Hervé
Bazin
Vipère
au poing
ch.
XXII
lu
par Pierre Vaneck
XXII
Des
économies féroces suivirent cette coûteuse cérémonie. Mme Rezeau
devenait d'ailleurs de plus en plus avare. Selon un procédé fort en
honneur dans les vieilles familles bourgeoises, mon père lui
allouait des crédits définis, répartis à l'avance sur les
différents chapitres du budget. Tant pour sa garde-robe, tant pour
la nôtre, tant pour la cuisine. Folcoche trichait, lésinait
maintenant sur tout. Elle se constituait une cagnotte, l'investissait
en petits placements personnels, boursicotait à la petite semaine,
donnant des leçons à son seigneur et maître, qui gérait " si
mal " sa fortune. De fait, il faut avouer que si papa ne s'était
pas cramponné aux valeurs à revenu fixe, aux emprunts d'État, la
dot de notre mère — trois cent mille francs-or — aurait pu
s'adorner d'un zéro supplémentaire. Il n'avait su que la maintenir
à sa valeur nominale. Les Pluvignec, en cette matière, pouvaient se
gausser des Rezeau : ils ne s'en privaient pas.
Le protonotaire se
vit donc opposer un refus très net, lorsqu'il proposa de nous
emmener en vacances en Tunisie. Cette détente était souhaitée par
notre père, mais, bien que l'oncle promît de nous défrayer de tout
sur place, la somme nécessaire au triple voyage ne put être réunie.
(Folcoche ne voulait d'ailleurs pas en entendre parler.) Pour le même
motif, nous dûmes décliner un certain nombre d'invitations
dispendieuses. Les expéditions généalogiques furent stoppées. Le
Stock de boîtes et autres accessoires entomologiques ne put être
renouvelé.
Pour ma part, je ne désirais pas tellement quitter La
Belle Angerie. Du moins, pour l'instant. Non, certes, que j'y fusse
plus heureux qu'auparavant et moins fracassé par Folcoche ! Mais les
environs du manoir devenaient intéressants. Malgré toutes les
interdictions, nous nous avancions de plus en plus loin. La mégère,
qui escomptait " la grande affaire ", lâchait les rênes,
quitte à bloquer le mors d'un seul coup, au moment opportun.
A mon
tour, je me servais du Gillette paternel. Les chemins creux, où
trottent les filles qui vont, la faucille sur l'épaule, couper de la
luzerne pour les lapins, les chemins creux s'offraient à mes
galoches. Cropette, que ses treize ans et demi ne démangeaient pas
encore, pédalait sagement dans les allées sur le vélo que lui
avait valu certaine trahison oubliée. Mais Frédie et moi, les
narines ouvertes, nous guettions les enfants de Marie, les gardeuses
de vaches, la petite Bertine et, surtout, Madeleine de La Vergeraie.
Nos prérogatives de fils du patron nous la rendaient accueillante.
Aussi intimidés qu'elle, mais pas de la même manière, nous lui
portions ses paniers, nous lui ramenions ses bêtes. Elle n'était
point dupe de ce brusque intérêt, et dans ses yeux s'allumait un
mélange de raillerie, de crainte et de vanité. Cette fille était
beaucoup plus avancée que nous. Je dois vous le dire, il y avait
trois mois seulement qu'en tombant par hasard sur une couple de
chiens en train de bien faire j'avais reconsidéré la question et
mis au point certains détails férocement tus par la pudibonderie
familiale. J'avais été privé de ces petits camarades de collège
qui sont, généralement, les initiateurs (pas toujours
désintéressés) de leurs cadets. Je n'osais interroger mes frères,
aussi tardifs que moi sur ce chapitre et victimes de cette éducation
qui considérait comme " répugnante " toute confidence
sexuelle, toute phrase trop précise, au point que je n'entendrai
jamais dire d'une cousine : " Elle est enceinte ", mais
seulement : " Elle attend un bébé. " Les parties, dites
sacrées par les Grecs, les chrétiens les ont rebaptisées
honteuses. C'est tout dire. Je vais peut-être vous faire sourire,
mais mon ignorance était telle que je me suis longtemps représenté
le sexe féminin, non pas dans le sens vertical, mais dans le sens
horizontal, comme la bouche.
A quelque chose malheur est bon, et
cette candeur me mit à l'abri du vice solitaire, ce fléau contre
lequel nous n'avions jamais été mis en garde. Ma première
réaction, après l'initiation, du reste partielle, aux choses de
l'amour, leur fut nettement défavorable. Je n'éprouvais aucun
dégoût d'ordre mystique, aucune appréhension de péché. Le péché
? La bonne blague ! Un mot, un prétexte à punitions, une entorse au
règlement de l'Église, aussi arbitraire que le règlement de
Folcoche. Non, je trouvais que la nature aurait pu, aurait dû doter
les mammifères d'un système de reproduction analogue à celui des
fleurs. Les monoïques, de préférence. Voilà qui est propre,
poétique, accessible à tous les regards. Si propre, si poétique
que les fleurs, ces organes génitaux, servent à la décoration des
salons et des chapelles. Certes, il ne me déplaisait pas que
Folcoche appartînt à cette catégorie d'êtres toujours un peu
malades, suintants et, pour tout dire, humiliés que sont les
femelles et plus particulièrement les femmes. Mais, à cela près,
et si, vraiment, pour des raisons techniques, il était impossible au
Seigneur de nous donner un Style et des étamines, il aurait pu
généraliser la discrétion des oiseaux.
Puis mon attitude changea.
Je restai pur... Je restai pur très longtemps. Par orgueil. Par
souci — comment dirais-je ? — par souci d'authenticité. Mais les
réveils matinaux, dont Victor Hugo a si bien parlé en vers, le
poitrail de Madeleine, ces fuseaux des jambes d'enfants de Marie
endimanchées montant vers on ne sait quoi sous la robe, cette
démangeaison du bout des doigts qui demandent à palper comme des
antennes et semblent vouloir ajouter quelque chose au sens tactile,
cette sorte de faim — et c'en est une — qui part aussi du ventre
et qui ne s'appelle pas encore le désir, toute une éruption de
sentiments et de boutons, les premiers fournissant le pus des
seconds, tout cela finit par avoir raison de moi.
Aspics du soir, je
vous entends siffler. Au nom de quoi faut-il vous taire ? Il n'y a
pas de complaisance envers la vérité. Il y a la vérité.
L'hésitation de mes périphrases, en ce moment, n'est-ce pas une
dernière séquelle de cette formation chrétienne qui donne à
l'instinct: le sobriquet louche de " tentation " ? Frédie,
malgré ses dix-huit mois d'aînesse — ça compte, à cet âge ! —
et malgré d'analogues tourments, n'était ni plus avancé ni plus
riche d'audace. Bien au contraire. Une sorte d'accablement lui
tombait sur les épaules, avec la puberté.
— Nous avions bien
besoin de cette complication-là ! maugréait-il.
Je me rendis compte
assez vite qu'il ne pouvait rien tenter sans moi. Comme sa taille et
ses moustaches naissantes me faisaient du tort, je pris le parti de
chasser pour mon propre compte, seul. Le cartel des gosses expirait.
D'autres joutes nous attendaient. Mais je n'avais pas l'intention de
m'éterniser dans cet échange de sourires et de mots à double sens,
que les adolescents prodiguent aux adolescentes. Cette nouvelle
vipère qui me grouillait dans le corps, il fallait aussi
l'étrangler. Et tant pis pour Madeleine ! est-ce que Folcoche, pour
assouvir je ne sais quel sadisme, a pris des gants avec nous ?
Madeleine est rougeaude, elle prend de plus en plus la tournure des
filles craonnaises, que les potées et le lard froid engraissent trop
tôt. Dans trois ans, elle aura la démarche des oies grasses. Mais,
pour l'instant, c'est encore un piron (oison, en patois) assez tendre
pour ce que j'en veux faire. Pucelle ou non, je m'en fous. Elle
trouvera toujours un mari pour la valeur de son dos, qui ne rechigne
pas aux binages, et de ses mains, qui traient remarquablement vite.
Mais il faut l'approcher, la " travailler ". Ce n'est pas
si facile. Les paysans se couchent tôt et ne traînent pas dehors,
une fois la nuit tombée. En semaine, Folcoche veille, et je ne peux
m'échapper que pour de brèves rencontres au pacage. Reste le
dimanche, toujours scrupuleusement chômé, sauf en période de
moissons, lorsque le curé, en chaire, a donné l'autorisation
annuelle.
Madeleine, revenant des vêpres où elle chante (faux, bien
sûr), prend régulièrement le raccourci du petit bois. Ce que j'ai
résolu, je le réalise généralement très vite. Je n'aime pas
m'attendre ni attendre les autres. Toutefois, en amour, si ce nom
peut être donné à cette première répétition particulière, en
amour, il faut être deux. Madeleine résiste. Elle occupe,
désespère, enthousiasme toutes mes vacances. Maintenant, lorsque je
monte au taxaudier, c'est surtout pour m'interroger sur les résultats
de ma cour auprès de la jeune vachère, dont les cheveux ont la
couleur et l'odeur du foin frais. Je ne suis pas trop satisfait de
moi. Et alors, garçon, où es-tu ? Sont-elles si pures, ces mains
qui palpent les pis ? Se défendent-elles si bien ? As-tu peur d'être
surpris par Folcoche, cette autre femme, qui s'est, au moins trois
fois, renversée sur le dos ? Eh ! tu m'embêtes, avec ta Folcoche.
Laisse-la ranger ses timbres en compulsant Yver et Tellier. Voilà
trente fois que tu trottes en vain au pacage. Les colchiques de
l'automne vont fleurir, les vacances vont se terminer, tu vas devenir
moins libre...
Il faut réussir avant la rentrée de B VII. Ce besoin
naturel, car tu le penses tel, est-il donc si gênant de le faire à
deux ? Tu voulais rester pur, idiot. Est-ce qu'on retient ses
glaires, lorsqu'on a envie de cracher ? L'hygiène publique a inventé
les crachoirs comme Dieu a inventé les femmes. La pureté n'exige
pas la rétention, mais l'exutoire. Je m'encourage, je me dope, je
m'engueule. Je repars au trot, à la première occasion, vers la
prairie des trois ormes, où se tient le plus souvent Madeleine,
tricotant des chaussettes de laine pour son frère, le gars Georges.
Un parapluie fiché en terre la protège de la pluie ou du soleil,
selon les cas. Ses nattes sont toujours ramenées par-devant et
coulent entre ses seins. Les yeux oscillent très vite quand je
m'approche : ils sont jaunes. Aujourd'hui, je suis plus généreux,
et je dirai qu'ils sont dorés. Je viens de m'asseoir à côté
d'elle sans lui dire bonjour.
— Faites attention, monsieur Jean.
Mon frère n'est pas loin, à nuit. Il bine les betteraves.
Il faut
enfin que je l'embrasse. Mon bras passe pardessus son épaule. Ma
main, sournoisement, redescend vers l'aisselle, s'insinue. Quand le
bout de mes doigts arrive au bord du sein, Madeleine les bloque, sans
mot dire, en serrant le coude contre les côtes. J'en suis pour mes
frais. Vais-je lui tenir des propos fleuris ? Quelle idée ! Ne
gâchons pas nos perles. Brusquement je me décide et, empoignant une
natte, je tire la tête en arrière, sans ménagements. " Ouille
! " fait-elle, avant que ma bouche ne gobe la sienne. Voilà
donc qui est fait. Je m'accorde un bon point et retient l'envie de
m'essuyer les lèvres. Madeleine remarque :
— Vous avez de l'amitié
pour moi, monsieur Jean ?
Amitié, en patois craonnais, c'est le
vocable discret de l'amour. Non, je n'ai pas la moindre amitié pour
cette fille. Je m'étire, je m'écarte un peu, enfin je la
questionne.
— Tu n'es pas fâchée, Mado ?
— Un p'tit,
répond-elle laconiquement.
Mais, ce disant, elle sourit, et, comme
elle sourit, je remets ça. Cette fois, pourtant, sans vergogne, je
saisis et je pétris le sein gauche, que je trouve un peu mou. Elle
ne me prend pas le poignet. Elle ne pense plus au gars Georges dont
en entend cependant claquer le fouet. Je la lâche, par prudence, et
je galope vers La Belle Angerie. Je jubile. Frédie, qui, depuis mon
abandon, vagabonde seul, s'aperçoit de mon excitation et m'interroge
:
— Alors ?
J'ai grande envie de le sidérer en lui disant que j'ai
réussi. Mais je suis encore plus vaniteux que vous ne le pensez et
je ne veux lui servir chaud que du réel, d'ici peu, avec le droit de
s'embusquer à proximité pour contrôler mon triomphe, s'il le
désire. Disons seulement, aujourd'hui, avec nonchalance :
— Mon
vieux, la nèfle est mûre.
— Non, plaisante Frédie; généralement,
on dit la poire. Les nèfles, on les mange quand elles sont pourries.
— Je sais ce que je dis.
Ma réponse n'a pu parvenir jusqu'au
tympan de Folcoche, qui survient à cet instant précis. Elle
braille, pour changer :
— Alors, toujours vos messes basses !
Je te
néglige, ma mère, depuis quelque temps. Excuse-moi. Ce n'est pas
mauvaise volonté de ma haine. Mais je suis vraiment très occupé.
Pourtant je désire que tu ne t'y trompes pas. Ce que j'en fais,
c'est sans doute pour satisfaire un instinct que l'âge développe et
que nulle tendresse ne saurait canaliser vers les marais du
sentiment. Mais c'est aussi contre toi. Ne dis pas que cela n'a aucun
rapport. Tu n'es qu'une femme, et toutes les femmes paieront plus ou
moins pour toi. J'exagère ? Écoute... L'homme qui souille une femme
souille toujours un peu sa mère. On ne crache pas seulement avec la
bouche.
Et voilà ce jour du Seigneur, ce dimanche qui m'est dû.
Elle me foutra une paix royale, la mégère ! Ibrahim-Pacha, bien
inspiré par Allah, vient de lui envoyer d'Égypte une précieuse
série. Il faut qu'elle la classe et qu'elle la colle. J'ai posté
Frédie à la rotte du jardin, tant pour contrôler que pour monter
la garde. S'il y a péril, il doit siffler le Dies irae, dies illa.
Pour ma part, je m'embusque sous le cèdre argenté, où j'ai,
dernièrement, déniché une couvée d'éperviers. La sortie des
vêpres est sonnée depuis un quart d'heure. Madeleine ne saurait
tarder. Madeleine arrive ! Endimanchée, je la trouve moins
appétissante qu'en sarrau gris. Son chapeau de paille s'adorne d'un
ruban de velours cerise, qui jure avec sa robe mauve, achetée sans
doute dans ce magasin de Segré qui s'est fait une spécialité des
couleurs sucette. Elle se doute bien que je dois l'attendre quelque
part sous le taillis et marche doucement, comme une qui n'est pas
pressée et qui cherche à se faire désirer un peu, point trop, car
les gars et, à plus forte raison, les messieurs, aiment bien qu'on
les aguiche, mais pas qu'on les agace.
— Hep ! Mado !
L'interpellée
s'arrête, regarde autour d'elle, m'aperçoit sous le cèdre, dont
les dernières branches retombantes forment une sorte de dais, hésite
un peu, puis, serrant sa robe sur ses cuisses, se coule avec
précaution jusqu'à moi. Comme d'habitude, elle est silencieuse. Que
trouverait-elle à dire ? Sous ses nattes, il n'y a pas foule. J'ai
préparé l'endroit, déblayé le terrain, équitablement réparti
les aiguilles. Elle n'a qu'à s'asseoir. Et à sourire. Prélude. Ce
qui m'a déjà été donné ne peut raisonnablement m'être refusé.
Je touche donc mes redevances. Une demi-heure se passe en
préparatifs. Un sifflement prolongé se fait entendre. Je dresse
l'oreille, mais ce n'est pas le Dies irae. C'est le père Simon qui
rappelle ses vaches. Tout de même, ne lanternons pas. Je n'ai guère
plus d'une heure devant moi. Du sein gauche, ma main descend le long
de la hanche, passe sous la robe, arrive à la jarretelle.
— C'est
donc ça que vous voulez, à c'te heure !
Nouveaux préludes.
Au-dessous de la ceinture. Nouvelle demi-heure. Un pigeon fait du
charme au-dessus de nous, dans l'arbre même où nichait l'épervier.
Tu as de la chance, pigeon, que j'aie déniché l'oiseau de proie !
Mais celle-ci qui se débat un peu sous ma serre, je te jure qu'elle
ne m'échappera pas. Fin des préludes.
A suivre...