Où
Adso réfléchit dans le scriptorium à l’histoire de son ordre et
au destin des livres.
Je
sortis de l’église moins fatigué mais avec l’esprit confus,
parce que le corps ne jouit d’un repos tranquille que dans les
heures nocturnes. Je montai dans le scriptorium, demandai
l’autorisation à Malachie et commençai à feuilleter le
catalogue. Et alors que je jetais des regards distraits aux feuillets
qui me passaient sous les yeux, en réalité j’observais les
moines. Je fus frappé du calme et de la sérénité qui leur
permettaient de s’absorber dans leur travail, comme si un de leurs
frères n’était pas fébrilement recherché dans toute l’enceinte
et deux autres n’avaient pas déjà disparu dans des circonstances
épouvantables. Voilà, me dis-je, la grandeur de notre ordre :
pendant des siècles et des siècles des hommes tels que ceux-ci ont
vu faire irruption la tourbe des barbares, saccager leurs abbayes,
s’abîmer les règnes dans des tourbillons de feu, et cependant ils
ont continué à lire à fleur de lèvres des mots qui se
transmettaient depuis des siècles et qu’eux transmettaient aux
siècles à venir. Ils ont continué à lire et à copier alors que
s’approchait le millénaire, pourquoi ne devraient-ils pas
continuer de même à présent ? La veille, Bence nous avait dit
qu’il aurait été disposé à commettre un péché pour prix d’un
livre rare. Il ne mentait ni ne plaisantait. Un moine devrait certes
aimer ses livres avec humilité, en les choyant sans viser à la
gloire de sa propre curiosité : mais ce que la tentation de
l’adultère est pour les laïcs et ce que le désir inapaisé des
richesses est pour les ecclésiastiques séculiers, la séduction de
la connaissance l’est pour les moines.
Je feuilletai le catalogue
et devant mes yeux dansa une fête de titres mystérieux : Quinti
Sereni de medicamentis, Phaenomena, Liber Aesopi de natura animalium,
Liber Aethici peronymi de cosmographia, Libri tres quos Arculphus
episcopus Adamnano escipiente de locis sanctis ultramarinis
designavit conscribendos, Libellus Q. Iulii Hilarionis de origine
mundi, Solini Polyshistor de situ orbis terrarum et mirabilibus,
Almagesthus…
Point ne m’étonnait que le mystère des
crimes tournât autour de la bibliothèque. Pour ces hommes voués à
l’écriture, la bibliothèque était à la fois la Jérusalem
céleste et un monde souterrain aux confins de la terre inconnue et
des enfers. Ils étaient dominés par la bibliothèque, par ses
promesses et par ses interdits. Ils vivaient avec elle, pour elle et
peut-être contre elle, dans l’espoir coupable d’en violer un
jour tous les secrets. Pourquoi n’auraient-ils pas dû risquer la
mort pour satisfaire une curiosité de leur esprit, ou tuer pour
empêcher que quelqu’un ne s’appropriât un de leurs secrets
jalousement gardés ? Tentations, certes, orgueil de l’esprit. Bien
différent était le moine copiste imaginé par notre saint
fondateur, capable de copier sans comprendre, abandonné à la
volonté de Dieu, écrivant parce que orant et orant en tant
qu’écrivant. Pourquoi n’en allait-il plus ainsi ? Oh, notre
ordre n’avait certes pas le privilège des dégénérations ! Il
était devenu trop puissant, ses abbés rivalisaient avec les rois,
n’avais-je pas en Abbon l’exemple d’un monarque qui, avec le
faire d’un monarque, cherchait à mettre fin aux controverses entre
monarques ? Même le savoir que les abbayes avaient accumulé servait
maintenant de monnaie d’échange, raison d’orgueil, motif
d’ostentation et de prestige ; ainsi que les chevaliers faisaient
étalage de leurs armures et étendards, nos abbés faisaient étalage
de leurs manuscrits enluminés… Et d’autant plus (folie !) que
nos monastères avaient désormais perdu jusqu’à la palme de la
sagesse : les écoles cathédrales, les corporations urbaines, les
universités copiaient désormais les livres, peut-être davantage et
mieux que nous, et en produisaient de nouveaux – et là était
peut-être la cause de tant de malheurs.
L’abbaye où je me
trouvais était sans doute encore la dernière à pouvoir vanter son
excellence dans la production et la reproduction du savoir. Mais
c’est peut-être justement pour cela que ses moines ne se
satisfaisaient plus de l’oeuvre sainte de la copie, ils voulaient
eux aussi produire de nouveaux compléments de la nature, poussés
par la convoitise de choses nouvelles. Et, j’en eus confusément
l’intuition à ce moment-là (je le sais bien aujourd’hui,
blanchi par les ans et par l’expérience), ils ne se rendaient pas
compte qu’ainsi faisant ils ratifiaient la ruine de cette
excellence. Car si ce nouveau savoir qu’ils voulaient produire
avait reflué librement hors de ces murailles, plus rien n’aurait
distingué ce lieu sacré d’une école cathédrale ou d’une
université citadine. En le gardant secret, il gardait au contraire
intacts son prestige et sa force, il n’était pas corrompu par la
dispute, par la suffisance quodlibétique qui veut passer au
crible du sic et non chaque mystère et chaque grandeur. Voilà, me
dis-je, les raisons du silence et de l’obscurité qui entourent la
bibliothèque, elle est réserve de savoir mais elle ne peut
conserver ce savoir intact qu’en l’empêchant de parvenir à
quiconque, fût-ce aux moines mêmes. Le savoir n’est pas comme la
monnaie, qui reste physiquement intacte même à travers les plus
infâmes échanges : il est plutôt comme un habit superbe, qui se
râpe à l’usage et par l’ostentation. N’en va-t-il pas ainsi
pour le livre même, dont les pages s’effritent, les encres et les
ors se font opaques, si trop de mains le touchent ?
À quelques pas
de moi, je voyais Pacifico de Tivoli qui parcourait un volume ancien
dont les feuilles s’étaient comme collées l’une à l’autre
sous l’effet de l’humidité. De sa langue il mouillait son index
et son pouce pour feuilleter l’ouvrage, et à chaque contact de sa
salive ces pages perdaient de leur vigueur, les ouvrir voulait dire
les plier, les offrir à la sévère action de l’air et de la
poussière, qui corroderaient les fines rides dont le parchemin
s’innervait sous l’effort, produiraient de nouvelles moisissures
là où la salive avait assoupli, mais affaibli le coin de la
feuille. Comme un excès de douceur rend mou et inhabile le guerrier,
cet excès d’amour possessif et curieux prédisposerait le livre à
la maladie destinée à le tuer. Qu’aurait-il fallu faire ? Cesser
de lire, conserver seulement ? Mes craintes étaient-elles justes ?
Qu’aurait dit mon maître ?
Pas très loin de moi, je vis un
rubricaire, Magnus de Iona, qui avait terminé de frotter une peau
avec une pierre ponce et l’adoucissait à la craie, pour en polir
ensuite la surface avec la plane. Un autre à côté de lui, Raban de
Tolède, avait fixé le parchemin à sa table, en marquant les marges
de légers trous latéraux des deux côtés, entre lesquels
maintenant il tirait avec un stylet de métal des lignes horizontales
très fines. Bientôt les deux feuilles se couvriraient de couleurs
et de formes, la page deviendrait comme un reliquaire, étincelante
de gemmes enchâssées dans ce qui deviendrait par la suite le pieux
tissu de l’écriture. Ces deux frères, me dis-je, sont en train de
vivre leurs heures de paradis sur la terre. Ils produisaient de
nouveaux livres, pareils à ceux que le temps détruirait ensuite
inexorablement… Or donc la bibliothèque ne pouvait être menacée
par aucune force terrestre, or donc elle était une chose vivante…
Mais si elle était vivante, pourquoi ne devait-elle pas s’ouvrir
au risque de la connaissance ? Était-ce là ce que voulait Bence et
que peut-être avait voulu Venantius ? Je ressentis quelque confusion
et de la crainte à ces pensées. Sans doute ne convenaient-elles pas
à un novice qui se devait uniquement de suivre avec scrupule et
humilité la règle, pendant toutes les années à venir – ce que
j’ai fait d’ailleurs, sans me poser d’autres questions, tandis
qu’autour de moi de plus en plus le monde sombrait dans une tempête
de sang et de folie. C’était l’heure du repas matutinal, et je
me rendis aux cuisines où j’étais devenu l’ami des cuisiniers,
qui me donnèrent quelques-uns des meilleurs morceaux.
Où
l’on trouve un linge souillé de sang dans la cellule de Bérenger
disparu, et c’est tout.
Tandis
que je vais écrivant, je me sens las, comme je me sentais fatigué
cette nuit-là, ou plutôt ce matin-là. Que dire ? Après l’office,
l’Abbé invita la plupart des moines, désormais en alarme, à
chercher partout, sans résultat. Vers laudes, en fouillant la
cellule de Bérenger, un moine trouva sous la paillasse un linge
blanc souillé de sang. Ils le montrèrent à l’Abbé qui en tira
de sinistres augures. Jorge était présent qui, à peine informé,
dit : « Du sang ? » comme si la chose lui semblait invraisemblable.
Ils le dirent à Alinardo, qui branla du chef et dit :
« Non, non, à
la troisième trompette la mort vient par l’eau… »
Guillaume
observa le linge et puis il dit :
« Maintenant tout est clair.
—
Alors où est Bérenger ? lui demandèrent-ils.
— Je l’ignore »,
répondit-il.
Aymaro l’entendit et leva les yeux au ciel en
murmurant à Pierre de Sant’Albano :
« Les Anglais sont comme ça.
»
Vers prime, quand le soleil déjà se levait, des servants furent
envoyés en exploration au pied de l’à-pic, tout autour des
murailles. Ils revinrent à tierce, bredouilles. Guillaume me dit que
nous n’aurions pu faire mieux. Il fallait attendre les événements.
Et il se rendit aux forges, s’entretenant en une conversation
serrée avec Nicolas, le maître verrier. Moi je m’assis dans
l’église, près du portail central, tandis que se célébraient
les messes. Ainsi pieusement je m’endormis, et un long temps, car
il paraît que les jeunes ont besoin de sommeil plus que les vieux,
qui pour leur part ont déjà tant dormi et s’apprêtent à dormir
pour l'éternité.
Cette
sonate est principalement évoquée dans Un amour de Swann.
Elle touche profondément Swann .
et fait naître sa relation avec Odette de Crécy, son amour
tumultueux
Chacun
est libre d’entendre ce qu’il souhaite à travers cette sonate
inaboutie et fictive. Et c’est précisément parce que cette pièce
musicale, imaginée par Proust,
ne désigne aucune œuvre du répertoire qu’elle parvient si bien à
caractériser l’atmosphère du roman.
Cependant,
Proust, a
confié
que plusieurs morceaux ont, selon lui, inspiré cette sonate. Il
mentionne notamment la première
sonate pour violon et piano
de Saint
Saens,
l'Enchantement
du Vendredi-Saint
(Parsifal
de Wagner),
mais aussi la Ballade
Op 19
de GabrielFauré
et la Sonate
pour piano et violon
de César
Frank.
L’année
précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale
exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que
la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et
ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la
petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il
avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement
liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane
et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et
bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir
nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui
plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir
la phrase ou l’harmonie – il ne savait lui-même – qui passait
et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la
propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il
ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression
aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant
les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales,
irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de
ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans
doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur
hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de
dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des
sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais
les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez
formées en nous pour ne pas être submergées par celles
qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et
cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de
son « fondu » les motifs qui par instants en émergent,
à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus
seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à
décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire,
comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au
milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces
phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui
leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation
délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa
mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription
sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux
tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même
impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà
plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les
groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il
avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui
est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de
se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une
phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes
sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés
particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de
l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait
les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un
amour inconnu. D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord,
puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et
précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et
d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un
instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement
nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle
l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle
disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois.
Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui
causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il
eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une
passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image
d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une
valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir
jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir
amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but
idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes,
qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne
changerait plus jusqu’à sa mort ; bien plus, ne se sentant
plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de croire
à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi
avait-il pris l’habitude de se réfugier dans des pensées sans
importance et qui lui permettaient de laisser de côté le fond des
choses. De même qu’il ne se demandait pas s’il n’eût pas
mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait
avec certitude que s’il avait accepté une invitation il devait s’y
rendre, et que s’il ne faisait pas de visite après il lui fallait
laisser des cartes, de même dans sa conversation il s’efforçait
de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les choses,
mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque sorte
par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il
était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date
de la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de
ses œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre
un jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie,
mais il donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il
n’adhérait pas tout entier à ce qu’il disait. Or, comme
certains valétudinaires chez qui, tout d’un coup, un pays où ils
sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution
organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle
régression de leur mal qu’ils commencent à envisager la
possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute
différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase
qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était
fait jouer, pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence
d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de
croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse
morale dont il souffrait une sorte d’influence élective, il se
sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie.
Mais n’étant pas arrivé à savoir de qui était l’œuvre qu’il
avait entendue, il n’avait pu se la procurer et avait fini par
l’oublier. Il avait bien rencontré dans la semaine quelques
personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait
interrogées ; mais plusieurs étaient arrivées après la
musique ou parties avant ; certaines pourtant étaient là
pendant qu’on l’exécutait, mais étaient allées causer dans un
autre salon, et d’autres restées à écouter n’avaient pas
entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison, ils
savaient que c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils
avaient engagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant
partis en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait
bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial
et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses
yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable de
la leur chanter. Puis il cessa d’y penser. Or, quelques minutes à
peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme
Verdurin, tout d’un coup après une note longuement tendue pendant
deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité
prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère
de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la
phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si
particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre
n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût
rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans
la rue et désespérait de jamais retrouver. A la fin, elle
s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son
parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire.
Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui
dit que c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de
Vinteuil,) il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent
qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret.
Où
l’on pénètre enfin dans le labyrinthe, l’on a d’étranges
visions et, comme il arrive dans les labyrinthes, on s’y perd.
Nous
remontâmes au scriptorium, cette fois par l’escalier oriental, qui
donnait aussi accès à l’étage interdit, la lampe haute devant
nous. Moi je songeais aux paroles d’Alinardo sur le labyrinthe et
je m’attendais à des choses épouvantables. Je fus surpris, quand
nous émergeâmes dans le lieu où nous n’aurions pas dû entrer,
de me trouver dans une salle à sept côtés, pas très vaste, dénuée
de fenêtres, où régnait, comme du reste dans tout l’étage, une
forte odeur de renfermé et de moisissure. Rien de terrifiant. La
salle, dis-je, avait sept parois, mais sur quatre d’entre elles
seulement s’ouvrait, entre deux colonnettes encastrées dans le
mur, un passage assez large surmonté d’un arc en plein cintre. Le
long des parois aveugles s’adossaient d’énormes armoires,
chargées de livres disposés avec régularité. Les armoires
portaient une étiquette numérotée, ainsi que chacune de leurs
étagères : d’évidence, les mêmes numéros que nous avions vus
dans le catalogue. Au milieu de la pièce, une table, elle aussi
remplie de livres. Sur tous les volumes un voile assez léger de
poussière, signe que les livres étaient nettoyés avec une certaine
fréquence. Par terre non plus, il ne traînait aucune saleté.
Au-dessus de l’arc d’une des portes, un cartouche, peint à même
le mur, qui portait les mots : Apocalypsis Iesu Christi. Il ne
paraissait pas défraîchi, même si les caractères étaient
anciens. Nous nous aperçûmes après, dans les autres pièces aussi,
que ces cartouches étaient en vérité gravée dans la pierre, et
plutôt profondément, et puis les cavités avaient été emplies de
peinture, comme on fait pour peindre à fresque les églises.
Nous
franchîmes l’un des passages. Nous nous trouvâmes dans une autre
pièce, où s’ouvrait une fenêtre, qui au lieu de panneaux de
verre portait des plaques d’albâtre, avec deux parois pleines et
un arc, du même type que celui par où nous venions de passer, qui
desservait une autre pièce, laquelle avait deux parois pleines elles
aussi, une avec fenêtre, et une autre porte qui s’ouvrait devant
nous. Dans les deux pièces, deux cartouches semblables par leur
forme au premier que nous avions vu, mais avec d’autres mots. Le
cartouche de la première disait : Super thronos viginti quatuor,
celui de la seconde : Nomen illi mors . Pour le reste, même
si les deux pièces étaient plus petites que celle par où nous
étions entrés dans la bibliothèque (de fait celle-là était
heptagonale et ces deux dernières rectangulaires), l’ameublement
était le même : armoires avec des livres et table centrale. Nous
accédâmes à la troisième pièce. Elle était vide de livres et
sans cartouche. Sous la fenêtre, un autel de pierre. Il y avait
trois portes, une par où nous étions entrés, l’autre qui donnait
sur la pièce heptagonale déjà visitée, une troisième qui nous
introduisit dans une nouvelle pièce, à peu près pareille aux
autres, sauf pour le cartouche qui disait : Obscuratus est sol et
aer. D’ici on passait à une nouvelle pièce, dont le cartouche
disait : Facta est grando et ignis; elle était sans porte,
autrement dit, arrivés à cette pièce, on ne pouvait plus aller de
l’avant et il fallait revenir sur ses pas.
«
Raisonnons, dit Guillaume. Cinq pièces quadrangulaires ou vaguement
trapézoïdales, avec une fenêtre chacune, qui tournent autour d’une
pièce heptagonale sans fenêtre desservie par l’escalier. Cela me
semble élémentaire. Nous sommes dans la tour orientale, chaque tour
présente de l’extérieur cinq fenêtres et cinq côtés. Le compte
y est. La pièce vide est précisément celle qui regarde à
l’orient, dans la même direction que le choeur de l’église, la
lumière du soleil à l’aube éclaire l’autel, ce qui me semble
juste et saint. L’unique idée astucieuse me semble celle des
plaques d’albâtre. Le jour elles filtrent une belle lumière, la
nuit elles ne laissent transparaître pas même les rayons de la
lune. Ce n’est après tout pas un grand labyrinthe. Voyons à
présent où mènent les deux autres portes de la pièce heptagonale.
Je crois que nous nous orienterons aisément. »
Mon
maître se trompait et les constructeurs de la bibliothèque avaient
été plus habiles que nous ne croyions. Je n’arrive pas bien à
m’expliquer ce qui se passa, mais comme nous quittions la tour,
l’ordre des pièces se fit plus confus. Certaines avaient deux,
d’autres trois portes. Toutes avaient une fenêtre, même celles où
nous nous engagions en partant d’une pièce avec fenêtre et en
pensant aller vers l’intérieur de l’Édifice. Chacune avait
toujours le même type d’armoires et de tables, les volumes
entassés en bon ordre paraissaient tous pareils et ne nous aidaient
certes pas à reconnaître le lieu d’un coup d’oeil. Nous
tentâmes de nous orienter avec les cartouches. Une fois nous avions
traversé une pièce où était écrit : In diebus illis , et
après plusieurs tours il nous sembla y être revenus. Mais nous nous
souvenions que la porte devant la fenêtre desservait une pièce où
était écrit : Primogenitus mortuorum, tandis qu’à présent
nous en trouvions une autre qui disait de nouveau : Apocalypsis
Iesu Christi, et ce n’était pas la salle heptagonale d’où
nous étions partis. Ce fait nous convainquit que parfois les
cartouches se répétaient égaux dans des pièces différentes. Nous
trouvâmes deux pièces avec Cecidit de coelo Stella magna {.
D’où provenaient les phrases des cartouches, cela ne laissait
aucun doute : il s’agissait de versets de l’Apocalypse de Jean ;
en revanche, ni la raison de leur exposition sur les murs, ni la
logique de leur disposition n’étaient le moins du monde claires.
Et pour accroître notre confusion, nous relevâmes que certains
cartouches, peu nombreux, étaient de couleur rouge au lieu d’être
en noir.
À
un moment donné, nous nous retrouvâmes dans la salle heptagonale de
départ (reconnaissable, car l’escalier y ouvrait son orifice), et
nous reprîmes notre exploration vers notre droite en cherchant
d’aller droit de pièce en pièce. Nous passâmes par trois pièces
et puis nous trouvâmes devant une paroi fermée. L’unique passage
desservait une nouvelle pièce qui n’avait qu’une autre porte, au
sortir de laquelle nous parcourûmes quatre autres pièces et nous
trouvâmes à nouveau devant un mur orbe. Nous revînmes à la pièce
précédente qui avait deux sorties, prîmes celle que nous n’avions
pas encore essayée, passâmes dans une nouvelle pièce, et nous
retrouvâmes dans la salle heptagonale de départ.
«
Comment s’appelait la dernière pièce d’où nous avons rebroussé
chemin ? » demanda Guillaume.
Je
fis un effort de mémoire :
«
Equus albus .
—
Bien,
retrouvons-la. »
Et
ce fut facile. De là, si l’on ne voulait pas revenir sur ses pas,
il n’y avait qu’à passer à la pièce dite Gratia vobis et
pax, et de là à droite il nous sembla découvrir un nouveau
passage qui ne nous obligerait pas à faire marche arrière. En
effet, nous trouvâmes encore : In diebus illis et Primogenitus
mortuorum (étaient-ce les mêmes pièces que nous venions peu
auparavant de traverser ?), mais nous parvînmes enfin dans une pièce
que nous n’avions pas l’impression d’avoir encore visitée :
Tertia pars terrae combusta est . Cependant, arrivés là,
nous ne savions plus où nous étions par rapport à la tour
orientale. Ma lampe tendue à bout de bras, je m’aventurai dans les
pièces suivantes. Un géant de proportions menaçantes, au corps
onduleux et fluctuant comme celui d’un fantôme, vint à ma
rencontre.
«
Un diable ! » criai-je, et il s’en fallut de peu que la lampe
m’échappât alors que je faisais une brusque volte-face et me
réfugiais dans les bras de Guillaume.
Celui-ci
me prit la lampe des mains et, m’écartant, s’avança avec une
décision qui me parut sublime. Il vit lui aussi quelque chose, parce
qu’il recula soudainement. Puis il s’avança de nouveau et éleva
la lampe. Il éclata de rire.
«
Vraiment ingénieux. Un miroir !
—
Un
miroir ?
—
Oui,
mon vaillant guerrier. Tu t’es lancé avec tant de courage sur un
ennemi véritable, il y a peu, dans le scriptorium, et maintenant tu
as peur devant ta propre image. Un miroir, qui te renvoie ton image
grandie et déjetée. »
Il
me prit par la main et me conduisit en face de la paroi qui regardait
l’entrée de la pièce. Sur une plaque de verre ondulé, maintenant
que la lampe l’éclairait de plus près, je vis nos deux images
grotesquement altérées, qui changeaient de forme et de hauteur
selon qu’on s’approchait ou qu’on s’éloignait.
«
Il te faudra lire aussi quelque traité d’optique, dit Guillaume
amusé, comme ont dû sûrement en lire les fondateurs de la
bibliothèque. Les meilleurs sont ceux des Arabes. Alhazen composa un
traité De aspectibus où, avec des démonstrations
géométriques précises, il a parlé de la force des miroirs.
Certains d’entre eux, selon la façon dont est modulée leur
surface, peuvent agrandir les choses les plus minuscules (et en
va-t-il autrement de mes verres ?), d’autres font apparaître les
images renversées, ou obliques, ou montrent deux objets au lieu
d’un, et quatre au lieu de deux. D’autres encore, comme celui-ci,
font d’un nain un géant ou d’un géant un nain.
—
Seigneur
Dieu ! dis-je. Ce sont donc là les visions qu’on dit avoir eues
dans la bibliothèque ?
—
Peut-être.
Une idée vraiment ingénieuse. »
Il
lut le cartouche sur le mur, au-dessus du miroir : Super thronos
viginti quatuor.
«
Nous l’avons déjà trouvé, mais c’était une salle sans miroir.
Et celle-ci, entre autres, n’a point de fenêtres, tout en étant
heptagonale. Où sommes-nous ? »
Il
jeta un regard circulaire et s’approcha d’une armoire :
«
Adso, sans ces sacrés oculi ad legendum je ne parviens pas à
comprendre ce qui est écrit sur ces livres. Lis-moi quelques titres.
» Je pris un livre au hasard :
«
Maître, il n’est pas écrit !
—
Comment
? Je vois qu’il est écrit, que lis-tu ?
—
Je
ne lis pas. Ce ne sont pas des lettres de l’alphabet et ce n’est
pas du grec, je le reconnaîtrais. On dirait des vermisseaux, des
serpenteaux, des chiures de mouche…
—
Ah,
c’est de l’arabe. Il y en a d’autres comme ça ?
—
Oui,
plusieurs. Mais en voilà un en latin, s’il plaît à Dieu. Al…
Al Kuwarizmi, Tabulae.
—
Les
tables astronomiques d’Al Kuwarizmi, traduites par Adélard de Bath
! Ouvrage d’une grande rareté ! Continue.
—
Isa
ibn Ali, De oculis, Alkindi, De radiis stellatis…
—
À
présent, regarde sur la table. »
J’ouvris
un grand volume qui se trouvait sur la table, un De bestiis.
Je tombai sur une page finement enluminée où était représenté un
très bel unicorne.
«
Belle facture, commenta Guillaume qui réussissait à bien voir les
images. Et celui-ci ? »
Je
lus :
«
Liber monstrorum de diversis generibus. Celui-là aussi avec
de belles images, mais elles me semblent plus anciennes. »
Guillaume
inclina son visage sur le texte :
«
Enluminé par des moines irlandais, il y a au moins cinq siècles. Le
livre de l’unicorne est en revanche beaucoup plus récent, il me
paraît de facture française. »
Une
fois de plus, j’admirai la science de mon maître. Nous entrâmes
dans la pièce suivante et parcourûmes une enfilade de trois pièces,
toutes avec fenêtre, et toutes pleines de volumes en langues
inconnues, plus quelques textes de sciences occultes, et nous
arrivâmes à un mur qui nous contraignit à revenir sur nos pas,
parce que les cinq dernières pièces pénétraient les unes dans les
autres sans nous offrir d’autres sorties.
«
D’après l’inclinaison des murs, nous devrions être dans le
pentagone d’une autre tour, dit Guillaume, pourtant il n’y a pas
de salle heptagonale centrale, peut-être nous trompons-nous.
—
Mais
les fenêtres ? dis-je. Comment peut-il y avoir tant de fenêtres ?
Impossible que toutes les pièces donnent sur l’extérieur.
—
Tu
oublies le puits central, quantité de verrières que nous avons vues
sont de celles qui donnent sur l’octogone du puits. S’il faisait
jour, la différence de la lumière nous dirait quelles sont les
verrières extérieures et quelles les intérieures, et peut-être
même nous révélerait la position de la pièce par rapport au
soleil. Mais la nuit, on ne relève aucune différence. Revenons en
arrière. »
Nous
revînmes dans la pièce du miroir et nous repliâmes vers la
troisième porte par laquelle il nous semblait n’être pas encore
passé. Nous vîmes devant nous une enfilade de trois ou quatre
pièces, et vers la dernière nous entrevîmes une lueur.
«
Il y a quelqu’un ! m’exclamai-je d’une voix étouffée.
—
S’il
y a quelqu’un, il a déjà vu notre lampe », dit Guillaume en
couvrant cependant la flamme de sa main.
Nous
restâmes sans bouger une minute ou deux. La lueur continuait à
osciller légèrement, mais sans qu’elle se fît plus forte ni plus
faible.
«
Ce n’est peut-être qu’une lampe, dit Guillaume, de celles qu’on
place pour convaincre les moines que la bibliothèque est habitée
par les âmes des trépassés. Mais il faut en avoir le coeur net.
Toi, reste ici en couvrant la lampe, moi je vais de l’avant avec
prudence. »
Encore
honteux de ma piètre figure devant le miroir, je voulus me racheter
aux yeux de Guillaume :
«
Non, j’y vais moi, dis-je, vous, restez ici. À peine me rendrai-je
compte qu’il n’y a point de risque, je vous appellerai. »
Aussitôt
dit, aussitôt fait. J’avançai à travers trois pièces en rasant
les murs, léger comme un chat (ou comme un novice qui descendrait
aux cuisines voler du fromage dans la dépense, entreprise où
j’excellais à Melk). J’arrivai au seuil du lieu d’où
provenait la lueur, très faible, en me glissant à l’abri de la
colonne qui servait de portant droit et je lorgnai dans la pièce. Il
n’y avait personne. Une espèce de lampe était posée sur la
table, allumée, elle charbonnait. Ce n’était pas une lampe comme
la nôtre, elle ressemblait plutôt à un encensoir découvert, elle
ne faisait pas de flamme, mais une cendre légère couvait en brûlant
quelque chose. Je me fis courage et j’entrai. Sur la table à côté
de l’encensoir se trouvait ouvert un livre aux couleurs vives. Je
m’approchai et aperçus sur la page quatre bandes de couleur
différente, jaune, cinabre, bleu turquin et terre brûlée. S’y
détachait une bête horrible à voir, un grand dragon avec dix têtes
qui de sa queue entraînait à sa suite les étoiles du ciel et les
faisait s’abîmer sur la terre. Et soudain je vis le dragon se
multiplier, et la matière cornée de sa peau devenir comme une selve
de plates rutilantes qui se détachèrent de la feuille et vinrent
tourner autour de ma tête. Je me renversai en arrière et vis le
plafond de la pièce qui s’inclinait et descendait sur moi, puis
j’entendis comme le sifflement de mille serpents, mais pas
effrayant, quasi séduisant, et une femme apparut nimbée de lumière
qui approcha son visage du mien jusqu’à me faire sentir son
souffle. Je l’éloignai de mes mains tendues et j’eus
l’impression que mes doigts touchaient les livres de l’armoire
d’en face, ou que ceux-ci grandissaient démesurément. Je ne me
rendais plus compte où j’étais, et où était la terre et où le
ciel. Je vis Bérenger au centre de la pièce, qui me fixait avec un
sourire odieux, ruisselant de luxure. De mes mains je me couvris la
face, et mes mains m’apparurent comme les pattes d’un crapaud,
visqueuses et palmées. Je criai, je crois, sentis un goût acidulé
dans ma bouche, puis je m’effondrai dans une nuit infinie, qui
semblait s’ouvrir de plus en plus sous moi, et plus rien ne sus.
Je
me réveillai après une période de temps qui me fit l’impression
de siècles, en sentant des coups qui me résonnaient dans la tête.
J’étais allongé sur le sol et Guillaume me donnait des claques
sur les joues. Je n’étais plus dans la pièce aventureuse et mes
yeux aperçurent un cartouche qui disait : Requiescant a laboribus
suis.
«
Allons allons, Adso, me murmurait Guillaume. Ce n’est rien…
—
Les
choses… dis-je encore divaguant. Là-bas, la Bête…
—
Point
de bête. Je t’ai trouvé qui délirais au pied d’une table où
se trouvait une belle apocalypse mozarabique, ouverte à la page de
la mulier amicta sole qui affronte le dragon. Mais je me suis
aperçu d’après l’odeur que tu avais respiré quelque chose de
mauvais et je t’ai aussitôt emporté. Moi aussi, j’ai mal à la
tête.
—
Mais
qu’ai-je vu ?
—
Tu
n’as rien vu. C’est que là-bas, ils brûlaient des substances
capables de donner des visions, j’ai reconnu l’odeur, c’est une
chose arabe, peut-être la même que le Vieillard de la Montagne
donnait à humer à ses assassins avant de les pousser à leurs
entreprises. Et voilà, nous avons expliqué le mystère des visions.
Quelqu’un dépose des herbes magiques pendant la nuit pour
convaincre les visiteurs inopportuns que la bibliothèque est
protégée par des présences diaboliques. Qu’as-tu éprouvé, au
juste ? »
Confusément,
selon qu’il m’en souvenait, je lui racontai ma vision, et
Guillaume rit :
«
Pour la moitié, tu grossissais ce que tu avais aperçu dans le
livre, et pour l’autre moitié tu laissais parler tes désirs et
tes peurs. Ce sont là les opérations qu’activent de pareilles
herbes. Demain, il faudra en parler avec Séverin, je pense qu’il
en sait plus long qu’il ne veut nous faire accroire. Il s’agit
d’herbes, rien que d’herbes, sans besoin de ces préparations
dont nous parlait le verrier. Herbes, miroirs… Ce lieu du savoir
interdit est défendu par de nombreuses et fort savantes inventions.
La science utilisée pour occulter au lieu d’éclairer. Je n’aime
pas cela du tout. Un esprit pervers préside à la sainte défense de
la bibliothèque. Mais ce fut une nuitée pénible, il faudra sortir,
pour l’instant. Tu es bouleversé et tu as besoin d’eau et d’air
frais. Inutile de chercher à ouvrir ces fenêtres, trop hautes et
sans doute fermées depuis des dizaines d’années. Comment ont-ils
pu penser qu’Adelme s’est jeté d’ici ? »
Sortir,
dit Guillaume. Comme si ç’avait été facile. Nous savions que la
bibliothèque n’était accessible que d’une seule tour,
l’Orientale. Mais où étions-nous, à ce moment-là ? Nous avions
complètement perdu notre orientation. Nous dûmes errer longtemps,
avec la crainte de ne jamais plus sortir de ce lieu, moi toujours
vacillant et pris de haut-le-coeur, Guillaume plutôt inquiet pour
moi et agacé par l’insuffisance de sa science, et cette errance
nous donna, ou plutôt lui donna, une idée pour le lendemain. Il
faudrait que nous revenions dans la bibliothèque, en admettant que
nous en sortions jamais, avec un tison bien brûlé, ou une autre
substance propre à laisser des signes sur les murs. « Pour trouver
la sortie d’un labyrinthe, récita en effet Guillaume, il n’y a
qu’un moyen. À chaque noeud nouveau, autrement dit jamais visité
avant, le parcours d’arrivée sera marqué de trois signes. Si, à
cause de signes précédents sur l’un des chemins du noeud, on voit
que ce noeud a déjà été visité, on placera un seul signe sur le
parcours d’arrivée. Si tous les passages ont été déjà marqués,
alors il faudra reprendre la même voie, en revenant en arrière.
Mais si un ou deux passages du noeud sont encore sans signes, on en
choisira un quelconque, pour y apposer deux signes. Quand on
s’achemine par un passage qui porte un seul signe, on en apposera
deux autres, de façon que ce passage en porte trois dorénavant.
Toutes les parties du labyrinthe devraient avoir été parcourues si,
en arrivant à un noeud, on ne prend jamais le passage avec trois
signes, sauf si d’autres passages sont encore sans signes.
—
Comment
le savez-vous ? Vous êtes expert en labyrinthes ?
—
Non,
je récite un extrait d’un texte antique que j’ai lu autrefois.
—
Et
selon cette règle, on sort ?
—
Presque
jamais, que je sache. Mais nous tenterons quand même. Et puis dans
les prochains jours j’aurai des verres et j’aurai le temps de
mieux me pencher sur les livres. Il se peut que là où le parcours
des cartouches nous embrouille, celui des livres nous donne une
règle.
—
Vous
aurez vos verres ? Comment ferez-vous pour les retrouver ?
—
J’ai
dit que j’aurai des verres. J’en ferai d’autres. Je crois que
le verrier n’attend rien tant qu’une occasion de ce genre pour
faire une nouvelle expérience. S’il a les outils qu’il faut pour
biseauter les tessons. Quant aux tessons, ce n’est pas ce qui
manque dans cette boutique. »
Tandis
que nous errions cherchant notre chemin, tout à coup, au beau milieu
d’une pièce, je me sentis caressé au visage par une main
invisible, alors qu’un gémissement, qui n’était pas humain et
n’était pas animal, se répercutait jusqu’à la pièce voisine,
comme si un spectre rôdait de salle en salle. J’aurais dû être
préparé aux surprises que nous réservait la bibliothèque, mais
une fois de plus je fus terrorisé et fis un bond en arrière.
Guillaume aussi devait avoir eu une expérience semblable à la
mienne, car il se touchait la joue, en levant bien haut la lampe et
en regardant tout autour de lui. Il leva une main, puis examina la
flamme qui paraissait à présent plus vive, après quoi il s’humecta
un doigt et le tint droit devant lui.
«
C’est clair », dit-il ensuite, et il me montra deux points, sur
deux murs opposés, à hauteur d’homme.
Deux
étroites meurtrières s’ouvraient là, et en y approchant la main
on pouvait sentir l’air froid qui provenait de l’extérieur. Si
l’on y approchait l’oreille alors on entendait un bruissement,
comme si dehors le vent soufflait.
«
Il fallait bien que la bibliothèque ait un système d’aération,
dit Guillaume, sinon l’atmosphère serait irrespirable, surtout
l’été. En outre ces rayères fournissent aussi une juste dose
d’humidité, afin que les parchemins ne sèchent pas. Mais
l’habileté des fondateurs ne s’arrête pas là. En disposant les
rayères selon certains angles, ils se sont assuré que par les nuits
de vent les souffles qui pénètrent par ces orifices se croisent
avec d’autres souffles, et s’engorgent dans l’enfilade des
pièces, produisant les sons que nous avons entendus. Ces sons, unis
aux miroirs et aux herbes, augmentent la peur des imprudents qui
pénétreraient ici, comme nous, sans bien connaître les lieux. Et
nous-mêmes avons pensé pendant un instant que des fantômes nous
respiraient sur le visage. Nous nous en sommes rendu compte à
présent seulement, parce qu’à présent seulement le vent s’est
levé. Et voilà un autre mystère résolu. Mais avec tout ça, nous
ne savons pas encore comment sortir ! »
Tout
en parlant, nous déambulions à vide, perdus désormais, négligeant
de lire les cartouches qui apparaissaient tous égaux. Nous tombâmes
sur une nouvelle salle heptagonale, circulâmes à travers les pièces
voisines, ne trouvâmes aucune sortie. Nous revînmes sur nos pas,
marchâmes pendant presque une heure, renonçant à savoir où nous
étions. À un certain point, Guillaume décida que nous avions perdu
la partie, il ne nous restait plus qu’à nous mettre à dormir dans
quelque salle et à espérer que le lendemain Malachie nous
trouverait. Tandis que nous nous lamentions sur la fin minable de
notre belle entreprise, nous retrouvâmes inopinément la salle d’où
partait l’escalier. Nous remerciâmes le ciel avec ferveur et
descendîmes pleins d’une grande allégresse. Une fois dans les
cuisines, nous nous précipitâmes vers la cheminée, entrâmes dans
le couloir de l’ossuaire et je jure que le ricanement mortifère de
ces têtes nues me fit l’impression du sourire de personnes chères.
Nous rentrâmes dans l’église et sortîmes par la porte
septentrionale, nous asseyant enfin heureux sur les dalles de pierre
des tombes. L’air roboratif de la nuit me sembla un baume divin.
Les étoiles brillaient autour de nous et les visions de la
bibliothèque me semblèrent très lointaines.
«
Comme il est beau le monde et comme ils sont laids les labyrinthes !
dis-je avec soulagement.
—
Comme
il serait beau le monde s’il y avait une règle pour circuler dans
les labyrinthes, répondit mon maître.
—
Quelle
heure peut-il être ? demandai-je.
—
J’ai
perdu le sentiment du temps. Mais il sera bien de nous trouver dans
nos cellules avant que sonnent matines. »
Nous
longeâmes le côté gauche de l’église, passâmes devant le
portail (je me détournai pour ne point voir les vieillards de
l’Apocalypse, super thronos viginti quatuor !) et nous traversâmes
le cloître pour regagner l’hôtellerie. Sur le seuil se trouvait
l’Abbé, qui nous regarda avec sévérité
«
Je vous ai cherché toute la nuit, dit-il à Guillaume. Je ne vous ai
pas trouvé dans votre cellule, je ne vous ai pas trouvé dans
l’église…
—
Nous
suivions une piste… », expliqua Guillaume, visiblement
embarrassé.
L’Abbé
le fixa longuement, puis il dit d’une voix lente et sévère :
«
Je vous ai cherché sitôt après complies. Bérenger n’était pas
dans le choeur.
—
Que
me dites-vous là ! » fit Guillaume d’un air hilare.
En
effet lui était claire maintenant l’identité de celui qui s’était
niché dans le scriptorium.
«
Il n’était pas dans le choeur, à complies, répéta l’Abbé, et
il n’a pas regagné sa cellule. Matines va sonner, et nous
contrôlerons maintenant s’il réapparaît. Autrement, je redoute
quelque nouveau malheur. »
À
matines Bérenger n’était pas là.
Demain
Le nom de la Rose – 20 – 3ème jour De Laudes à
Prime
5
septembre 2009 – 29 juin 2020, 11 ans d’une émission culte de
France Inter : ‘’Ça peut pas faire de mal’’ de
Guillaume Gallienne,
La
1ère émission était consacrée à… Marcel Proust et aux pages
comiques de la Recherche.
L'humour
tient une grande place méconnue dans « La Recherche
». Les admirateurs de Proust ont-ils préféré taire cet aspect de
peur de dévaluer le prestige de l'auteur. ... Chez Proust la
méchanceté n’est jamais très loin du rire. C’est Sacha Guitry,
je pense, qui disait : ‘’On peut être méchant à condition
d’être drôle’’. Et parfois Marcel Proust a l’humour
assassin.
‘’Proust
c’est désopilant’’ disait sa grand-mère à Guillame
Gallienne. Rions donc un peu avec des extraits de Sodome et Gomorrhe
et Un amour de Swann.
Où
l’on entre dans l’Édifice, l’on découvre un visiteur
mystérieux, l’on trouve un message secret avec des signes de
nécromant, et disparaît, à peine trouvé, un livre qui sera
ensuite recherché pendant bien d’autres chapitres, et, vicissitude
qui n’est pas la dernière, où l’on vole les précieux verres de
Guillaume.
Le
souper fut triste et silencieux. Un peu plus de douze heures étaient
passées depuis qu’on avait découvert le cadavre de Venantius.
Tous regardaient à la dérobée sa place vide à table. Quand ce fut
l’heure de complies, le cortège qui se rendit dans le choeur avait
l’allure d’un défilé funèbre. Nous participâmes à l’office,
placés dans la nef et ne perdant pas de vue la troisième chapelle.
L’éclairage était faible, et lorsque nous vîmes Malachie émerger
de l’obscurité pour rejoindre sa stalle, nous ne pûmes comprendre
d’où il sortait exactement. Par précaution nous nous glissâmes
dans l’ombre, nous cachant dans la nef latérale, pour que personne
ne vît que nous restions là, l’office terminé. J’avais dans
mon scapulaire la lampe dérobée à la cuisine pendant le souper.
Nous l’allumerions ensuite au grand trépied de bronze qui brûlait
toute la nuit. J’apportais une mèche neuve, et beaucoup d’huile.
Nous aurions de la lumière pour un long temps. J’étais trop
excité par ce que nous nous apprêtions à faire, pour accorder la
moindre attention au rite, qui finit sans que je m’en aperçusse ou
presque. Les moines rabattirent leur capuchon sur leur visage et
sortirent en lente colonne pour se rendre dans leur cellule. L’église
resta déserte, éclairée par les lueurs du trépied.
«
Allons, dit Guillaume. Au travail. »
Nous
nous approchâmes de la troisième chapelle. La base de l’autel
était vraiment semblable à un ossuaire, une série de crânes aux
orbites vides et profondes inspirait la peur à qui les regardait,
posés comme ils apparaissaient dans l’admirable relief, sur un
monceau de tibias. Guillaume répéta à voix basse les paroles qu’il
avait entendues de la bouche d’Alinardo (quatrième crâne à
droite, enfonce les yeux). Il introduisit les doigts dans les orbites
de ce visage décharné, et aussitôt nous entendîmes comme un
grincement rauque. L’autel bougea, tournant sur un pivot secret, et
laissa entrevoir une ouverture noire. Comme j’élevai ma lampe pour
l’éclairer, nous aperçûmes des escaliers humides. Nous décidâmes
de les descendre, après avoir discuté si nous devions refermer le
passage derrière nous. Il ne valait mieux pas, dit Guillaume, nous
ne savions si nous aurions pu le rouvrir après. Et quant au risque
d’être découverts, si quelqu’un parvenait à cette heure-là à
manoeuvrer le même mécanisme, c’était parce qu’il savait
comment entrer, et un passage fermé ne l’aurait pas arrêté.
Nous
descendîmes une bonne dizaine d’escaliers et pénétrâmes dans un
couloir où s’ouvraient de chaque côté des niches horizontales,
comme il m’arriva de voir plus tard dans de nombreuses catacombes.
Mais c’était la première fois que je pénétrais dans un
ossuaire, et je fus glacé d’effroi. Les os des moines avaient été
recueillis là au cours des siècles, exhumés d’abord, et amassés
dans les niches sans qu’on tentât de recomposer la forme de leurs
corps. Cependant certaines niches n’étaient remplies que d’os
menus, d’autres que de crânes, bien disposés presque en pyramide,
de façon à ne pas rouler les uns sur les autres, et c’était en
vérité un spectacle terrifiant, surtout avec le jeu d’ombres et
de lumières que la lampe projetait le long de notre chemin. Dans une
niche je ne vis que des mains, une quantité énorme de mains,
désormais irrémédiablement entrelacées, dans un enchevêtrement
de doigts morts. Je poussai un cri, dans ce lieu de morts, éprouvant
un instant la sensation de quelque chose de vivant, un couinement, et
un mouvement éclair dans l’ombre.
«
Des rats, me rassura Guillaume.
—
Que
font ici ces rats ?
—
Ils
passent, comme nous, car l’ossuaire conduit à l’Édifice, et
donc aux cuisines. Et aux bons livres de la bibliothèque. Maintenant
tu comprends pourquoi Malachie a un visage aussi austère. Ses
fonctions l’obligent à passer par ici deux fois par jour, le soir
et le matin. Il n’a certes pas matière à rire, lui.
—
Mais
pourquoi l’Évangile ne dit-il jamais que Christ riait ?
demandai-je un peu sans raison. En va-t-il vraiment comme dit Jorge
?
—
Ils
ont été légion, ceux qui se sont demandé si Christ a jamais ri.
La chose ne m’intéresse pas beaucoup. Je crois qu’il n’a
jamais ri, car, omniscient comme devait l’être le fils de Dieu, il
savait ce que nous ferions nous, les chrétiens. Mais nous voilà
arrivés. »
Et
en effet, grâce à Dieu, le couloir prenait fin, une nouvelle série
d’escaliers commençait, et, les ayant parcourus, nous n’eûmes
plus qu’à pousser une porte de bois massif renforcé de fer : nous
nous trouvâmes derrière la cheminée des cuisines, juste sous
l’escalier à vis qui montait au scriptorium. Tandis que nous
montions, nous eûmes l’impression d’entendre un bruit venant
d’en haut. Nous restâmes un instant en silence, puis je dis :
«
C’est impossible. Personne n’est entré avant nous…
—
En
admettant que cette voie soit la seule qui mène à l’Édifice.
Dans les siècles passés, c’était là une forteresse, et il doit
y avoir plus d’accès secrets que nous n’imaginons. Montons
doucement. Mais nous n’avons pas le choix. Si nous éteignons la
lampe nous ne savons pas où nous allons, si nous la gardons allumée
nous donnons l’alarme à qui se trouve en haut. Notre unique espoir
est que, s’il y a quelqu’un, il ait plus peur que nous. »
Nous
arrivâmes dans le scriptorium, en émergeant de la tour méridionale.
La table de Venantius se trouvait juste du côté opposé. En nous
déplaçant, nous n’éclairions pas plus que quelques brasses de
mur à la fois, car la salle était trop vaste. Nous espérâmes que
personne ne fût dans la cour et ne vît la lumière transparaître
aux verrières. La table paraissait en ordre, mais Guillaume se
pencha aussitôt pour examiner les feuilles sur l’étagère du
dessous et poussa une exclamation de désappointement.
«
Il manque quelque chose ? demandai-je.
—
Aujourd’hui
j’ai vu ici deux livres, et l’un était en grec. Et c’est
celui-ci qui manque. Quelqu’un l’a distrait, et en toute hâte,
car on a laissé ici un parchemin tombé à terre.
—
Mais
la table était gardée…
—
Certes.
Peut-être quelqu’un vient-il tout juste d’y fourrager. Peut-être
est-il encore ici. »
Il
se tourna vers les ombres et sa voix résonna entre les colonnes :
«
Si tu es là, attention à toi ! »
Ce
me sembla une bonne idée : comme Guillaume l’avait déjà dit, il
est toujours préférable que celui qui nous inspire de la peur ait
plus peur que nous. Guillaume posa la feuille qu’il avait trouvée
au pied de la table et en approcha son visage. Il me demanda de
l’éclairer. Je tendis la lampe et aperçus une page à moitié
blanche dans sa partie supérieure, et dans la seconde moitié,
couverte de caractères si minuscules que je n’en reconnus qu’avec
peine l’origine.
«
C’est du grec ? demandai-je.
—
Oui,
mais je ne comprends pas bien. »
Il
tira ses verres de sa coule et les mit solidement en selle sur son
nez, après quoi il pencha davantage encore son visage.
«
C’est du grec, écrit tout petit, et de façon désordonnée. Même
avec les verres je peine à lire, il faudrait plus de lumière.
Approche-toi… »
Il
avait pris la feuille, la tenant à hauteur de son nez, et moi, comme
un sot, au lieu de passer derrière lui en tenant la lampe haut
au-dessus de sa tête, je me plaçai juste devant lui. Il me demanda
de me déplacer sur le côté, et ce faisant j’effleurai de la
flamme le verso de la feuille. Guillaume me chassa d’une bourrade,
en me demandant si je voulais brûler le manuscrit, puis il eut une
exclamation. Je vis nettement que dans le haut de la page étaient
apparus quelques signes imprécis d’une couleur jaune-brun.
Guillaume se fit donner la lampe et la passa derrière la feuille,
tenant la flamme suffisamment proche de la surface du parchemin, pour
qu’elle le réchauffe sans toutefois le lécher. « Mane, thecel,
pharès », vis-je se dessiner sur le côté blanc de la feuille,
l’un après l’autre, au fur et à mesure que Guillaume déplaçait
la lumière, et tandis que la fumée qui sinuait au sommet de la
flamme noircissait le recto, des traits qui ne ressemblaient à ceux
d’aucun alphabet, si ce n’est à celui des nécromants.
«
Fantastique ! dit Guillaume. De plus en plus intéressant ! »
Il
regarda autour de lui.
«
Mais il vaudra mieux ne pas exposer cette découverte aux embûches
de notre hôte mystérieux, s’il est encore ici… »
Il
ôta ses verres et les posa sur la table, puis il enroula avec soin
le parchemin et le cacha dans sa coule. Encore abasourdi par cette
suite d’événements pour le moins miraculeux, j’allais lui
demander d’autres explications, quand un bruit soudain et sec fit
diversion. Il provenait du pied de l’escalier oriental qui menait à
la bibliothèque.
«
Notre homme est là, prends-le ! » cria Guillaume et nous nous
jetâmes dans cette direction, lui plus rapide, moi plus lent parce
que je portais la lampe. J’entendis un fracas de personne qui
achoppe et tombe, j’accourus, je trouvai Guillaume au pied de
l’escalier, qui observait un lourd volume à la couverture
renforcée de broquettes métalliques. Au même instant nous
entendîmes un autre bruit provenant de la direction d’où nous
étions venus.
«
Sot que je suis ! cria Guillaume, vite, à la table de Venantius ! »
Je
compris : quelqu’un qui se trouvait dans l’ombre derrière nous
avait lancé le volume pour nous appâter le plus loin possible.
Encore une fois Guillaume fut plus rapide et atteignit la table avant
moi. En le suivant, j’entrevis au milieu des colonnes une ombre qui
s’enfuyait, en enfilant l’escalier de la tour occidentale. Pris
d’une ardeur guerrière, je mis la lampe dans la main de Guillaume
et me précipitai à l’aveuglette vers l’escalier par où était
descendu le fuyard. À ce moment-là, je me sentais comme un soldat
de Christ en lutte avec toutes les légions infernales, et j’ardais
du désir de mettre les mains sur l’inconnu pour le remettre à mon
maître. Je dégringolai presque littéralement les escaliers à vis,
en me prenant les pieds dans les pans de ma robe (ce fut l’unique
moment de ma vie, je le jure, où je regrettai d’être entré dans
un ordre monastique !), mais au même instant, et ce fut une pensée
éclair, je me consolai à l’idée que mon adversaire aussi devait
souffrir d’une pareille entrave. Et en plus, s’il avait dérobé
le livre, il devait avoir les mains occupées. Je me précipitai
presque la tête la première dans les cuisines, derrière le four à
pain et, à la lumière blafarde de la nuit étoilée qui éclairait
le vaste passage, je vis l’ombre que je suivais prendre la porte du
réfectoire et la tirer derrière elle. Je fonçai vers cette porte,
peinai quelques secondes pour l’ouvrir, entrai, regardai autour de
moi, et je ne vis plus personne. La porte qui donnait sur l’extérieur
était encore barrée. Je me retournai. Ombre et silence. J’aperçus
une lueur qui venait de la cuisine et m’adossai à un mur. Sur le
seuil de passage entre les deux salles apparut une silhouette
éclairée par une lampe. Je criai. C’était Guillaume.
«
Il n’y a plus personne ? Je le prévoyais. Il n’est pas sorti par
une porte. Il n’a pas pris par le passage de l’ossuaire ?
—
Non,
il est sorti par ici, mais je ne sais pas par où !
—
Je
te l’ai dit, il y a d’autres passages, et il est inutile que nous
les cherchions. Il est probable qu’en ce moment notre homme émerge
de nouveau quelque part loin d’ici. Et avec lui, mes verres.
—
Vos
verres ?
—
Précisément,
mes verres. Notre ami n’a pas pu me voler la feuille, mais, avec
une grande présence d’esprit, en passant il s’est emparé de mes
verres qui étaient sur la table.
—
Et
pourquoi ?
—
Parce
que ce n’est pas un idiot. Il m’a entendu parler de ces notes, il
a compris qu’elles étaient importantes, il a pensé que sans mes
verres je ne serai pas en mesure de les déchiffrer et il tient pour
sûr que je ne me fierai de les montrer à personne. De fait, à
présent c’est comme si je ne les avais pas.
—
Mais
comment connaissait-il l’existence de vos verres ?
—
Allons,
à part le fait que nous en avons parlé hier avec le maître
verrier, ce matin je les ai chaussés dans le scriptorium pour
fouiller dans les affaires de Venantius. De nombreuses personnes
pourraient donc savoir combien ces objets m’étaient précieux. Et
de fait, je pourrais même lire un manuscrit normal, mais pas
celui-ci »
il
déroulait de nouveau le mystérieux parchemin,
«
… où la partie en grec est trop petite, et la partie supérieure
trop incertaine… »
Il
me montra les signes mystérieux qui étaient apparus comme par
enchantement à la chaleur de la flamme :
«
Venantius voulait cacher un secret important et il s’est servi
d’une de ces encres qui écrivent sans laisser de trace et
réapparaissent à la chaleur. Ou bien il a utilisé du jus de
citron. Mais comme je ne sais pas de quelle substance il a usé et
que les signes pourraient re-disparaître, vite, toi qui as de bons
yeux, transcris-les tout de suite de la façon le plus fidèle
possible, et même si tu peux un tantinet plus grands. »
Ainsi
fis-je, sans savoir ce que je copiais. Il s’agissait d’une série
de quatre ou cinq lignes en vérité relevant de la sorcellerie, et
je reporte maintenant les premiers signes seulement, pour donner au
lecteur une idée de l’énigme que nous avions devant les yeux :
Lorsque j’eus copié, Guillaume regarda, malheureusement sans
verres, tenant ma tablette à une bonne distance de son nez.
«
C’est certainement un alphabet secret qu’il faudra déchiffrer,
dit-il. Les signes sont mal tracés, et peut-être les as-tu recopié
pire encore, mais il s’agit à coup sûr d’un alphabet zodiacal.
Tu vois ? Dans la première ligne nous avons… »
Il
éloigna encore la feuille de lui, plissa les yeux, avec un effort de
concentration :
«
… Sagittaire, Soleil, Mercure, Scorpion…
—
Et
qu’est-ce que cela signifie ?
—
Si
Venantius avait été un ingénu il aurait utilisé l’alphabet
zodiacal le plus commun : A égale Soleil, B égale Jupiter… La
première ligne se lirait alors… essaye de transcrire : RAIQASVL…
»
Il
s’interrompit.
«
Non, ça ne veut rien dire, et Venantius n’était pas un ingénu.
Il a reformulé l’alphabet selon une autre clef. Il faudra que je
la découvre.
—
Est-ce
possible ? demandai-je ébloui.
—
Oui,
si l’on connaît un peu de la science des Arabes. Les meilleurs
traités de cryptographie sont l’oeuvre de savants infidèles, et à
Oxford j’ai pu m’en faire lire quelques-uns. Bacon avait raison
de dire que la conquête du savoir passe par la connaissance des
langues. Abu Bakr Ahmad ben Ali ben Washiyya an-Nabati a écrit il y
a des siècles un Livre du désir frénétique du dévot d’apprendre
les énigmes des antiques écritures et il a exposé de nombreuses
règles pour composer et déchiffrer des alphabets mystérieux, bons
pour des pratiques de magie, mais aussi pour la correspondance entre
les armées, ou entre un roi et ses propres ambassadeurs. J’ai vu
d’autres livres arabes qui énumèrent une série d’artifices
forts ingénieux. Tu peux par exemple substituer une lettre à une
autre, tu peux écrire un mot à l’envers, tu peux mettre les
lettres dans l’ordre inverse, mais en en prenant une sur deux, et
puis en recommençant depuis le début, tu peux comme dans le cas
présent remplacer les lettres par des signes zodiacaux, mais en
attribuant aux lettres cachées leur valeur numérique et ensuite,
selon un autre alphabet, convertir les nombres en d’autres
lettres…
—
Et
lequel de ces systèmes aura utilisé Venantius ?
—
Il
faudrait les essayer tous, et d’autres encore. Mais la première
règle pour déchiffrer un message, c’est de deviner ce qu’il
veut dire.
—
Mais
alors, il n’y a plus besoin de le déchiffrer ! ris-je.
—
Pas
précisément. On peut cependant formuler des hypothèses sur les
mots qui pourraient être les premiers du message, et ensuite voir si
la règle qu’on en infère vaut pour tout le reste de l’écrit.
Par exemple, ici Venantius a certainement noté la clef pour pénétrer
dans le finis Africae. Si j’essaie de penser que le message parle
de cela, voilà qu’à l’improviste un rythme m’éclaire…
Essaie de regarder les trois premiers mots, ne tiens pas compte des
lettres, considère seulement le nombre des signes… IIIIIIII IIIII
IIIIIII… Maintenant, essaie de les diviser en syllabes d’au moins
deux signes chacune, et récite à voix haute : ta-ta-ta, ta-ta,
ta-ta-ta… Cela ne te rappelle rien ?
—
À
moi non.
—
Et
à moi si. Secretum finis Africae … Mais s’il en allait
ainsi, le dernier mot devrait avoir la première et la sixième
lettre égale, et de fait c’est ainsi, voilà deux fois le symbole
de la Terre. Et la première lettre du premier mot, le S, devrait
être identique à la dernière du second : et de fait, voilà répété
le signe de la Vierge. C’est peut-être la bonne voie. Il pourrait
aussi ne s’agir que d’une série de coïncidences. Il faut
trouver une règle de correspondance…
—
La
trouver où ?
—
Dans
sa tête. L’inventer. Et puis contrôler si c’est la bonne.
Cependant entre un essai et un autre, le jeu pourrait me prendre une
journée entière. Pas davantage, car – souviens-toi – il n’y a
aucune écriture secrète qui ne puisse être déchiffrée avec un
peu de patience. Mais à présent nous risquons de trop nous attarder
et nous voulons visiter la bibliothèque. D’autant que sans verres
je ne réussirai jamais à lire la seconde partie du message, et toi
tu ne peux m’aider parce que ces signes, à tes yeux…
—
Graecum
est, non legitur , complétai-je humilié.
Justement,
et tu vois que Bacon avait raison. Étudie ! Mais ne perdons pas
courage. Remisons le parchemin et tes notes, et montons à la
bibliothèque. Car ce soir, dix légions infernales même ne
parviendront pas à nous retenir. »
Je
fis le signe de la croix.
«
Mais qui a bien pu nous précéder ici ? Bence ?
—
Bence
brûlait de l’envie de savoir ce qu’il y avait dans les affaires
de Venantius, mais il ne me semblait pas avoir la tête à nous jouer
des tours aussi malicieux. Au fond il nous avait proposé une
alliance, et puis il m’avait l’air de manquer de courage pour
entrer la nuit dans l’Édifice.
—
Alors
Bérenger ? Ou Malachie ?
—
Bérenger
m’a tout l’air d’avoir la trempe de faire des choses de ce
genre-là. Au fond il est coresponsable de la bibliothèque, il est
rongé par le remords d’en avoir trahi quelque secret, il jugeait
que Venantius avait distrait ce livre et voulait sans doute le
reporter à la place d’où il vient. Il n’a pas réussi à
monter, à présent il cache le volume quelque part et nous pourrons
le cueillir sur le fait, si Dieu nous assiste, quand il tentera de le
remettre en place.
—
Mais
ce pourrait être aussi Malachie, mû par les mêmes intentions.
—
Je
ne pense pas. Malachie avait eu tout le temps qu’il voulait pour
farfouiller dans la table de Venantius quand il est resté seul pour
fermer l’Édifice. Je le savais très bien et je n’avais pas
moyen de l’éviter. À présent nous savons qu’il ne l’a pas
fait. Et si tu y réfléchis bien, nous n’avons pas de motif pour
soupçonner que Malachie savait que Venantius était entré dans la
bibliothèque en y dérobant quelque chose. C’est ce que savent
Bérenger et Bence, c’est ce que nous savons toi et moi. À la
suite de la confession d’Adelme, Jorge pourrait le savoir, mais ce
n’était certes pas lui, l’homme qui se précipitait avec une
telle fougue dans l’escalier à vis…
—
Alors
ou Bérenger ou Bence ?…
—
Et
pourquoi pas Pacifico de Tivoli ou un autre des moines que nous avons
vus ici aujourd’hui ? Ou Nicolas Le Verrier, qui sait bien
l’existence de mes lunettes ? Ou ce curieux personnage de
Salvatore, qui, nous a-t-on dit, rôde la nuit à la recherche de qui
sait quoi ? Nous devons veiller à ne point restreindre le champ des
suspects simplement parce que les révélations de Bence nous ont
orientés dans une seule direction. Bence voulait peut-être nous
embrouiller.
—
Mais
il vous a paru sincère.
—
Certes.
Souviens-toi pourtant que le premier devoir d’un bon inquisiteur,
c’est celui de soupçonner d’abord ceux qui te semblent
sincères.
—
Damné
travail que celui d’inquisiteur, dis-je.
—
C’est
bien pour ça que je l’ai abandonné. Et comme tu vois, il me faut
le reprendre. Mais du coeur ! À la bibliothèque ! »