stangerson adore M. Darzac, je le sais. Toutes ces réflexions traversent mon cerveau comme un éclair qui n’illuminerait
que des ténèbres. Ah ! Savoir…
S’il y a tant de silence,
derrière cette porte, c’est sans doute qu’on y a besoin de
silence ! Mon intervention peut être la cause de plus de mal que de
bien ? Est-ce que je sais ? Qui me dit que mon intervention ne
déterminerait pas, dans la minute, un crime ? Ah ! voir et savoir,
sans troubler le silence ! Je sors de l’antichambre. Je vais à
l’escalier central, je le descends ; me voici dans le vestibule ;
je cours le plus silencieusement possible vers la petite chambre au
rez-de-chaussée, où couche, depuis l’attentat du pavillon, le père
Jacques. Je le trouve habillé, les yeux grands ouverts,
presque hagards. Il ne semble point étonné de me voir ; il me dit
qu’il s’est levé parce qu’il a entendu le cri de « la Bête
du Bon Dieu », et qu’il a entendu des pas, dans le parc, des pas
qui glissaient devant sa fenêtre. Alors, il a regardé à la fenêtre
« et il a vu passer, tout à l’heure, un fantôme noir ». Je lui
demande s’il a une arme. Non, il n’a plus d’arme, depuis que le
juge d’instruction lui a pris son revolver. Je l’entraîne. Nous
sortons dans le parc par une petite porte de derrière. Nous glissons
le long du château jusqu’au point qui est juste au-dessous de la
chambre de Mlle Stangerson. Là, je colle le père Jacques contre le
mur, lui défends de bouger, et moi, profitant d’un nuage qui
recouvre en ce moment la lune, je m’avance en face de la fenêtre,
mais en dehors du carré de lumière qui en vient ; car la fenêtre
est entrouverte. Par précaution ? Pour pouvoir sortir plus vite
par la fenêtre, si quelqu’un venait à entrer par une porte ? Oh !
oh ! celui qui sautera par cette fenêtre aurait bien des chances de
se rompre le cou ! Qui me dit que l’assassin n’a pas une corde ?
Il a dû tout prévoir… Ah ! savoir ce qui se passe dans cette
chambre ! … connaître le silence de cette chambre ! … Je
retourne au père Jacques et je prononce un mot, à son oreille : «
Échelle ». Dès l’abord, j’ai bien pensé à l’arbre qui,
huit jours auparavant m’a déjà servi d’observatoire, mais j’ai
aussitôt constaté que la fenêtre est entrouverte de telle
sorte que je ne puis rien voir, cette fois-ci, en montant dans
l’arbre, de ce qui se passe dans la chambre. Et puis non seulement
je veux voir, mais pouvoir entendre et… agir… Le père Jacques,
très agité, presque tremblant, disparaît un instant et revient,
sans échelle, me faisant, de loin, de grands signes avec ses bras
pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand je suis près de lui :
-
Venez ! me souffle-t-il.
Il me fait faire le tour du château par
le donjon. Arrivé là, il me dit :
- J’étais allé chercher mon
échelle dans la salle basse du donjon, qui nous sert de débarras,
au jardinier et à moi ; la porte du donjon était ouverte et
l’échelle n’y était plus. En sortant, sous le clair de lune,
voilà où je l’ai aperçue !
Et il me montrait, à l’autre
extrémité du château, une échelle appuyée contre les « corbeaux
» qui soutenaient la terrasse, au-dessous de la fenêtre que j’avais
trouvée ouverte. La terrasse m’avait empêché de voir l’échelle…
grâce à cette échelle, il était extrêmement facile de pénétrer
dans la galerie tournante du premier étage, et je ne doutai plus que
ce fût là le chemin pris par l’inconnu. Nous courons à l’échelle
; mais, au moment de nous en emparer, le père Jacques me montre la
porte entrouverte de la petite pièce du rez-de-chaussée qui est
placée en encorbellement à l’extrémité de cette aile droite du
château, et qui a pour plafond cette terrasse dont j’ai parlé. Le
père Jacques pousse un peu la porte, regarde à l’intérieur, et
me dit, dans un souffle.
-Il n’est pas là !
– Qui ?
– Le
garde !
La bouche encore une fois à mon oreille :
- Vous savez
bien que le garde couche dans cette pièce, depuis qu’on fait des
réparations au donjon ! …
Et, du même geste significatif, il
me montre la porte entrouverte, l’échelle, la terrasse et
la fenêtre, que j’ai tout à l’heure refermée, de la galerie
tournante. Quelles furent mes pensées alors ? Avais-je le temps
d’avoir des pensées ? Je « sentais », plus que je ne pensais…
Évidemment, sentais-je, « si le garde est là-haut dans la chambre
» (je dis : « si », car je n’ai, en ce moment, en dehors de
cette échelle, et de cette chambre du garde déserte, aucun indice
qui me permette même de soupçonner le garde), s’il y est, il a
été obligé de passer par cette échelle et par cette fenêtre, car
les pièces qui se trouvent derrière sa nouvelle chambre, étant
occupées par le ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière,
et par les cuisines, lui ferment le chemin du vestibule et de
l’escalier, à l’intérieur du château… « si c’est le garde
qui a passé par là », il lui aura été facile, sous quelque
prétexte, hier soir, d’aller dans la galerie et de veiller à ce
que cette fenêtre soit simplement poussée à l’intérieur, les
panneaux joints, de telle sorte qu’il n’ait plus, de l’extérieur,
qu’à appuyer dessus pour que la fenêtre s’ouvre et qu’il
puisse sauter dans la galerie. Cette nécessité de la fenêtre non
fermée à l’intérieur restreint singulièrement le champ des
recherches sur la personnalité de l’assassin. Il faut que
l’assassin « soit de la maison » ; à moins qu’il n’ait un
complice, auquel je ne crois pas… ; à moins… à moins que Mlle
Stangerson « elle-même » ait veillé à ce que cette fenêtre ne
soit point fermée de l’intérieur…
Mais quel serait donc ce
secret effroyable qui ferait que Mlle Stangerson serait dans la
nécessité de supprimer les obstacles qui la séparent de son
assassin ? J’empoigne l’échelle et nous voici repartis sur
les derrières du château. La fenêtre de la chambre est toujours
entrouverte ; les rideaux sont tirés, mais ne se rejoignent point ;
ils laissent passer un grand rai de lumière, qui vient s’allonger
sur la pelouse à mes pieds. Sous la fenêtre de la chambre
j’applique mon échelle. Je suis à peu près sûr de n’avoir
fait aucun bruit. Et, pendant que le père Jacques reste au pied
de l’échelle, je gravis l’échelle, moi, tout doucement, tout
doucement, avec mon gourdin. Je retiens ma respiration ; je
lève et pose les pieds avec des précautions infinies. Soudain, un
gros nuage, et une nouvelle averse. Chance. Mais, tout à coup, le
cri sinistre de la « Bête du Bon Dieu » m’arrête au milieu de
mon ascension. Il me semble que ce cri vient d’être poussé
derrière moi, à quelques mètres. Si ce cri était un signal ! Si
quelque complice de l’homme m’avait vu, sur mon échelle. Ce cri
appelle peut-être l’homme à la fenêtre ! Peut-être ! …
Malheur, l’homme est à la fenêtre ! Je sens sa tête au-dessus
de moi ; j’entends son souffle. Et moi, je ne puis le regarder ; le
plus petit mouvement de ma tête, et je suis perdu ! Va-t-il me voir
? Va-t-il, dans la nuit, baisser la tête ? Non ! … il s’en va…
il n’a rien vu… je le sens, plus que je ne l’entends, marcher,
à pas de loup, dans la chambre ; et je gravis encore quelques
échelons. Ma tête est à la hauteur de la pierre d’appui de la
fenêtre ; mon front dépasse cette pierre ; mes yeux, entre les
rideaux, voient. L’homme est là, assis au petit bureau de Mlle
Stangerson, et il écrit. Il me tourne le dos. Il a une bougie devant
lui ; mais, comme il est penché sur la flamme de cette bougie, la
lumière projette des ombres qui me le déforment. Je ne vois qu’un
dos monstrueux, courbé. Chose stupéfiante : Mlle Stangerson n’est
pas là ! Son lit n’est pas défait. Où donc couche-t-elle, cette
nuit ? Sans doute dans la chambre à côté, avec ses femmes.
Hypothèse. Joie de trouver l’homme seul. Tranquillité d’esprit
pour préparer le traquenard. Mais qui est donc cet homme qui écrit
là, sous mes yeux, installé à ce bureau comme s’il était chez
lui ? S’il n’y avait point « les pas de l’assassin » sur le
tapis de la galerie, s’il n’y avait pas eu la fenêtre ouverte,
s’il n’y avait pas eu, sous cette fenêtre, l’échelle, je
pourrais être amené à penser que cet homme a le droit d’être là
et qu’il s’y trouve normalement à la suite de causes normales
que je ne connais pas encore. Mais il ne fait point de doute que cet
inconnu mystérieux est l’homme de la «Chambre Jaune», celui dont
Mlle Stangerson est obligée, sans le dénoncer, de subir les coups
assassins.
Ah ! voir sa figure ! Le surprendre ! Le prendre ! Si je saute dans la chambre en ce moment, « il » s’enfuit ou par
l’antichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir.
Par là, traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds.
Or, je le tiens ; encore cinq minutes, et je le tiens, mieux que si
je l’avais dans une cage… Qu’est-ce qu’il fait là,
solitaire, dans la chambre de Mlle Stangerson ? Qu’écrit-il ? À
qui écrit-il ? … Descente. L’échelle par terre. Le père
Jacques me suit. Rentrons au château. J’envoie le père Jacques
éveiller M. Stangerson. Il doit m’attendre chez M. Stangerson, et
ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi, je vais aller
éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi. J’aurais voulu
travailler seul et avoir toute l’aubaine de l’affaire, au nez de
Larsan endormi. Mais le père Jacques et M. Stangerson sont des
vieillards et moi, je ne suis peut-être pas assez développé. Je
manquerais peut-être de force… Larsan, lui, a l’habitude de
l’homme que l’on terrasse, que l’on jette par terre, que l’on
relève, menottes aux poignets. Larsan m’ouvre, ahuri, les yeux
gonflés de sommeil, prêt à m’envoyer promener, ne croyant
nullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que je lui
affirme que « l’homme est là ! »
- C’est bizarre, dit-il, je
croyais l’avoir quitté cet après-midi, à Paris !
Il se vêt
hâtivement et s’arme d’un revolver. Nous nous glissons dans la
galerie. Larsan me demande :
- Où est-il ?
– Dans la chambre de
Mlle Stangerson.
– Et Mlle Stangerson ?
– Elle n’est pas dans
sa chambre !
– Allons-y !
– N’y allez pas ! L’homme,
à la première alerte, se sauvera… il a trois chemins pour cela…
la porte, la fenêtre, le boudoir où se trouvent les femmes…
–
Je tirerai dessus…
– Et si vous le manquez ? Si vous ne faites
que le blesser ? Il s’échappera encore… Sans compter que, lui
aussi, est certainement armé… Non, laissez-moi diriger
l’expérience, et je réponds de tout…
– Comme vous voudrez ,
me dit-il avec assez de bonne grâce.
Alors, après m’être assuré
que toutes les fenêtres des deux galeries sont hermétiquement
closes, je place Frédéric Larsan à l’extrémité de la galerie
tournante, devant cette fenêtre que j’ai trouvée ouverte et que
j’ai refermée. Je dis à Fred :
- Pour rien au monde, vous ne
devez quitter ce poste, jusqu’au moment où je vous appellerai…
Il y a cent chances sur cent pour que l’homme revienne à cette
fenêtre et essaye de se sauver par là, quand il sera poursuivi, car
c’est par là qu’il est venu et par là qu’il a préparé sa
fuite. Vous avez un poste dangereux…
– Quel sera le vôtre ?
demanda Fred.
– Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous
rabattrai l’homme !
– Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai
votre bâton.
– Merci, fis-je, vous êtes un brave homme.
Et j’ai pris le revolver de Fred. J’allais être seul avec
l’homme, là-bas, qui écrivait dans la chambre, et vraiment ce
revolver me faisait plaisir. Je quittai donc Fred, l’ayant posté à
la fenêtre 5 sur le plan, et je me dirigeai, toujours avec la plus
grande précaution, vers l’appartement de M. Stangerson, dans
l’aile gauche du château. Je trouvai M. Stangerson avec le père
Jacques, qui avait observé la consigne, se bornant à dire à son
maître qu’il lui fallait s’habiller au plus vite.
Je mis alors
M. Stangerson, en quelques mots, au courant de ce qui se passait. Il
s’arma, lui aussi, d’un revolver, me suivit et nous fûmes
aussitôt dans la galerie tous trois. Tout ce qui vient de se passer,
depuis que j’avais vu l’assassin assis devant le bureau, avait à
peine duré dix minutes. M. Stangerson voulait se précipiter
immédiatement sur l’assassin et le tuer : c’était bien simple.
Je lui fis entendre qu’avant tout il ne fallait pas risquer, « en
voulant le tuer, de le manquer vivant ». Quand je lui eus juré que
sa fille n’était pas dans la chambre et qu’elle ne courait aucun
danger, il voulut bien calmer son impatience et me laisser la
direction de l’événement. Je dis encore au père Jacques et à M.
Stangerson qu’ils ne devaient venir à moi que lorsque je les
appellerais ou lorsque je tirerais un coup de revolver « et
j’envoyai le père Jacques se placer » devant la fenêtre située
à l’extrémité de la galerie droite. (La fenêtre est marquée du
chiffre 2 sur mon plan.) J’avais choisi ce poste pour le père
Jacques parce que j’imaginais que l’assassin, traqué à sa
sortie de la chambre, se sauvant à travers la galerie pour rejoindre
la fenêtre qu’il avait laissée ouverte, et voyant, tout à coup,
en arrivant au carrefour des galeries, devant cette dernière
fenêtre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait son
chemin dans la galerie droite. Là, il rencontrerait le père
Jacques, qui l’empêcherait de sauter dans le parc par la fenêtre
qui ouvrait à l’extrémité de la galerie droite.
C’est ainsi,
certainement, qu’en une telle occurrence devait agir l’assassin
s’il connaissait les lieux (et cette hypothèse ne faisait point de
doute pour moi). Sous cette fenêtre, en effet, se trouvait
extérieurement une sorte de contrefort. Toutes les autres fenêtres
des galeries donnaient à une telle hauteur sur des fossés qu’il
était à peu près impossible de sauter par là sans se rompre le
cou. Portes et fenêtres étaient bien et solidement fermées, y
compris la porte de la chambre de débarras, à l’extrémité de la
galerie droite : Je m’en étais rapidement assuré. Donc, après
avoir indiqué comme je l’ai dit, son poste au père Jacques « et
l’y avoir vu », je plaçai M. Stangerson devant le palier de
l’escalier, non loin de la porte de l’antichambre de sa fille.
Tout faisait prévoir que, dès lors que je traquais l’assassin
dans la chambre, celui-ci se sauverait par l’antichambre plutôt
que par le boudoir où se trouvaient les femmes et dont la porte
avait dû être fermée par Mlle Stangerson elle-même, si, comme je
le pensais, elle s’était réfugiée dans ce boudoir « pour ne pas
voir l’assassin qui allait venir chez elle ! » Quoi qu’il en
fût, il retombait toujours dans la galerie « Où mon monde
l’attendait à toutes les issues possibles ». Arrivé là, il voit
à sa gauche, presque sur lui, M. Stangerson ; il se sauve alors à
droite, vers la galerie tournante, « ce qui est le chemin, du reste,
de sa fuite préparée ». À l’intersection des deux galeries il
aperçoit à la fois, comme je l’explique plus haut, à sa gauche,
Frédéric Larsan au bout de la galerie tournante, et en face le père
Jacques, au bout de la galerie droite. M. Stangerson et moi, nous
arrivons par derrière. Il est à nous ! Il ne peut plus nous
échapper ! …
Ce plan me paraissait le plus sage, le plus sûr «
et le plus simple ». Si nous avions pu directement placer quelqu’un
de nous derrière la porte du boudoir de Mlle Stangerson qui ouvrait
sur la chambre à coucher, peut-être eût-il paru plus simple « à
certains qui ne réfléchissent pas » d’assiéger directement les
deux portes de la pièce où se trouvait l’homme, celle du boudoir
et celle de l’antichambre ; mais nous ne pouvions pénétrer dans
le boudoir que par le salon, dont la porte avait été fermée à
l’intérieur par les soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi,
ce plan, qui serait venu à l’intellect d’un sergent de ville
quelconque, se trouvait impraticable. Mais moi, qui suis obligé de réfléchir, je dirai que, même si j’avais eu la libre
disposition du boudoir, j’aurais maintenu mon plan tel que je viens
de l’exposer ; car tout autre plan d’attaque direct par chacune
des portes de la chambre « nous séparait les uns des autres au
moment de la lutte avec l’homme », tandis que mon plan «
réunissait tout le monde pour l’attaque », à un endroit que
j’avais déterminé avec une précision quasi mathématique. Cet
endroit était l’intersection des deux galeries. Ayant ainsi placé
mon monde, je ressortis du château, courus à mon échelle, la
réappliquai contre le mur et, le revolver au poing, je grimpai. Que
si quelques-uns sourient de tant de précautions préalables, je les
renverrai au mystère de la «Chambre Jaune» et à toutes les
preuves que nous avions de la fantastique astuce de l’assassin ; et
aussi, que si quelques-uns trouvent bien méticuleuses toutes mes
observations dans un moment où l’on doit être entièrement pris
par la rapidité du mouvement, de la décision et de l’action, je
leur répliquerai que j’ai voulu longuement et complètement
rapporter ici toutes les dispositions d’un plan d’attaque conçu
et exécuté aussi rapidement qu’il est lent à se dérouler sous
ma plume. J’ai voulu cette lenteur et cette précision pour être
certain de ne rien omettre des conditions dans lesquelles se
produisit l’étrange phénomène qui, jusqu’à nouvel ordre et
naturelle explication, me semble devoir prouver mieux que toutes les
théories du professeur Stangerson, « la dissociation de la matière
», je dirai même la dissociation « instantanée » de la matière.
Demain ch. 16 "Etrange phénomène de la dissociation de la matière"
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