vendredi 16 juin 2017

L'homme du kiosque - 3 et fin



Isaac avait du mal à s’expliquer ce qu’il ressentait. Ce n’était ni de la haine, ni de la vengeance. Peut-être juste une colère raisonnée, maitrisée. Par un regard et un numéro tatoué, il avait fait reculer l’homme sans un mot, sans un geste de violence. Il n’était peut-être pas responsable ; Isaac non plus ne se sentait coupable ou responsable de rien, mais juste par l’affrontement d’un homme contre un autre homme il lui ferait payer par sa honte, tout ce que d’autres lui avaient fait, à lui Isaac et à ses frères.
Tous les jours, Isaac viendrait le lui rappeler.
Et tous les jours Isaac revint lire son journal sur le banc en face du kiosque. L’homme évitait son regard et se taisait. Et tous les jours Isaac savourait sa victoire et se sentait peu à peu redevenir un homme.
Et puis un matin alors qu’il prenait son journal, l’homme du kiosque lui dit ‘’Bonjour’’ ! Isaac ne cilla pas, peut-être son mouvement du bras s’était-il figé un dixième de seconde… Puis il alla s’asseoir comme d’habitude. Petit à petit l’homme se mit à lui adresser quelques paroles : ‘’Nous allons avoir une belle journée aujourd’hui’’, ‘’la semaine dernière les français ont rouvert une salle de cinéma, ‘’l’Aiglon’’, sûrement en souvenir de Napoléon qui est venu ici. Hier j’ai vu un film de gangsters américain avec Rita Hayworth. Qu’est ce qu’elle est belle… La semaine prochaine ils annoncent un film avec Marlène Dietrich… Il va y avoir la queue’’. ‘’Je suis content, mon fils a trouvé du travail’’…
Vers la fin de l’été, un pas fut franchi :
-     ‘’Si vous voulez lire le journal chez vous, vous pouvez l’emporter.’’
Comme à son habitude Isaac ne manifesta aucune émotion. Mais sur son banc il lut son journal avec moins d’attention. Mais dans sa tête ça se bousculait. Il tenait sa réhabilitation. L’homme venait de signer sa reddition, sa soumission. Mais Isaac ne lui fit cadeau d’aucun signe.
Avec l’automne le froid revint très vite et la santé d’Isaac déclina rapidement. Le beau printemps et le bel été qu’il avait vécus avaient été son ultime cadeau. Isaac savait ce dont il souffrait. Il avait trop vu de ses compagnons mourir de tuberculose pour en reconnaître les symptômes chez lui. Il devinait que probablement il ne connaîtrait pas la nouvelle année.
Vers la mi-novembre il dut rester alité deux jours. Le troisième jour en arrivant au kiosque l’homme lui dit :
-     ‘’Ah vous voilà, je commençais à m’inquiéter. Vous avez été malade ? Faut faire attention, les hivers sont rudes ici.’’
Isaac prit son journal, mais ne resta que peu de temps sur son banc il faisait trop froid
-     ‘’Vous ne voulez vraiment pas emporter le journal ?’’
Isaac le remit sur son portant et partit courbé en deux vers sa bibliothèque.
Les absences d’Isaac étaient de plus en plus fréquentes. L’homme voyait bien que la maladie progressait mais ne disait plus rien.
Vers la mi-décembre Isaac cessa de travailler. Il savait que la fin approchait. La veille de Noël il éprouva la nécessité de retourner une dernière fois au kiosque. La neige était tombée toute la nuit. Et il partit luttant contre le vent pour ce qu’il fallait bien appeler un rendez-vous. Il avait un compte à solder. En le voyant l’homme lui dit :
-     ‘’Vous êtes fou de sortir par un temps pareil. Fallait rester chez vous. Vous voulez une tasse de café ? C’est pas du vrai café bien sûr… mais enfin…’’
Isaac resta de longues secondes sans répondre comme si sa gorge se refusait à émettre un mot. Puis la parole lui revint :
-     ‘’Oui, merci’’.
L’homme eut un grand sourire :
-     ‘’Entrez dans le kiosque c’est petit mais il fait meilleur’’.
Dans un coin une cafetière chauffait sur un petit brasero. L’homme prit deux gobelets en fer blanc et y versa le liquide fumant. Il en tendit un Isaac.
-     ‘’Moi c’est Helmut. Et vous ?’’
-     ‘’Isaac.’’
Et ils burent lentement leur café les deux mains enserrant le gobelet.
-     ‘’C’est bon ‘’ dit Isaac et il se demanda depuis combien de temps il n’avait pas eu un tel moment d’intimité avec quelqu’un. ‘’ Merci, il va falloir que je rentre maintenant’’
Helmut reprit les deux gobelets et lui tendit la main.
Isaac eut un moment de crispation. Pour la première fois une émotion passa dans son regard. Après de longues secondes il put dire à voix basse :
-     ‘’Non je ne peux pas, c’est trop tôt. Bientôt.’’
Helmut eut un sourire :
-     ‘’Je comprends, c’est pas grave. Bientôt. Faites bieb attention à vous’’.
Il ouvrit la porte du kiosque et regarda Isaac repartir vers son meublé.
Isaac mourut le surlendemain. Au bout d’une semaine ne le voyant plus, Helmut le devina. Il en éprouva presque de la tristesse.
Il prit le bulletin de livraison des journaux qu’il remplissait tous les jours et supprima la commande de Maariv.

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