Marcel
Proust
Du
côté de chez Swann
Combray
19/21
Lu
par André Dussolier
Mes
promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que
je les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand
j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle,
jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais : mon corps obligé
depuis longtemps de garder l’immobilité, mais qui s’était
chargé sur place d’animation et de vitesse accumulées, avait
besoin ensuite, comme une toupie qu’on lâche, de les dépenser
dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de
Tansonville, les arbres du bois de Roussainville, les buissons
auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou
de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les uns et
les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui n’ont
pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un
lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation
plus aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues
traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en
débarrasser, en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte
qui ne nous apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de faire
le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles
découvertes dont il fût le cadre fortuit ou le nécessaire
inspirateur, je me rappelle que c’est cet automne-là, dans une de
ces promenades, près du talus broussailleux qui protège
Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce
désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. Après
une heure de pluie et de vent contre lesquels j’avais lutté avec
allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de Montjouvain
devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M.
Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de
reparaître, et ses dorures lavées par l’averse reluisaient à
neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son
toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une
poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles
qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de
la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de
son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec
l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait
dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une
marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention.
Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre
au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en
brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut,
zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été
de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus
clair dans mon ravissement.
Et c’est à ce moment-là encore –
grâce à un paysan qui passait, l’air déjà d’être d’assez
mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon
parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau
temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher » – que j’appris
que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un
ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard, chaque fois
qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de causer, le
camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait justement
de se livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant
qu’on le laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes
parents avec tendresse et de prendre les décisions les plus sages et
les plus propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même
temps à apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils
me reprochaient sévèrement au moment où je m’élançais vers eux
pour les embrasser.
Parfois à l’exaltation que me donnait la
solitude, s’en ajoutait une autre que je ne savais pas en
départager nettement, causée par le désir de voir surgir devant
moi une paysanne que je pourrais serrer dans mes bras. Né
brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le rapporter
exactement à sa cause, au milieu de pensées très différentes, le
plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un degré
supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite de
plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au
reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de
Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de
son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les
faisait seulement paraître plus désirables parce que je croyais que
c’était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me
porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une
brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une
femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque
chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour,
élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint.
Il me semblait que la beauté des arbres c’était encore la sienne,
et que l’âme de ces horizons, du village de Roussainville, des
livres que je lisais cette année-là, son baiser me la livrerait ;
et mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualité,
ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon
imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est qu’aussi
– comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la
nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions
abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi
profonde à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous
nous trouvons – la passante qu’appelait mon désir me semblait
être non un exemplaire quelconque de ce type général : la
femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce
temps-là tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me
paraissait plus précieux, plus important, doué d’une existence
plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les
êtres, je ne les séparais pas. J’avais le désir d’une paysanne
de Méséglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec,
comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir
qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je
n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise les
conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une
paysanne de Méséglise, c’eût été recevoir des coquillages que
je n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais
pas trouvée dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que
la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait
enveloppée mon imagination. Mais errer ainsi dans les bois de
Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pas
connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette
fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était
elle-même pour moi comme une plante locale d’une espèce plus
élevée seulement que les autres et dont la structure permet
d’approcher de plus près qu’en elles la saveur profonde du pays.
Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les caresses
par lesquelles elle m’y ferait parvenir seraient aussi d’une
sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le
plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps
encore à l’âge où on ne l’a pas encore abstrait ce plaisir de
la possession des femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté,
où on ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait
considérer dès lors comme des instruments interchangeables d’un
plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé, séparé
et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit en
s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble préalable
qu’on ressent. A peine y songe-t-on comme un plaisir qu’on aura ;
plutôt, on l’appelle son charme à elle ; car on ne pense pas
à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu,
immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment
où il s’accomplit les autres plaisirs que nous causent les doux
regards, les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous
apparaît surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre
reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa
touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux
bienfaits, au bonheur dont elle nous comble.
Hélas, c’était en
vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui
demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son
village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers
désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit
cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du
carreau de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les
hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration
ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en
moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au
moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon
s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à
moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant l’étendue
dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent
voulu en ramener une femme. Je pouvais aller jusqu’au porche de
Saint-André-des-Champs ; jamais ne s’y trouvait la paysanne
que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec
mon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec
elle. Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de
derrière lequel elle allait surgir et venir à moi ; l’horizon
scruté restait désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que
mon attention s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils
pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée ;
et ce n’était plus d’allégresse, c’était de rage que je
frappais les arbres du bois de Roussainville d’entre lesquels ne
sortait pas plus d’êtres vivants que s’ils eussent été des
arbres peints sur la toile d’un panorama, quand, ne pouvant me
résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans mes
bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant
obligé de reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même
qu’était de moins en moins probable le hasard qui l’eût mise
sur mon chemin. Et s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je
osé lui parler ? Il me semblait qu’elle m’eût considéré
comme un fou ; je cessais de croire partagés par d’autres
êtres, de croire vrais en dehors de moi, les désirs que je formais
pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne
m’apparaissaient plus que comme les créations purement
subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils
n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès
lors perdait tout charme et toute signification et n’était plus à
ma vie qu’un cadre conventionnel, comme l’est à la fiction d’un
roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer
le temps.
C’est peut-être d’une impression ressentie aussi
auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée
obscure alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis
faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres
raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rôle
important dans ma vie. C’était par un temps très chaud ; mes
parents qui avaient dû s’absenter pour toute la journée,
m’avaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais ; et étant
allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais revoir les
reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et
endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là où
j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé
voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je
voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la
reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et
seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle
commençait d’être une jeune fille) qui probablement venait de
rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans cette
chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait fait son
petit salon à elle. La fenêtre était entr’ouverte, la lampe
était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît,
mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons, elle
m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je m’étais caché
là pour l’épier.
Elle était en grand deuil, car son père était
mort depuis peu. Nous n’étions pas allés la voir, ma mère ne
l’avait pas voulu à cause d’une vertu qui chez elle limitait
seule les effets de la bonté : la pudeur ; mais elle la
plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste fin de vie
de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère et de
bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les
souffrances que celle-ci lui avait causées ; elle revoyait le
visage torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps ;
elle savait qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire
au net toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un
vieux professeur de piano, d’un ancien organiste de village dont
nous imaginions bien qu’ils n’avaient guère de valeur en
eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas, parce qu’ils en
avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de vivre avant
qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même
notés, conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits
sur des feuillets épars, illisibles, resteraient inconnus ; ma
mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore auquel M.
Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de
bonheur honnête et respecté pour sa fille ; quand elle
évoquait toute cette détresse suprême de l’ancien maître de
piano de mes tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et
songeait avec effroi à celui, autrement amer, que devait éprouver
MlleVinteuil, tout mêlé du remords d’avoir à peu près tué son
père. « Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il
est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire. Le recevra-t-il
après sa mort et sous quelle forme ? Il ne pourrait lui venir
que d’elle. »
Au fond du salon de MlleVinteuil, sur la
cheminée, était posé un petit portrait de son père que vivement
elle alla chercher au moment où retentit le roulement d’une
voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et
tira près d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le
portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le
morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son
amie entra. MlleVinteuil l’accueillit sans se lever, ses deux mains
derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme
pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle
semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être
importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être
loin d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la
délicatesse de son cœur s’en alarma ; reprenant toute la
place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâiller pour
indiquer que l’envie de dormir était la seule raison pour laquelle
elle s’était ainsi étendue. Malgré la familiarité rude et
dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je reconnaissais les
gestes obséquieux et réticents, les brusques scrupules de son père.
Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n’y
pas réussir.
– Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud, dit son
amie.
– Mais c’est assommant, on nous verra, répondit
Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait
qu’elle n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui
répondre par certains autres, qu’elle avait en effet le désir
d’entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisser
l’initiative de prononcer. Aussi son regard, que je ne pouvais
distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait tant à ma
grand’mère, quand elle ajouta vivement :
– Quand je
dis nous voir, je veux dire nous voir lire ; c’est assommant,
quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux
vous voient.
Par une générosité instinctive et une politesse
involontaire elle taisait les mots prémédités qu’elle avait
jugés indispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à
tous moments au fond d’elle- même une vierge timide et suppliante
implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.
– Oui,
c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette
campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi
? ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement
d’yeux malicieux et tendre ces mots qu’elle récita par bonté,
comme un texte qu’elle savait être agréable à MlleVinteuil, d’un
ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique), quand même on nous
verrait, ce n’en est que meilleur.
Mlle Vinteuil frémit et se leva.
Son cœur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient
spontanément venir s’adapter à la scène que ses sens
réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle pouvait de sa
vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille
vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle
pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient
faux dans sa bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était dit
sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses
velléités d’audace, et s’entremêlait de : « Tu n’as
pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as pas envie d’être
seule et de lire ? »
– Mademoiselle me semble avoir
des pensées bien lubriques, ce soir, finit-elle par dire, répétant
sans doute une phrase qu’elle avait entendue autrefois dans la
bouche de son amie.
Dans l’échancrure de son corsage de crêpe,
Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un
petit cri, s’échappa, et elles se poursuivirent en sautant,
faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et
piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par
tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. Mais
celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé
le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit
que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas sur lui son
attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le
remarquer :
– Oh ! ce portrait de mon père qui nous
regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit
vingt fois que ce n’était pas sa place.
Je me souvins que
c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon père à
propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute
habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui
répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses
liturgiques :
– Mais laisse-le donc où il est, il n’est
plus là pour nous embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il
voudrait te mettre ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre
ouverte, le vilain singe.
Mlle Vinteuil répondit par des paroles de
doux reproche : « Voyons, voyons », qui prouvaient
la bonté de sa nature, non qu’elles fussent dictées par
l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui
causer (évidemment, c’était là un sentiment qu’elle s’était
habituée, à l’aide de quels sophismes ? à faire taire en
elle dans ces minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un
frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au
plaisir que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cette
modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche
hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et
bonne une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de
cette scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle
ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à
être traitée avec douceur par une personne si implacable envers un
mort sans défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et
lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire
si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles
allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M.
Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la
tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec
cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle
avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction
dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.
– Sais-tu
ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur ?
dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l’oreille de
Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.
– Oh !
tu n’oserais pas. – Je n’oserais pas cracher dessus
? sur ça ? dit l’amie avec une brutalité voulue.
Je n’en
entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las, gauche,
affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la fenêtre,
mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa
vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu’après
la mort il avait reçu d’elle en salaire.
Et pourtant j’ai pensé
depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à cette scène, il n’eût
peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon cœur de sa fille, et
peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à fait tort.
Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du mal était
si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer réalisée
à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique ;
c’est à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt
que sous la lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut
voir une fille faire cracher une amie sur le portrait d’un père
qui n’a vécu que pour elle ; et il n’y a guère que le
sadisme qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du
mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de sadisme, une
fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que ceux de
Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père mort,
mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’un
symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf ; ce que sa
conduite aurait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et
même à ses yeux à elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais,
au-delà de l’apparence, dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au
début du moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique
comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement
mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur,
il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas
d’elle ; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse
filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne trouverait
pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de l’espèce
de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si
naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît
quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils
se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans
la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer
leur complice, de façon à avoir eu un moment l’illusion de s’être
évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain
du plaisir. Et je comprenais combien elle l’eût désiré en voyant
combien il lui était impossible d’y réussir. Au moment où elle
se voulait si différente de son père, ce qu’elle me rappelait,
c’était les façons de penser, de dire, du vieux professeur de
piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle profanait, ce
qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux
et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la
ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il
lui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité
qui interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une
phraséologie, une mentalité qui n’était pas faite pour lui et
l’empêchait de le connaître, comme quelque chose de très
différent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle se
consacrait d’habitude. Ce n’est pas le mal qui lui donnait l’idée
du plaisir, qui lui semblait agréable ; c’est le plaisir qui
lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle s’y adonnait il
s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui le reste du
temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait par
trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par l’identifier au
Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentaitelle que son amie n’était pas
foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au
moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins
avait-elle le plaisir d’embrasser sur son visage des sourires, des
regards, feints peut-être, mais analogues dans leur expression
vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et
de souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait
s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût
joués, avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait
ressenti en effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire
de son père. Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un
état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était si
reposant d’émigrer, si elle avait su discerner en elle, comme en
tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on cause et
qui, quelques autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible et
permanente de la cruauté.
S’il était assez simple d’aller du
côté de Méséglise, c’était une autre affaire d’aller du côté
de Guermantes, car la promenade était longue et l’on voulait être
sûr du temps qu’il ferait. Quand on semblait entrer dans une série
de beaux jours ; quand Françoise désespérée qu’il ne
tombât pas une goutte d’eau pour les « pauvres récoltes »,
et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la surface calme
et bleue du ciel s’écriait en gémissant : « Ne
dirait-on pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui
jouent en montrant là-haut leurs museaux ? Ah ! ils
pensent bien à faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs ! Et
puis quand les blés seront poussés, alors la pluie se mettra à
tomber tout à petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur
quoi elle tombe que si c’était sur la mer » ; quand
mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses favorables
du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner :
« Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté de
Guermantes. » On partait tout de suite après déjeuner par la
petite porte du jardin et on tombait dans la rue des Perchamps,
étroite et formant un angle aigu, remplie de graminées au milieu
desquelles deux ou trois guêpes passaient la journée à herboriser,
aussi bizarre que son nom d’où me semblaient dériver ses
particularités curieuses et sa personnalité revêche, et qu’on
chercherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où sur son
tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à
ces architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver
sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces
d’un chœur roman, remettent tout l’édifice dans l’état où
il devait être au VIIe siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment
nouveau, reperce et « restitue » la rue des Perchamps.
Elle a d’ailleurs pour ces reconstitutions des données plus
précises que n’en ont généralement les restaurateurs :
quelques images conservées par ma mémoire, les dernières peut-être
qui existent encore actuellement, et destinées à être bientôt
anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon enfance ;
et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de
disparaître, émouvantes – si on peut comparer un obscur portrait
à ces effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner
des reproductions – comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce
tableau de Gentile Bellini, dans lesquels l’on voit en un état qui
n’existe plus aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le
portail de Saint-Marc.
On passait, rue de l’Oiseau, devant la
vieille hôtellerie de l’Oiseau flesché dans la grande cour de
laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe siècle les carrosses des
duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency, quand
elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec
leurs fermiers, pour une question d’hommage. On gagnait le mail
entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et
j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute la journée
à lire en écoutant les cloches ; car il faisait si beau et si
tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle
rompait le calme du jour, mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il
contenait et que le clocher, avec l’exactitude indolente et
soigneuse d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait
seulement – pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes
d’or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées –
de presser, au moment voulu, la plénitude du silence.
Le plus grand
charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait presque tout
le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la traversait
une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur
une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre
arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau
temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de
grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus
sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière
qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires
et nues, accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés
trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une
violette au bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la
goutte d’odeur qu’elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux
débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait
l’été du feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un pêcheur
en chapeau de paille avait pris racine. A Combray où je savais
quelle individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier
était dissimulée sous l’uniforme du suisse ou le surplis de
l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule personne dont je n’aie
jamais découvert l’identité. Il devait connaître mes parents,
car il soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulais
alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne
pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de
halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs pieds ;
de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés
jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils
étaient semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du
château des anciens comtes de Combray qui au moyen âge avait de ce
côté le cours de la Vivonne comme défense contre les attaques des
sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n’étaient
plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, à peine
apparents, quelques créneaux d’où jadis l’arbalétrier lançait
des pierres, d’où le guetteur surveillait Novepont,
Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt, toutes
terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était
enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants
de l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou
jouer aux récréations – passé presque descendu dans la terre,
couché au bord de l’eau comme un promeneur qui prend le frais,
mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de
Combray à la petite ville d’aujourd’hui une cité très
différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible
et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les boutons d’or. Ils
étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient choisi pour
leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes
comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus, me semblait-il,
que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le
plaisir que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur surface
dorée, jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour produire de
l’inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance,
quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir
épeler complètement leur joli nom de Princes de contes de fées
français, venus peut-être il y a bien des siècles d’Asie, mais
apatriés pour toujours au village, contents du modeste horizon,
aimant le soleil et le bord de l’eau, fidèles à la petite vue de
la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles
toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclat
d’orient.