jeudi 15 juin 2017

L'homme du kiosque 2 - Tatouage n°173-380



Après sa libération du camp de Dachau et deux mois dans un hôpital, Isaac demanda à retourner à Berlin. C’était sa ville. C’est là qu’il voulait essayer de revivre. Il sentait qu’il ne pourrait pas le faire ailleurs.
Avant la guerre il vivait dans le quartier de Wittenau, maintenant dans le secteur français. Il avait essayé de retrouver sa rue, sa maison. En vain. Tout était en ruines. Très vite il cessa de les rechercher. A quoi bon après tout. Rien, absolument rien ne pourrait ressusciter le passé.
Il reçut bientôt une petite aide d’une association de secours aux rescapés des camps. Pas énorme mais suffisante pour louer une petite chambre dans un hôtel meublé. Huit personnes et deux couples vivaient là. Les contacts se limitaient au repas du soir dans la salle commune autour d’un poste de TSF qui diffusait ‘’La voix de l’Amérique’’.
Isaac avait également trouvé un travail dans une bibliothèque. Les quelques marks qu’il y gagnait lui permettaient de survivre.
Cela lui suffisait. Pas d’amis. Ses contacts, rares, étaient réduits à ses voisins de son meublé et à ses collègues à la bibliothèque, qui eux-mêmes n’étaient pas friands de convivialité. Isaac était un homme seul. Son monde, tous ceux qu’il aimait avaient disparu un matin de mai 1942. Et sa solitude lui paraissait aujourd’hui préférable à tout ce qu’il avait vécu ces dernières années.
Tous les matins pour aller au travail il traversait le parc qui entourait le lac de Tegel. Et tous les matins il s’arrêtait devant le kiosque à journaux pour lire les gros titres des journaux. Tels qu’ils étaient placés sur les portants il ne pouvait pas en lire plus. En acheter un tous les matins était au-dessus de ses moyens. En dehors de quelques hebdomadaires il y avait essentiellement des quotidiens allemands, quelques journaux anglais et français et, placé tout en bas un journal en hébreu qui donnait des nouvelles d’Israël ‘’Maariv’’, ''מעריב''
Tous les jours c’était le même rituel. Le marchand de journaux ne le remarquait même plus.
Ce matin de mai 1946, un an après sa libération du camp, Isaac connaissait son premier printemps d’homme libéré. L’air était doux, le parc magnifique. Il sentait de nouveau le sang couler dans ses veines. Sans pouvoir se dire qu’il était heureux, Isaac se sentait pour la première fois sinon serein, du moins apaisé, et devant le kiosque il eut un geste incontrôlé. Il prit l’unique exemplaire du journal ‘’Maariv’’, fit quelques pas pour aller s’asseoir sur un banc et se mit à le lire. La réaction de l’homme du kiosque ne se fit pas attendre :
-     He, toi là-bas, c’est pas un salon de lecture ici. Tu prends le journal, tu le payes. Tu te crois où sale juif !
Intérieurement Isaac reçut l’insulte avec une violence inouïe.
Mais trois années à Dachau lui avaient appris à ne plus rien montrer de ses émotions. Il respira profondément, replia son journal, se leva et revint lentement vers le kiosque. Arrivé devant le marchand de journaux, il planta son regard dans le sien. C’était la première fois que l’homme du kiosque affrontait ce regard. Il en fut presque hypnotisé. Puis Isaac remonta la manche gauche de sa veste et lui présenta l’intérieur de son avant-bras où étaient tatoués à l’encre violette six numéros 173-380.
Cette fois-çi l’homme vacilla et recula d’un pas dans son kiosque. Isaac retourna s’asseoir sur son banc et reprit sa lecture...

A demain suite et fin

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