Ils
se connaissaient depuis le début des années 20. C'est à la
Closerie des lilas que Francis Scott avait lu à Ernest son roman
Gatsby le magnifique. La Closerie, le Ritz, le Harry's Bar de la rue
Daunou et la librairie de Sylvia Beach ''Shakespeare and Co'' étaient
parmi les endroits préférés d'Ernest. Avec quelques boites de nuit
et le restaurant ''Chez Michaud''
Un
soir de juin 1934 ou 35, je ne sais plus, Francis Scott demande à
Ernest de le rencontrer. Il veut lui parler de quelque chose de
grave... Ernest lui donne rendez-vous chez ''Michaud''. Ce restaurant
se trouvait alors au coin de la rue Jacob et de la rue des Saints
Pères. Ernest habitait tout près. Au 9 rue de l'Université où il
avait James Joyce comme voisin. Quelle époque.
Pendant
tout le repas Francis Scott semblait mal à l'aise. Il tournait
autour du pot. Ernest, en bon chasseur, l'a laissé venir. Après le
repas, ils sont allés boire un verre dans une ou deux boîtes de
nuit. Ils sont arrivés ici vers une heure du matin. Le bar était
vide. Ils se sont installés pas très loin de moi. Je n'écoutais
pas mais j'ai entendu. L'alcool aidant, les barrières psychologiques
de Francis Scott tombaient une à une. Et il finit par lâcher :''
Mon problème c'est Zelda. Je n'ai jamais couché avec une autre
femme. Elle met en doute ma virilité et m'affirme que monté comme
je suis je ne pourrai jamais rendre une femme heureuse. Je ne connais
aucune femme vers qui me tourner pour apaiser mes doutes. Tu es mon
ami et toi tu connais les femmes...'' Un cigare dans une main, un
verre dans l'autre, Ernest est resté silencieux. Dans son oeil
mouillé de whisky le regard était compatissant, comme si cet appel
au secours éveillait quelque chose de douloureux au fond de
lui-même. Puis il s'est levé. Il a pris Francis Scott par les
épaules et ils sont partis vers les toilettes pour une inspection
minutieuse et réciproque de la cause du problème. A son retour
Ernest avait un grand sourire. ''Tout est normal Francis. Ce n'est
pas la taille au repos qui compte. Et ça dépend aussi de l'angle
sous lequel on le regarde...'' Je ne connais pas l'opinion de Francis
Scott sur cette étude comparée, mail il n'avait pas l'air
convaincu. J'ai vu alors l'homme d'action réapparaître chez Ernest.
Il s'est levé d'un bond et s'est dirigé vers la réception: ''J'ai
besoin d'une voiture de l'hôtel et d'un chauffeur pour deux ou trois
jours. C'est possible?'' '' Bien sur monsieur! Vous partez quand?''
''Maintenant!'' ''Vous allez où?'' ''Pour commencer Monte Carlo où
vous pouvez nous réserver deux chambres. Et une pour le chauffeur
bien sûr.''
Le
reste c'est le chauffeur qui me l'a raconté à son retour.
Après
une nuit à Monte Carlo direction Florence et la piazza della
Signioria. Vers 16h ils étaient au pied de le statue du David de
Michel Ange. ''Regarde Francis! Le plus bel homme du monde. Tu as vu
la taille de son sexe? Et pourtant les hommes et les femmes du monde
entier viennent ici pour l'admirer. Zelda ne cherche qu'à te
détruire.''
J'ai
eu beaucoup de peine en apprenant la mort de Francis Scott en 1940,
ruiné, dans la misère. Certains ont tout ce qu'il faut pour être
heureux mais ne sont pas doués pour le bonheur.
Ce
fut un grand chagrin quand j'ai appris le suicide d'Ernest. Lui aussi
avait atteint la limite au-delà de laquelle son ticket n'était plus
valable. Toute sa vie il avait voulu donner l'image de la virilité
et peu à peu il était devenu impuissant. Je me suis souvent demandé
si ce voyage à Florence n'était pas autant destiné à convaincre
son ami qu'à se rassurer lui-même. Et si le héros du ''Vieil homme et la mer'',
incapable d'attraper le poisson de ses rêves avec son hameçon trop
petit et mal fichu n'était qu'une parabole...
PS. Plus prosaïquement c'est au département des antiquités gréco-romaines qu'Ernest a conduit Francis pour le rassurer. Mais comme nous sommes dans des ''vies rêvées'' j'ai trouvé qu'un voyage à Florence était plus dans la folie du temps et de ces personnages...
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