Ma
vie a littéralement basculé une après-midi de mars 1975 sur une
plage au bord du fleuve Congo.
J’avais
rencontré Detlef 15 jours auparavant. J’en savais un peu plus sur
lui. Il était allemand et travaillait comme interprète à
l’ambassade de RDA à Brazzaville. A cette époque le mur de Berlin
tenait encore solidement. Cela impliquait un contrôle permanent de
ses allées et venues, la mise au coffre de l’ambassade de son
passeport, l’interdiction de rencontrer des occidentaux. Ses
relations ne pouvaient être que du personnel des ambassades des
‘’pays frères’’ ou des congolais. Cela ne facilitait pas nos
rencontres. Nous nous étions revus. Un peu. Pas beaucoup.
Furtivement. Difficilement. Quatre ou cinq fois j’avais été le
chercher vers 20h dans les faubourgs de Brazzaville et je le ramenais
chez moi caché sous une couverture sur la banquette arrière de la
voiture. Je le ramenais là où je l’avais pris vers 23h. De là il
prenait un taxi pour rentrer chez son ‘’chef’’ où il
habitait.
Je
ne m’étais pas remis du choc de notre rencontre. Lui non plus. Et
ces rencontres furtives et romanesques n’atténuaient pas la
passion que je sentais monter en moi. Je n’avais jamais ressenti
quelque chose qui approchât la violence de ce sentiment. J’avais
30 ans ! C’’était comme l’explosion d’un printemps tardif.
J’étais
à Brazza pour un remplacement de 3 mois et je devais repartir au
Gabon, à Port-Gentil, un mois plus tard. Je ne pouvais pas imaginer
une séparation. Je n’en dormais plus et dans mes insomnies j’avais
imaginé une solution dont je ne voyais pas le côté insensé.
Ce
dimanche-là j’avais été le chercher discrètement et je l’avais
emmené sur cette petite plage sur les bords du Congo. Il n’y avait personne et j’avais
besoin de lui parler. Cela tenait en peu de mots.
‘’Je
repars dans un mois à Port-Gentil. Je ne peux pas envisager de te
quitter. Voilà ce que je te propose. Je démissionne et tu viens
avec moi en France’’.
En
voyant la tête de Detlef, je découvre l’énormité de ce que je
viens de dire.
‘’Tu
te rends compte de ce que tu veux faire ?’’ Sa voix tremblait.
‘’Oui’’
!
L’assurance
de ma voix tentait de cacher le bouillonnement de mon sang dans mes
veines et de mes pensées.
‘’Il
faut que je réfléchisse’’. Son visage s’était refermé. Son
regard soudain vide semblait tourné vers l’intérieur. Pour la
première fois je remarquais chez lui, malgré sa jeunesse, vingt
ans, et une apparente fragilité physique, une force et une volonté
insoupçonnées. Il s’est éloigné d’une vingtaine de mètres.
Il s’est assis au bord du fleuve, le regard fixé sur le courant,
les mains fouillant le sable noir. Au bout de quinze minutes il est
revenu vers moi. Le visage apaisé, les yeux brillants. Il avait
pleuré.
‘’Je
pars avec toi Renaud’’
Nous
sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. Je n’ai plus
jamais ressenti une émotion d’une telle intensité.
Il
s’est légèrement écarté de moi :’’ Ça va être difficile
Renaud. Tu sais comment on va faire ?’’
‘’Oui’’
! Ce fut à son égard mon premier mensonge !
Les
mots, une fois prononcés, ont une toute autre épaisseur qu’une
histoire imaginée dans une nuit sans sommeil. Partir ? Oui ! Mais
où, quand, comment ? Je me rendais compte de l’effet dévastateur
et des conséquences d’un coup de foudre au détour d’une gondole
de supermarché et d’une après-midi romantique au bord du Congo.
J’avais trois semaines devant moi. J’étais à la fois angoissé
et déterminé. Pour la première fois de ma vie je me sentais
‘’engagé’’ vis-à-vis de quelqu’un. Jusque-là je m’étais
laissé porter par les évènements. Même mon départ pour l’Afrique
s’était fait sans vraiment que je m’en rende compte. Il avait
suffi d’un CV envoyé un matin sur un coup de colère à une
société et tout s’était fait en deux mois. Mais là, j’étais
responsable d’une décision qui n’engageait pas que moi. L’idée
d’un échec m’était insupportable.
Très
vite je me suis rendu compte de la difficulté de l’entreprise. Le
faire partir comment ? Par avion ! Pas possible avec un passeport
enfermé dans le coffre de l’ambassade. Par la route, vers le Gabon
? Je me voyais mal faire plus de mille kilomètres de piste à
travers la forêt et passer une frontière en fraude. Qui nous
conduirait ? Car dans cette hypothèse il était hors de question que
je le laisse partir seul ? Et une fois arrivé, si on y arrivait, à
Port-Gentil, je me pointais dans ma boite et je disais à mon patron
: ’’ Bonjour, j’ai quitté mon poste à Brazza il y a trois
jours. Je suis ici avec mon ami est-allemand. Il faut lui faire
prendre l’avion pour Paris, mais il n’a pas de passeport…’’
je préférais ne pas y penser.
J’en
parlais avec Detlef quand on pouvait se voir. Il me remontait le
moral. Dans sa tête, une fois sa décision prise, il était déjà
parti. Il me demandait de lui parler de Paris, des magasins où on
trouvait tout et n’importe quoi, de la vie gay, de l’appartement
où on vivrait, du travail qu’il pourrait trouver… Mais il avait
parfois du mal à cacher son angoisse, si on ne réussissait pas, et
sa tristesse, si on y arrivait, à la pensée qu’il quittait tout
sa vie, son pays, son histoire, ses amis, sa famille, sa mère
surtout qu’il ne pouvait pas prévenir et qui ne comprendrait pas.
‘’ Et puis tu sais Renaud, je partirai uniquement avec ce que
j’ai sur le dos. Si je prépare la plus petite valise, ‘’ma
‘’famille’’ s’en apercevra et me posera des questions…’’
Il
fallait trouver vite une solution. Je téléphonais à l’ambassade
de France et demandais à parler à un conseiller. ‘’Lequel ?’’
‘’Culturel’’. Il me semblait le plus à même de comprendre
mon problème. Mon histoire racontée, je lui demandais ce qu’il
pouvait faire.
‘’Rien.’’
Son visage s’était fermé. ’’Et je vous conseille d’en faire
autant. La république du Congo est un régime socialiste. Nous avons
avec elle des relations difficiles et il est hors de question qu’on
se mouille pour un gamin de vingt qui veut passer à l’Ouest pour
des convenances personnelles…. Retournez à votre travail et
oubliez tout ça. C’est le conseil, très ferme, de votre
ambassade.’’
Découragé,
mais têtu et poussé par l’urgence, et un peu le désespoir, je
tentais la même démarche auprès d’un conseiller de l’ambassade
de l’Allemagne de l’ouest. L’accueil fut beaucoup plus
chaleureux. On voyait qu’il était sensibilisé par ce genre de
situation. Et s’il avait deviné nos motivations cela n’avait pas
l’air de le choquer et il n’en parlât pas.
‘’Mais
je ne peux pas faire grand’ chose pour vous. Nous avons eu le même
problème il y a deux ans. Nous avons accueilli à l’ambassade un
réfugié d’Allemagne de l’est. On a eu toutes les difficultés à
le faire sortir du pays au bout de six mois. Et je ne pense pas que
notre ambassadeur ait envie de recommencer l’expérience…’’
J’ai
dû nettement marquer le coup.
‘’Mais
si vous voulez vraiment tenter le coup, il y a peut-être une
solution. Vous pouvez essayer de faire passer votre ami en face à
Kinshasa et de le faire conduire une fois là-bas à notre ambassade.
Ils n’ont pas le même problème que nous avec leurs congolais. Il
suffit de traverser le fleuve, Kinshasa est à deux kilomètres.
Juste en face de Brazzaville. Mais faîtes attention, les relations
sont rompues entre les deux Congo et des navires militaires
patrouillent en permanence. Si vous vous faites prendre, pour vous
c’est l’expulsion immédiate et probablement la perte de votre
travail. Ce n’est pas trop grave. Mais pour votre ami c’est une
vie difficile qui l’attendra en RDA.’’
Le
soir même, je pouvais voir Detlef pour deux petites heures. Je lui
racontais ces entretiens.
Sa
réaction fut immédiate et catégorique.
‘’Il
faut le faire, Renaud. Je suis prêt. Il faut le faire !’’
Dimanche
soir. Il est un peu plus de 22h. Je viens de déposer Detlef à un
taxi qui va le ramener dans sa ‘’famille’’. Je rentre chez
moi par la route du port, le long du fleuve. Je vois les lumières de
Kinshasa. Si proches, si lointaines. Un saut de puce ! Deux
kilomètres !! Trois fois rien !!! Le courant est fort le long de la
rive et semble tumultueux dès qu’on s’en éloigne. Voilà ! A
défaut de la solution, j’ai une solution. Il suffit de traverser.
Il ne manque plus qu’un passeur, un bateau et un point de chute de
l’autre côté.
A suivre...
"Il ne manque que... " L'amour donne des ailes.
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