A
21h le maître d'hôtel vint la chercher pour la mener à sa table.
Une table pour deux couverts. Tout était siglé CIWL. La nappe, les
serviettes brodées, les couverts en argent gravés, les verres en
cristal ciselés...La lecture du menu la mit un peu mal à l'aise.
C'était beaucoup en période de restriction... Mais elle savait
aussi combien lui avait coûté le prix du billet. Elle commanda une
autre coupe de champagne. Trois minutes plus tard le maître d'hôtel
était de retour :
''
Je suis désolé Madame, mais Monsieur là-bas, le comte Maximilien
de Woincourt, n'a pas réservé sa place ce soir! Mais il
souhaiterait dîner avec vous. L' accepteriez-vous à votre table?''
De
Woincourt!! Seul un léger haussement de sourcils avait marqué sa
surprise, son étonnement et son interrogation. Elle accepta d'un
signe de tête. De Woincourt, de Woincourt??? L'image avait du mal à
se fixer. Trente secondes plus tard elle levait les yeux sur un jeune
homme d'une vingtaine d'années. Son smoking noir faisait ressortir
la blondeur de ses cheveux, le bleu de ses yeux et son extrême
pâleur.
''
Maximilien de Woincourt. Mes hommages Madame. Vous ne sauriez savoir
l'honneur et l'immense joie que vous me faites en m'acceptant à
votre table''.
Et
soudain tout lui revint en mémoire et c'est avec un grand sourire
qu'elle lui dit:
''Mais
asseyez vous Monsieur de Woincourt. C'est avec plaisir que je dînerai
avec vous''.
Le
dîner touchait à sa fin. Il était près de 11h du soir. Maximilien
de Woincourt n'avait pratiquement pas arrêté de parler. La
discussion, l'ardeur qu'il y mettait avaient légèrement rosi ses
pommettes. Le Roederer qui avait accompagné tout le repas y était
aussi pour quelque chose. Mais l'étincelle qui brillait dans ses
yeux ne devait rien à l'alcool. Elle la connaissait bien cette
lueur. Elle l'avait souvent vue dans les yeux des hommes qui
voulaient se glisser dans son lit et étaient prêts à donner des
fortunes pour cela. Mais manifestement ce petit de Woincourt n'avait
pas les moyens de ses envies!!! Cela l'amusait. Elle était même
presque émue. Sans lui donner d'espoir, elle ne le désespérait
pas. Elle n'avait pas encore décidé de ce qu'elle ferait. Elle le
regardait en souriant. Il ne faisait rien de ce qu'il devait ou
devrait faire et pourtant elle était presque séduite. Son
inexpérience et sa fraîcheur lui donnait à elle comme un coup de
jeunesse.
Il
avait 22 ans. Il descendait à Marseille. De là il devait remonter
vers le Lubéron où ses parents possédaient une bastide. Ils lui
avaient fait quitter Paris pour une bagatelle, une amourette pour une
infirmière de l'hôpital des Invalides, à laquelle il fallait
couper court rapidement. Mais plus grave, lieutenant au 9ème
régiment du Génie, il avait été hospitalisé après avoir été
gazé à Ypres. Le gaz moutarde lui rongeait les poumons. Le Lubéron
n'était qu'une étape vers les Alpes et un sanatorium. Heureusement
il n'avait pas de lésions cutanées. Elle ne l'aurait supporté.
C'était justement ce qu'elle fuyait et ce n'était pas pour se faire
rattraper dans le wagon-restaurant d'un train de luxe. Elle balaya
vite cette image. Elle s'expliquait mieux maintenant cette pâleur,
cette maigreur. Elle avait eu envie de toucher sa main qu'on aurait
dite de porcelaine. Elle s'était abstenue.
''Mon
père m'a souvent parlé de vous. Il vous a vue au théâtre il y a
longtemps''. Il s'arrêta, la bouche ouverte, pétrifié de ce qu'il
avait dit. Par un geste réflexe sa main se posa sur celle du jeune
homme. Ce contact la fit frissonner.
''Ne
soyez pas gêné mon petit Maximilien. Vous permettez que je vous
appelle Maximilien?''
Le
jeune homme déglutit difficilement.
''Cela
ne doit pas faire si longtemps que ça. N'est ce pas?''
Il
baissa la tête incapable de dire un mot.
Elle
retira sa main et coudes sur la table, le menton posé sur ses mains
croisées, elle se souvint.
Bien
sûr que si ça faisait longtemps. Quand donc était ce? C'était au
retour de son premier voyage en Amérique. En 1892, 93. La tournée
avait été fructueuse mais fatigante. Elle avait décidé de se
reposer, de faire un ‘’break’’ comme ils disaient à New
York. Son besoin de calme lui avait fait choisir une petite station
balnéaire de la Somme, dont le duc de Penthièvre, qui avait ses
habitudes à Eu, lui avait parlé: Mers les Bains. Le confort de son
Grand Hôtel, son Casino modeste mais élégant, le charme des villas
du front de mer, la beauté de sa falaise crayeuse l'avaient ravie.
Ce n'était pas Nice ou Biarritz, bien sûr. Ni Deauville, ni même
Cabourg. Mais une semaine ici lui ferait tous les biens. Au bout de
deux jours elle n'en pouvait plus. C'était décidé, elle rentrait
demain à Paris.
Dans
la salle du bar du casino, face à la mer elle buvait sa coupe de
Roederer. La falaise était rose, embrasée du feu du coucher de
soleil.
Quand
il est entré dans le bar elle avait immédiatement su que c'était
pour elle!! Il s'était dirigé directement vers sa table d'un pas
qui sentait son militaire à vingt lieues.
‘'Corentin
de Woincourt! Pardonnez mon audace, Madame. Je vous ai vu il y a deux
ans aux Folies Bergère à Paris. J'en garde un souvenir... Un ami
m'a dit vous avoir vue ici. Je n'ai pu résister. Me permettez-vous
de vous offrir un apéritif?''
''Ca,
ma chérie, c'est un cavalier. Ou un artilleur'' se dit elle in
petto!
Elle
avait le sentiment d'être une citadelle que l'on voulait prendre
d'assaut. Cela n'était pas nouveau pour elle. On n'avait jamais eu à
son égard les manières qu'on aurait eues envers une jeune fille
sortant d'une institution religieuse. Et les manières un peu
brouillonnes de ce hobereau picard l'amusaient. D'autant plus qu'elle
savait qu'au bout du compte c'est elle qui garderait la main.
L'apéritif
fut suivi d'une invitation à dîner. Ce Corentin de Woincourt était
bien officier de cavalerie. Capitaine ou commandant. Elle avait
oublié. De toute façon en dessous de général elle confondait
tout. Il avait une propriété à une trentaine de kilomètres de
Mers et avait obtenu une permission. Sa femme était sur le point
d'accoucher. C'était leur quatrième enfant. Trois filles! Il
espérait bien qu'elle lui donnerait un garçon cette fois ci! Le
docteur n'attendait rien avant 48 heures et il avait pris sa soirée
pour venir à Mers en espérant la voir. Par désœuvrement elle
accepta un digestif et lui accorda une nuit. Cette nuit fut une
heureuse surprise. Ses manières abruptes laissèrent place à une
douceur et une tendresse qu'elle n'attendait pas. Elle ressentit un
plaisir qu'elle n'eut pas besoin de simuler comme souvent.
Elle
retrouvait en Maximilien les traits de Corentin mais en plus fins
avec quelque chose de féminin. Etait-ce dû à la maladie ou un
héritage de sa mère qu'elle imaginait belle, douce et un peu fade.
Ainsi Corentin avait fini par avoir un fils. Elle ne lui demanda pas
des nouvelles de son père qui n'avait surement pas fait état de
leur rencontre et de leur nuit.
Elle
se retrouvait en face de quelqu'un dont elle avait entendu parler
avant qu'il ne naisse. Il aurait pu être son fils. Elle n'avait
aucun instinct maternel. Il était mort avec l'avortement qu'elle
avait subi lorsque son ''hijo de puta'' de mari l'avait prostituée
de force et qu'elle était devenue stérile.
Mais
très vite et sans qu'elle sache très bien pourquoi elle lui dit:
''
Laissez-moi partir maintenant. Ne vous compromettez pas. Mais
rejoignez-moi dans une demi-heure. Voiture 3. Compartiment 6.''
Suite et fin demain...Caroline O. - III - Le wagon-lit
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