Le
voyage du retour a été totalement silencieux. Je me sentais vidé
comme assommé, nerveusement épuisé et étonné. Finalement cela
n’avait pas été si difficile que ça. Affalé au fond de la
pirogue, Yves tirait sur son joint ! Je l’aurais bien balancé aux
piranhas !!
Je
n’ai pas eu de nouvelles de l’ambassade ! La disparition d’un
allemand de l’est a fait un peu de bruit à Brazza ! A un tel point
que j’ai préféré tout raconter à mon patron. J’ai reçu une
belle engueulade qui s’est conclue par un :
‘’Vous
êtes quand même gonflé…’’ où perçait sinon de l’admiration
du moins un certain amusement !!
Je
fus rapatrié illico sur Port-Gentil où je donnais tout aussi illico
ma démission.
Ce
n’est que plus de 15 jours après que je recevais enfin une lettre
de Detlef. Accueilli à l'ambassade de RFA de Kinshasa. On lui avait fait des papiers dans la nuit et il avait pris dès le lendemain un avion pour l'Allemagne. Il était maintenant dans un camp pour réfugiés pour ''debriefing''
Le
20 juin je prenais l'avion pour Paris. Detlef qui avait obtenu une
''permission'' de trois jours de son ''camp'' m'attendait à
l'aéroport.
Je
dirai peut-être un jour mes quinze mois et mes quinze ans avec
Detlef. Quinze mois de passion, d’amour, de découvertes mutuelles
mais aussi d’effritements quotidiens. Nous nous aperçûmes assez
vite que notre complémentarité n’était pas, sur tous les plans,
parfaite. Et je devins plus cocu qu’il n’est raisonnable de
l’être. J’en ai peu souffert et lui en ai peu voulu. Mais je fis
ce qu’il fallait pour qu’il le fût aussi. J’avais déjà
remarqué chez lui une boulimie, un appétit de tous les plaisirs,
une urgence à rattraper des années perdues. Parlant couramment
l’allemand, l’anglais, le français, le russe, le polonais, il
avait trouvé rapidement un boulot très convenable. Il était grisé
par la liberté qu’il avait trouvée à Paris et les libertés que
procurait une certaine aisance financière. Et pourtant il décida de
tout abandonner pour entamer des études de médecine. Il avait
toujours souhaité être médecin ; mais à la fin de ses études en
RDA, règle du numerus clausus oblige, il y avait un trop plein de
docteurs et un manque cruel de spécialistes de langues africaines…
Les voies de Dieu ou de Marx sont impénétrables…
Il
s’installa pour ses études à Sarrebruck, au plus près de la
France et de Paris. J’allais le voir et il venait le plus souvent
possible à Paris. Se développa alors une relation toute
particulière bien au-delà de l’amitié et de la tendresse. Une
sorte d’amour mais débarrassé de tout ce qui le détruit, le sape
jour après jour. Comme une évidence.
Il
était entré aussi facilement dans ma famille que dans ma vie. Ma
mère était tombée rapidement sous son charme. Elle était émue
par sa situation familiale, séparé de sa mère, qui n’apprendra
que cinq ans plus-tard, contrairement à ce qu’on lui avait dit,
que son fils n’était pas mort noyé dans le Congo. Et quel
souvenir que la première rencontre, des années plus tard, entre ma
mère et la sienne. L’une ne parlait pas plus l’allemand que
l’autre le français. Detlef traduisait. Elles se tenaient les
mains et avaient les larmes aux yeux. Il était devenu comme un
second frère pour ma sœur qui le choisit comme parrain de sa fille.
Il
devint médecin et commença une spécialisation d’acupuncteur.
Mais restaient les excès et l’urgence de vivre comme s’il
pressentait que le temps lui était compté. 84/87 il entama une
valse à trois temps avec la vie, avec la mort. Premier temps un
accident de voiture dont il sortit brisé, cassé mais vivant.
Deuxième temps une méningite dont il n’aurait pas dû revenir.
Maladie probablement annonciatrice du troisième temps de cette valse
morbide, le Sida.
Décembre
88, entre Noël et le 31 décembre. Detlef m’appelle au téléphone.
‘’Renaud,
je suis à Paris pour la journée. Je pars demain matin avec des amis
passer les fêtes aux Canaries. On peut déjeuner ensemble ?’’
Rendez-vous
est pris dans un restaurant place de la Bastille.
Je
le trouve fatigué, amaigri, le visage marqué. Je le lui fais
remarquer.
‘’Je
suis fatigué, j’ai beaucoup travaillé. Mais je vais bien. Mes
analyses sont bonnes, mon niveau de T4 a remonté. Je me soigne, ne
t’inquiète pas, les vacances vont me faire du bien. Cette fois-ci
je n’ai pas le temps de voir Jacqueline, Brigitte et Morgane. Mais
je vais revenir en février passer 2/3 jours. Tu peux me recevoir ?’’
Le
repas terminé on se retrouve Place de la Bastille devant le métro.
On se dit au revoir. Je le retiens par le bras.
‘’Tu
ne regrettes rien Detlef ?’’
‘’Regretter
quoi ?’’
‘’Brazza,
le Congo, tout ce que tu as fait ?’’
Il
m’embrasse sur la joue et me dit à l’oreille :
‘’Je
ne regrette rien. Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée.’’
Et
il s’est engouffré dans la bouche du métro. Au milieu de
l’escalier il s’est retourné, m’a fait un geste du bras. Sur
ses lèvres j’ai pu lire ‘’je t’aime’’. C’est la
dernière image que je garde de lui.
Dimanche
8 janvier 1989, 11h du soir, le téléphone sonne. C’est Monika,
son amie allemande :
‘’Renaud,
Detlef est tombé dans le coma hier sur une plage ! Il est mort ce
matin à l’hôpital.’’
Aujourd’hui
encore je ne me souviens plus de ce que j’ai dit et fait ce soir-
là !
Eté
75, la rengaine cette année-là c’est Joe Dassin ‘’L’été
indien’’ :
‘’On
ira où tu voudras, quand tu voudras et l’on s’aimera encore
lorsque l’amour sera mort…’’
Detlef,
qui avait aussi une âme de midinette, avait décidé que ce serait
notre chanson.
Lundi
9 janvier 1989, mon radio-réveil sonne comme tous les matins à
6h45. Joe Dassin chante ‘’L’été indien’’. Assis sur le
bord de mon lit, les coudes sur les genoux, la tête entre mes mains,
soudain je réalise. Je me mets à pleurer. Et j’éprouve un
sentiment que je ne m’explique pas. J’ai de la peine, une peine
infinie. Mais je ne suis pas triste.
Merci de nous confier ces souvenirs.
RépondreSupprimerTant qu'il reste quelqu'un pour se souvenir la vie reste tapie quelque part... Merci de tes commentaires réguliers
RépondreSupprimerEn tous cas il aura une vie bien remplie !
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