Isaac
avait du mal à s’expliquer ce qu’il ressentait. Ce n’était ni de la haine, ni
de la vengeance. Peut-être juste une colère raisonnée, maitrisée. Par un regard
et un numéro tatoué, il avait fait reculer l’homme sans un mot, sans un geste
de violence. Il n’était peut-être pas responsable ; Isaac non plus ne se
sentait coupable ou responsable de rien, mais juste par l’affrontement d’un
homme contre un autre homme il lui ferait payer par sa honte, tout ce que d’autres
lui avaient fait, à lui Isaac et à ses frères.
Tous les
jours, Isaac viendrait le lui rappeler.
Et tous
les jours Isaac revint lire son journal sur le banc en face du kiosque. L’homme
évitait son regard et se taisait. Et tous les jours Isaac savourait sa victoire
et se sentait peu à peu redevenir un homme.
Et puis
un matin alors qu’il prenait son journal, l’homme du kiosque lui dit ‘’Bonjour’’ !
Isaac ne cilla pas, peut-être son mouvement du bras s’était-il figé un dixième
de seconde… Puis il alla s’asseoir comme d’habitude. Petit à petit l’homme se
mit à lui adresser quelques paroles : ‘’Nous allons avoir une belle
journée aujourd’hui’’, ‘’la semaine dernière les français ont rouvert une salle
de cinéma, ‘’l’Aiglon’’, sûrement en souvenir de Napoléon qui est venu ici.
Hier j’ai vu un film de gangsters américain avec Rita Hayworth. Qu’est ce qu’elle
est belle… La semaine prochaine ils annoncent un film avec Marlène Dietrich… Il
va y avoir la queue’’. ‘’Je suis content, mon fils a trouvé du travail’’…
Vers la
fin de l’été, un pas fut franchi :
- ‘’Si vous voulez lire le journal
chez vous, vous pouvez l’emporter.’’
Comme à
son habitude Isaac ne manifesta aucune émotion. Mais sur son banc il lut son
journal avec moins d’attention. Mais dans sa tête ça se bousculait. Il tenait
sa réhabilitation. L’homme venait de signer sa reddition, sa soumission. Mais Isaac
ne lui fit cadeau d’aucun signe.
Avec l’automne
le froid revint très vite et la santé d’Isaac déclina rapidement. Le beau
printemps et le bel été qu’il avait vécus avaient été son ultime cadeau. Isaac
savait ce dont il souffrait. Il avait trop vu de ses compagnons mourir de
tuberculose pour en reconnaître les symptômes chez lui. Il devinait que
probablement il ne connaîtrait pas la nouvelle année.
Vers la
mi-novembre il dut rester alité deux jours. Le troisième jour en arrivant au
kiosque l’homme lui dit :
- ‘’Ah vous voilà, je commençais à m’inquiéter.
Vous avez été malade ? Faut faire attention, les hivers sont rudes ici.’’
Isaac
prit son journal, mais ne resta que peu de temps sur son banc il faisait trop
froid
- ‘’Vous ne voulez vraiment pas emporter
le journal ?’’
Isaac le
remit sur son portant et partit courbé en deux vers sa bibliothèque.
Les
absences d’Isaac étaient de plus en plus fréquentes. L’homme voyait bien que la
maladie progressait mais ne disait plus rien.
Vers la
mi-décembre Isaac cessa de travailler. Il savait que la fin approchait. La
veille de Noël il éprouva la nécessité de retourner une dernière fois au
kiosque. La neige était tombée toute la nuit. Et il partit luttant contre le
vent pour ce qu’il fallait bien appeler un rendez-vous. Il avait un compte à
solder. En le voyant l’homme lui dit :
- ‘’Vous êtes fou de sortir par un
temps pareil. Fallait rester chez vous. Vous voulez une tasse de café ? C’est
pas du vrai café bien sûr… mais enfin…’’
Isaac
resta de longues secondes sans répondre comme si sa gorge se refusait à émettre
un mot. Puis la parole lui revint :
- ‘’Oui, merci’’.
L’homme
eut un grand sourire :
- ‘’Entrez dans le kiosque c’est petit
mais il fait meilleur’’.
Dans un
coin une cafetière chauffait sur un petit brasero. L’homme prit deux gobelets
en fer blanc et y versa le liquide fumant. Il en tendit un Isaac.
- ‘’Moi c’est Helmut. Et vous ?’’
- ‘’Isaac.’’
Et ils
burent lentement leur café les deux mains enserrant le gobelet.
- ‘’C’est bon ‘’ dit Isaac et il se
demanda depuis combien de temps il n’avait pas eu un tel moment d’intimité avec
quelqu’un. ‘’ Merci, il va falloir que je rentre maintenant’’
Helmut
reprit les deux gobelets et lui tendit la main.
Isaac
eut un moment de crispation. Pour la première fois une émotion passa dans son
regard. Après de longues secondes il put dire à voix basse :
- ‘’Non je ne peux pas, c’est trop
tôt. Bientôt.’’
Helmut
eut un sourire :
- ‘’Je comprends, c’est pas grave.
Bientôt. Faites bieb attention à vous’’.
Il
ouvrit la porte du kiosque et regarda Isaac repartir vers son meublé.
Isaac
mourut le surlendemain. Au bout d’une semaine ne le voyant plus, Helmut le
devina. Il en éprouva presque de la tristesse.
Il prit
le bulletin de livraison des journaux qu’il remplissait tous les jours et
supprima la commande de Maariv.
Prenant et poignant, bravo cher Baron !
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