Il
faut, ici, faire un sort à toutes les rumeurs qui ont pu courir sur
le type de rapports que nous aurions pu avoir Sherlock et moi. Rien
n’a jamais pu être prouvé. Ce n’est pas faute d’avoir essayé,
jusqu’à ce médecin viennois qu’Holmes était allé consulter.
En ce qui me concerne j’ai toujours refusé de m’allonger sur un
divan et même de m’asseoir sur une chaise en présence de ce
charlatan. Durant les années où j’ai servi l’Empire britannique
en Inde ou en Afrique du Sud, j’ai eu mon compte de relations avec
des femmes de plus ou moins grande qualité. J’ai d’ailleurs
remarqué que la qualité de ces rapports était inversement
proportionnelle avec la qualité de ces dames. Mais pour tout dire je
dois avouer que cela n’a jamais été mon activité favorite.
Jusqu’au jour où, pendant des ébats, j’ai surpris mon reflet
dans un miroir. Je me suis trouvé tellement ridicule que j’ai
pris une décision immédiate. Je me suis retiré, je me suis
rhabillé, j’ai présenté mes excuses et mes hommages à la dame
et je suis parti sans me retourner. Un an après je quittais l’armée
et rentrais à Londres. Six mois après je rencontrais Holmes. Et
toutes ces fadaises ne m’ont plus jamais travaillé ni l’esprit,
ni le corps.
Pour
ce qui est d’Holmes, près de quinze années de vie près de lui ne
m’ont rien appris de sa vie privée. Je ne lui ai connu ni passion,
ni flirt, ni même, en dehors de ses enquêtes, inclination un peu
marquée pour le beau sexe. Il semblait leur préférer sa cohorte de
jeunes voyous qui lui servaient d’indicateurs. Aux soirées
mondaines et aux parquets de danse, il préférait les salles de
gymnastique de l’East End où il perfectionnait sa technique de la
boxe anglaise, de la savate, de l’épée et du bâton. Jusqu’au
jour où il fit la rencontre de Gabrielle Valladon.
C’était
un soir de juin, il y a six ou sept ans. Deux policemen nous
amenèrent une jeune femme qu’ils venaient de repêcher dans la
Tamise. Elle semblait amnésique et ne cessait de répéter :
‘’Holmes, Baker Street…’’ Compte tenu de la réputation de
mon ami, ils l’avaient directement conduite chez nous. Malgré son
apparence de chat mouillé, ses cheveux blonds collés sur son front
et sa robe de quatre sous, je fus frappé par sa remarquable beauté.
De son côté Holmes la dévisageait d’un air que je lui avais
rarement vu ! Et chose extraordinaire, il demanda à Madame Hudson de
préparer du thé, des scones, la chambre d’ami du deuxième étage
et d’aller faire chercher des vêtements secs pour la jeune femme.
Peu à peu le mémoire de celle-ci lui revint. Elle s’appelait
Gabrielle Valladon. Elle était partie en vacances en Ecosse avec son
mari. Celui-ci avait disparu lors d’une promenade qu’il avait
faite seul sur les bords du Loch Ness. Il avait avec lui tous leurs
papiers et leur argent. Seule et désemparée elle s’était
adressée à la police locale qui l’avait rapatriée vers Londres
où elle disait vouloir rencontrer le célèbre détective privé
Sherlock Holmes. Et puis elle s’était retrouvée sur ce pont sur
la Tamise, puis dans l’eau. S’y était-elle jetée d’elle-même
? L’y avait-on poussée ? Elle l’ignorait. Dans son fauteuil
Holmes fixait la jeune femme avec un regard d’une incroyable
intensité. Il était absolument immobile. Le seul mouvement visible
était celui de ses joues aspirant et refoulant la fumée de sa pipe.
Mais moi qui le connaissais bien j’avais deviné que son esprit et
son âme étaient la proie d’une formidable excitation. Cela se
voyait à la légère teinte rosée qui était apparue sur ses
pommettes. Ce n’est qu’après que le thé eut été servi et que
madame Valladon eut enfilé des vêtements secs qu’il dit :
‘’Vous
allez rester ici. Un dîner vous sera servi dans votre chambre à
19h30. Nous reparlerons de tout cela demain après une bonne nuit de
repos.’’
Dès
que madame Valladon se fut retirée, après nous avoir
chaleureusement remerciés et avoir voulu embrasser la main de Holmes
qu’il retira brusquement comme sous l’effet d’une brûlure,
l’agitation se mit à regagner les membres de mon ami. D’un bond
il fut sur pied et ordonna :
‘’Watson,
allez me chercher ‘’l’Inverness Courier’’ d’aujourd’hui
et de chaque jour de la semaine dernière. Je veux savoir ce qu’ils
disent de cette disparition sur le Loch Ness’’.
Une
heure après, ses journaux sous le bras, Holmes s’enferma dans son
bureau. Je ne devais le revoir que le lendemain quand il confirma à
madame Valladon qu’il allait s’occuper de cette affaire. Mais
madame Valladon ne devait pas être une personne tout à fait anodine
car le lendemain Mycroft Holmes, frère de Sherlock, fit le
déplacement de son club de Pall Mall Street, ‘’le Diogène’’
à Baker Street. Evènement aussi extravagant que si une femme
s’était avisée d’aller prendre un petit verre de Xeres dans les
salons du ‘’Diogène Club’’ ! Mycroft, qui occupait des
fonctions mal définies au sein du gouvernement de sa Majesté, était
venu ‘’recommander’’ à son frère de ne pas se mêler de
cette affaire. Vous devinez qu’il n’en fallait pas plus pour
piquer la curiosité d’Holmes et le conforter dans sa volonté
d’aller plus loin. Et il est en effet allé très loin puisque
cette enquête l’a amené à croiser Nessie, le montre du Loch
Ness, des nains, de mystérieux oiseaux morts, la reine Victoria
elle-même et approcher un secret d’état qui devait assurer pour
des décennies la maîtrise des mers à la Royal Navy. Maîtrise qui
était l’obsession de leurs gracieuses Majestés depuis la grande
frayeur qu’elles avaient eue de l’Invincible Armada. Mais ce
secret était convoité par le Kaiser qui dans ce domaine ne
s’embarrassait pas de relations de cousinage avec la couronne
britannique. Et pour arriver à ses fins il avait choisi une
intrigante, une aventurière de haut vol, Gabrielle Valladon.
Pour
Holmes le choc fut terrible. J’avais vu son attitude évoluer à
l’égard de Gabrielle. A son contact il s’était presque humanisé
dans la mesure où il laissait ses sentiments affleurer. Toujours
aussi rigoureux et rationnel dans son travail d’enquête il
s’accordait des moments de détente. Je l’ai même entendu rire à
des traits de Gabrielle. Pour la première fois je le voyais heureux.
A l’évidence il était amoureux. Etait-il payé de retour ? Je
l’ignore. Une fin d’après- midi je les ai surpris assis sur un
banc de pierre dans les bosquets du jardin du Drumossie Hôtel
d’Inverness où nous séjournions. La vue sur le Loch était
magnifique et romantique à souhait. Je me suis retiré discrètement.
Que s’est-il passé dans ce bosquet ? Nous ne le saurons jamais ;
pas plus que nous ne saurons ce qui s’est passé entre
Marie-Antoinette et Axel de Fersen dans les bosquets de Trianon. La
déception et le désarroi furent cruels pour Holmes quand il
découvrit la vérité. Il en conçût une triple blessure. Que l’on
ait pu s’attaquer aux intérêts et à la sécurité du royaume par
un acte d’espionnage le touchait dans l’amour qu’il portait à
la couronne et le respect qu’il avait pour sa souveraine. Blessure
sentimentale et affective d’avoir été trahi par une femme à
laquelle il avait porté plus d’attention qu’à aucune autre
auparavant. Et enfin, peut-être la plus douloureuse, une blessure
d’amour propre. Son orgueil avait été bafoué. Lui, Sherlock
Holmes, que l’on disait être la plus belle intelligence de
l’empire britannique avait été manipulé. Et par une femme ! Il
ne pourrait ni oublier ni pardonner.
A suivre ... demain
A suivre ... demain
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