vendredi 12 juillet 2019

Le mystère de la chambre jaune - ch. 23 - La double piste


XXIII
La double piste 


 
Je n’étais pas encore revenu de la stupeur que me causait une pareille découverte quand mon jeune ami me frappa sur l’épaule et me dit :
- Suivez-moi !
Où, lui demandai-je ?
Dans ma chambre.
Qu’allons-nous y faire ?
Réfléchir.
J’avouai, quant à moi, que j’étais dans l’impossibilité totale, non seulement de réfléchir, mais encore de penser ; et, dans cette nuit tragique, après des événements dont l’horreur n’était égalée que par leur incohérence, je m’expliquais difficilement comment, entre le cadavre du garde et Mlle Stangerson peut-être à l’agonie, Joseph Rouletabille pouvait avoir la prétention de « réfléchir ». C’est ce qu’il fit cependant, avec le sang-froid des grands capitaines au milieu des batailles. Il poussa sur nous la porte de sa chambre, m’indiqua un fauteuil, s’assit posément en face de moi, et, naturellement, alluma sa pipe. Je le regardais réfléchir… et je m’endormis.
Quand je me réveillai, il faisait jour. Ma montre marquait huit heures. Rouletabille n’était plus là. Son fauteuil, en face de moi, était vide. Je me levai et commençai de m’étirer les membres quand la porte s’ouvrit et mon ami rentra. Je vis tout de suite à sa physionomie que, pendant que je dormais, il n’avait point perdu son temps.
- Mlle Stangerson ? demandai-je tout de suite.
Son état, très alarmant, n’est pas désespéré.
Il y a longtemps que vous avez quitté cette chambre ?
Au premier rayon de l’aube.
Vous avez travaillé ?
Beaucoup.
Découvert quoi ?
Une double empreinte de pas très remarquable et qui aurait pu me gêner…
Elle ne vous gêne plus ?
Non.
Vous explique-t-elle quelque chose ?
Oui.
Relativement au « cadavre incroyable » du garde ?
Oui ; ce cadavre est tout à fait « croyable », maintenant. J’ai découvert ce matin, en me promenant autour du château, deux sortes de pas distinctes dont les empreintes avaient été faites cette nuit en même temps, côte à côte. Je dis : « en même temps » ; et, en vérité, il ne pouvait guère en être autrement, car, si l’une de ces empreintes était venue après l’autre, suivant le même chemin, elle eût souvent « empiété sur l’autre », ce qui n’arrivait jamais. Les pas de celui-ci ne marchaient point sur les pas de celui-là. Non, c’étaient des pas « qui semblaient causer entre eux ». Cette double empreinte quittait toutes les autres empreintes, vers le milieu de la cour d’honneur, pour sortir de cette cour et se diriger vers la chênaie. Je quittais la cour d’honneur, les yeux fixés vers ma piste, quand je fus rejoint par Frédéric Larsan. Immédiatement, il s’intéressa beaucoup à mon travail, car cette double empreinte méritait vraiment qu’on s’y attachât. On retrouvait là la double empreinte des pas de l’affaire de la «Chambre Jaune» : les pas grossiers et les pas élégants ; mais, tandis que, lors de l’affaire de la «Chambre Jaune», les pas grossiers ne faisaient que joindre au bord de l’étang les pas élégants, pour disparaître ensuite – dont nous avions conclu, Larsan et moi, que ces deux sortes de pas appartenaient au même individu qui n’avait fait que changer de chaussures – ici, pas grossiers et pas élégants voyageaient de compagnie. Une pareille constatation était bien faite pour me troubler dans mes certitudes antérieures. Larsan semblait penser comme moi ; aussi, restions-nous penchés sur ces empreintes, reniflant ces pas comme des chiens à l’affût.
Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier. La première semelle, qui était celle que j’avais découpée sur l’empreinte des souliers du père Jacques retrouvés par Larsan, c’est-à-dire sur l’empreinte des pas grossiers, cette première semelle, dis-je, s’appliqua parfaitement à l’une des traces que nous avions sous les yeux, et la seconde semelle, qui était le dessin des « pas élégants, s’appliqua également sur l’empreinte correspondante, mais avec une légère différence à la pointe. En somme, cette trace nouvelle du pas élégant ne différait de la trace du bord de l’étang que par la pointe de la bottine. Nous ne pouvions en tirer cette conclusion que cette trace appartenait au même personnage, mais nous ne pouvions non plus affirmer qu’elle ne lui appartenait pas. L’inconnu pouvait ne plus porter les mêmes bottines.
Suivant toujours cette double empreinte, Larsan et moi, nous fûmes conduits à sortir bientôt de la chênaie et nous nous trouvâmes sur les mêmes bords de l’étang qui nous avaient vus lors de notre première enquête. Mais, cette fois, aucune des traces ne s’y arrêtait et toutes deux, prenant le petit sentier, allaient rejoindre la grande route d’Épinay. Là, nous tombâmes sur un macadam récent qui ne nous montra plus rien ; et nous revînmes au château, sans nous dire un mot. Arrivés dans la cour d’honneur, nous nous sommes séparés ; mais, par suite du même chemin qu’avait pris notre pensée, nous nous sommes rencontrés à nouveau devant la porte de la chambre du père Jacques. Nous avons trouvé le vieux serviteur au lit et constaté tout de suite que les effets qu’il avait jetés sur une chaise étaient dans un état lamentable, et que ses chaussures, des souliers tout à fait pareils à ceux que nous connaissions, étaient extraordinairement boueux. Ce n’était certainement point en aidant à transporter le cadavre du garde, du bout de cour au vestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que le père Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures et trempé ses habits, puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-là et il avait plu après. Quant à la figure du bonhomme, elle n’était pas belle à voir. Elle semblait refléter une fatigue extrême, et ses yeux clignotants nous regardèrent, dès l’abord, avec effroi. Nous l’avons interrogé. Il nous a répondu d’abord qu’il s’était couché immédiatement après l’arrivée au château du médecin que le maître d’hôtel était allé quérir ; mais nous l’avons si bien poussé, nous lui avons si bien prouvé qu’il mentait, qu’il a fini par nous avouer qu’il était, en effet, sorti du château. Nous lui en avons, naturellement, demandé la raison ; il nous a répondu qu’il s’était senti mal à la tête, et qu’il avait eu besoin de prendre l’air, mais qu’il n’était pas allé plus loin que la chênaie. Nous lui avons alors décrit tout le chemin qu’il avait fait, aussi bien que si nous l’avions vu marcher. Le vieillard se dressa sur son séant et se prit à trembler.
Vous n’étiez pas seul ! s’écria Larsan.
Alors, le père Jacques :
Vous l’avez donc vu ?
Qui ? demandai-je.
Mais le fantôme noir !
Sur quoi, le père Jacques nous conta que, depuis quelques nuits, il voyait le fantôme noir. Il apparaissait dans le parc sur le coup de minuit et glissait contre les arbres avec une souplesse incroyable. Il paraissait « traverser » le tronc des arbres ; deux fois, le père Jacques, qui avait aperçu le fantôme à travers sa fenêtre, à la clarté de la lune, s’était levé et, résolument, était parti à la chasse de cette étrange apparition. L’avant-veille, il avait failli la rejoindre, mais elle s’était évanouie au coin du donjon ; enfin, cette nuit, étant en effet sorti du château, travaillé par l’idée du nouveau crime qui venait de se commettre, il avait vu tout à coup, surgir au milieu de la cour d’honneur, le fantôme noir. Il l’avait suivi d’abord prudemment, puis de plus près… ainsi il avait tourné la chênaie, l’étang, et était arrivé au bord de la route d’Épinay.

- Là, le fantôme avait soudain disparu.
Vous n’avez pas vu sa figure ? demanda Larsan.
Non ! Je n’ai vu que des voiles noirs…
Et, après ce qui s’est passé dans la galerie, vous n’avez pas sauté dessus ?
Je ne le pouvais pas ! Je me sentais terrifié… C’est à peine si j’avais la force de le suivre…
Vous ne l’avez pas suivi, fis-je, père Jacques, – et ma voix était menaçante – vous êtes allé avec le fantôme jusqu’à la route d’Épinay « bras dessus, bras dessous » !
Non ! cria-t-il… il s’est mis à tomber des trombes d’eau… Je suis rentré ! … Je ne sais pas ce que le fantôme noir est devenu… Mais ses yeux se détournèrent de moi.
Nous le quittâmes. Quand nous fûmes dehors :
Complice ? interrogeai-je, sur un singulier ton, en regardant Larsan bien en face pour surprendre le fond de sa pensée.
Larsan leva les bras au ciel. « –Est-ce qu’on sait ? … Est-ce qu’on sait, dans une affaire pareille ? … Il y a vingt-quatre heures, j’aurais juré qu’il n’y avait pas de complice ! …
Et il me laissa en m’annonçant qu’il quittait le château sur le champ pour se rendre à Épinay.
Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai : - Eh bien ? Que conclure de tout cela ? … Quant à moi, je ne vois pas ! … je ne saisis pas ! … Enfin ! Que savez-vous ?
Tout ! s’exclama-t-il… Tout !
Et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante. Il s’était levé et me serrait la main avec force…
- Alors, expliquez-moi, priai-je…
Allons demander des nouvelles de Mlle Stangerson », me répondit-il brusquement.

Demain ch. 24 ‘’Rouletabille connaît les deux moitiés de l’assassin’’.

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