jeudi 31 décembre 2020

Bécaudlogie - 7 - La marche de Babette

 

Donne moi un Bécaud

7

La marche de Babette

 1957

G. Bécaud – L. Amade


 


 

Marcel Proust - Un Amour de Swann - 22/27 - Lu par André Dussolier

 

Marcel Proust

Un Amour de Swann

22/27

Lu par André Dussolier


 

Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente. Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas !  » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur. Au lieu des expressions abstraites «  temps où j’étais heureux  », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres – l’adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu  : «  Ma main tremble si fort en vous écrivant  » – le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant  : «  Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? » ; il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa «  brosse  » pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs  ; comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée : « Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plus jamais ! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu’il lui fît la faveur – redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements – de l’y laisser pénétrer  ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin ; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait : « Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent  », il lui avait dit en riant, avec galanterie  : «  par peur de souffrir  ». Maintenant, hélas  ! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. « C’est écrit de l’hôtel Vouillemont  ? Qu’y peut-elle être allée faire  ! avec qui  ? que s’y est-il passé  ?  » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet – nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui – appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même. Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre luimême qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit souvent sans trop souffrir, « elle les aime peut-être  », maintenant qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«  en tête  » de la Maison d’Or, qui, eux, en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis. Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son image, laquelle modifie la sonorité – des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moments, on est encore trompé par l’appel décevant de la sirène ; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un bénitier  ; parfois enfin, c’est dans l’air comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible. Comme si les instrumentistes beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur  : «  Qu’est-ce cela  ? tout cela n’est rien.  » Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir ; qu’avait pu être sa vie ? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance illimitée de créer  ? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants – si seulement ils étaient un peu musiciens – qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la « Princesse de Clèves », ou pour « René », quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons par exemple douter de la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elle a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable. 

A suivre demain. 



 

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 52/53 - 7ème jour - Nuit (2)


 

Le nom de la Rose

52/53

7ème jour – Nuit (2)

Lu par François Berland

 


 

Où a lieu l’ecpyrose, et à cause d’un excès de vertu prévalent les forces de l’enfer.


Le vieillard se tut. Il tenait les deux mains ouvertes sur le livre, comme pour en caresser les pages, comme s’il étalait les feuillets pour le mieux lire, ou voulait le protéger d’une prise rapace. 

« Tout cela n’a de toute façon servi à rien, lui dit Guillaume. Maintenant c’est fini, je t’ai trouvé, j’ai trouvé le livre, et les autres sont morts en vain. 

— Pas en vain, dit Jorge. Peut-être en nombre excessif. Et si par hasard il t’avait fallu une preuve que ce livre est maudit, tu l’as eue. Mais il ne faut pas qu’ils soient morts en vain. Et afin qu’ils ne soient pas morts en vain, une autre mort ne sera pas de trop. » Dit-il. 

Et il commença de ses mains décharnées et diaphanes à déchirer, par morceaux et par bandes, les pages molles du manuscrit, se les déposant en lambeaux dans la bouche, et mâchant lentement comme s’il consommait l’hostie et voulait la faire chair de sa propre chair. Guillaume le regardait fasciné et paraissait ne pas se rendre compte de ce qui se passait. Puis il se ressaisit et se pencha en avant en criant : 

« Que fais-tu ? » 

Jorge sourit, découvrant ses gencives exsangues, tandis qu’une bave jaunâtre coulait de ses lèvres pâles sur les poils blancs et rares de son menton. 

« C’est toi qui attendais la sonnerie de la septième trompette, n’est-ce pas ? Ecoute à présent ce que dit la voix : tiens secrètes les paroles des sept tonnerres et ne les écris pas ; tiens, mange-le ; il te remplira les entrailles d’amertume, mais en ta bouche il aura la douceur du miel, tu vois ? Maintenant je scelle ce qui ne devait pas être dit, dans la tombe que je deviens. » 

Il rit, juste ciel, lui, Jorge. Pour la première fois je l’entendis rire… Il rit du fond de sa gorge, sans que ses lèvres prissent une expression de joie, et on eût presque dit qu’il pleurait : 

« Tu ne t’y attendais pas, Guillaume, à cette conclusion, n’est-ce pas ? Ce vieux, par la grâce du Seigneur, l’emporte encore, n’est-ce pas ? » 

Et comme Guillaume cherchait à lui soustraire le livre, Jorge, qui sentit le geste en percevant la vibration de l’air, fit un mouvement de retrait en serrant le volume sur sa poitrine de la main gauche, tandis que de la droite il continuait à en déchirer les pages et à se les mettre à la bouche. Il se trouvait de l’autre côté de la table et Guillaume, qui ne parvenait pas à l’atteindre, tenta brusquement de contourner l’obstacle. Mais sa robe se prit dans son siège, qui tomba : et ce remue-ménage n’échappa nullement à Jorge. Le vieillard rit encore, cette fois plus fort, et avec une insoupçonnable rapidité il tendit la main droite, repérant à tâtons la lampe, guidé par la chaleur il parvint à la flamme, y pressa la main, sans craindre la douleur, et la flamme s’éteignit. La pièce fut plongée dans l’obscurité et nous entendîmes pour la dernière fois l’éclat de rire de Jorge, qui criait : 

« Trouvez-moi à présent, parce que là, c’est moi qui y vois le mieux ! » 

Puis il se tut et ne se fit plus entendre, se déplaçant de ces pas silencieux qui rendaient toujours aussi inattendues ses apparitions, et nous ne discernions par moments, en différents points de la salle, que le bruit du papier qui se déchirait. 

« Adso ! cria Guillaume, veille à la porte, ne le laisse pas sortir ! » 

Mais il avait parlé trop tard car moi, qui depuis quelques secondes déjà frémissais du désir de me jeter sur le vieux, à la chute des ténèbres, je m’étais lancé en avant, cherchant à contourner la table du côté opposé à celui où s’était déplacé mon maître. Trop tard je compris que j’avais donné la possibilité à Jorge de gagner la porte, parce que le vieux savait se diriger dans le noir avec une sûreté extraordinaire. Et de fait, nous perçûmes un bruit de papier déchiré dans notre dos, et plutôt affaibli, car il provenait déjà de la pièce contiguë. Et en même temps, nous entendîmes un autre bruit, un grincement laborieux et progressif, un gémissement de gonds. 

« Le miroir ! cria Guillaume, il nous enferme ! » 

Guidés par le bruit, nous nous précipitâmes tous deux vers l’entrée, moi je butai sur un escabeau et me contusionnai une jambe, mais je n’en fis point cas, parce qu’en un éclair je compris que si Jorge nous avait enfermés, nous ne serions plus jamais sortis : dans l’obscurité totale nous n’aurions pas trouvé le moyen d’ouvrir, ne sachant ce qu’il fallait manoeuvrer, où et comment. Je crois que Guillaume agissait avec le même désespoir que moi, car je le sentis à mes côtés tandis qu’ensemble, le seuil atteint, nous nous arc-boutions au revers du miroir qui se refermait sur nous. Nous arrivâmes à temps : la porte s’immobilisa et peu à peu céda, en se rouvrant. D’évidence, Jorge, se rendant compte que le jeu était inégal, s’était éloigné. Nous sortîmes de la pièce maudite, mais nous ne savions pas maintenant où le vieux s’était dirigé et l’obscurité était toujours d’encre. Tout à coup je me souvins : 

« Maître, mais j’ai la pierre à feu sur moi ! 

— Et alors, qu’attends-tu, cria Guillaume, trouve la lampe et allume-la ! » 

Je me jetai dans le noir, retournant dans le finis Africae pour chercher la lampe à tâtons. J’y réussis aussitôt, par un miracle divin, fouillai dans mon scapulaire, trouvai la pierre à feu, mes mains tremblaient et je ratai deux ou trois fois avant de l’allumer, alors que Guillaume haletait à la porte : 

« Vite, vite ! » et enfin j’éclairai. 

« Vite, m’exhortait encore Guillaume, sinon l’autre avale tout Aristote ! 

— Et il meurt ! m’écriai-je angoissé, le rejoignant et me mettant à la recherche avec lui. 

— Peu me chaut s’il meurt, le maudit ! criait Guillaume scrutant l’espace tout autour de lui et se déplaçant de façon désordonnée. De toute manière, avec ce qu’il a mangé son destin est déjà arrêté. Mais moi je veux le livre ! » 

Puis il s’immobilisa, et il ajouta, un peu plus calme : 

« Halte-là. Si nous procédons de la sorte, nous ne le trouverons jamais. Chut, un instant. » 

Nous nous roidîmes en silence. Et au milieu du silence nous entendîmes à une courte distance le bruit d’un corps qui heurtait une armoire, et le fracas de quelques livres qui tombaient. 

« Par là ! » criâmes-nous ensemble. 

Nous courûmes dans la direction des bruits, mais aussitôt nous nous rendîmes compte que nous devions ralentir notre allure. En effet, en dehors du finis Africae, la bibliothèque était traversée ce soir-là par des bouffées d’air qui sifflaient et gémissaient, témoignant de la force du vent qui soufflait à l’extérieur. Multipliées par notre élan, elles menaçaient d’éteindre la lampe, reconquise de haute lutte. Comme nous ne pouvions accélérer, nous, il eût été nécessaire de ralentir Jorge. Mais Guillaume eut une intention opposée et il cria : 

« Nous t’avons pris, vieux, à présent nous avons la lumière ! » 

Et ce fut une sage résolution, car cette révélation avait probablement poussé Jorge à s’agiter, qui dut doubler le pas, compromettant l’équilibre de sa sensibilité magique de voyant dans les ténèbres. De fait, peu après, nous entendîmes un autre choc et quand, en suivant le bruit, nous entrâmes dans la salle Y de YSPANIA, nous le vîmes, tombé à terre, le livre encore dans les mains, alors qu’il cherchait à se relever au milieu des volumes dégringolés de la table, qu’il avait heurtée et renversée. Il cherchait à se relever, mais il continuait à arracher les pages, comme pour dévorer le plus vite possible sa proie. Lorsque nous le rejoignîmes, il s’était remis sur pieds et, sentant notre présence, il nous faisait front en reculant. Son visage, à la lueur rouge de la lampe, fut alors pour nous une apparition horrible : les traits altérés, une sueur maligne striait son front et ses joues, ses yeux d’ordinaire blancs de mort s’étaient injectés de sang, de sa bouche sortaient des serpentins de parchemin comme d’une bête famélique qui se serait trop gavée et ne parviendrait plus à déglutir sa pitance. Défigurée par l’anxiété, par le poison harcelant qui désormais sinuait déjà abondamment dans ses veines, par sa détermination désespérée et diabolique, ce qui avait été la face vénérable du vieillard, apparaissait maintenant comme une chose hideuse et grotesque : en d’autres circonstances, elle aurait pu faire éclater de rire, mais nous aussi nous étions comme réduits à l’état d’animaux, des chiens qui braquent le gibier. Nous aurions pu le saisir avec calme, en revanche nous nous précipitâmes véhémentement sur lui, il se démena, serra les mains sur sa poitrine pour défendre le volume ; moi je le tenais de la senestre, tandis que de la dextre je cherchais à maintenir toujours haut la lampe, quand de la flamme j’effleurai son visage ; il ressentit la chaleur, émit un son étouffé, un rugissement, presque, laissant choir de sa bouche des lambeaux de papier, abandonna de sa dextre la prise sur le livre, lança la main vers la lampe qu’il m’arracha d’un coup, et projeta devant lui… 

La lampe alla tomber en plein sur le tas de livres dégringolés de la table, entassés les uns sur les autres avec leurs pages ouvertes. L’huile se renversa, le feu prit aussitôt à un parchemin très fragile qui flamba comme une brassée de brindilles sèches. Tout advint en un éclair, une grande flamme s’éleva des volumes, comme si ces pages millénaires aspiraient depuis des siècles à l’embrasement, et jouissaient dans la satisfaction soudaine d’une soif immémoriale d’ecpyrose. Guillaume se rendit compte de ce qui arrivait et il lâcha prise – le vieux, se sentant libre, recula de quelques pas – hésita sensiblement, trop sans doute, incertain s’il fallait reprendre Jorge ou se précipiter pour éteindre le petit bûcher. Un livre plus vieux que les autres brûla presque d’un coup, jetant bien haut une langue de feu. Les fines lamelles de vent, qui pouvaient éteindre une faible flamme, en stimulaient par contre de plus fortes et vivaces, et même en faisaient jaillir des brandons errants. 

« Eteins ce feu, vite ! s’écria Guillaume. Sinon tout va flamber ! » 

Je m’élançai sur le brasier, puis m’arrêtai ne sachant que faire Guillaume vint résolument vers moi, pour me prêter main-forte. Nous tendîmes les bras dans la direction de l’incendie, cherchâmes des yeux quelque chose avec quoi l’étouffer, j’eus comme une inspiration, j’ôtai ma robe en la passant par la tête et tentai de la jeter sur le brasier. Mais déjà les flammes étaient trop hautes, elles attaquèrent ma robe et s’en alimentèrent. Je retirai mes mains couvertes de brûlures, me tournai vers Guillaume et vis, juste dans son dos, Jorge qui s’était approché de nouveau. La chaleur était désormais si forte qu’il la ressentit parfaitement, sut avec une certitude absolue où se trouvait le feu, et il y jeta l’Aristote. Guillaume eut un mouvement de colère et donna une violente bourrade au vieux qui piqua de la tête contre l’arête d’une armoire et tomba à terre… Mais Guillaume, que je crois avoir entendu lâcher un abominable juron, n’en eut cure. Il revint aux livres. Trop tard. L’Aristote, en somme ce qui en était resté après le repas du vieillard, avait déjà pris feu. Entre-temps, des étincelles avaient volé vers les murs et déjà les volumes d’une autre armoire se recroquevillaient sous la fureur du feu. Dès lors non plus un, mais deux brasiers incendiaient la pièce. Guillaume comprit que nous ne pourrions les éteindre de nos mains, et il décida de sauver les livres avec les livres. Il se saisit d’un volume qui lui sembla mieux relié que les autres, et plus compact, et il tenta de s’en servir comme d’une arme pour étouffer l’élément ennemi. Mais en frappant de la reliure ornée de ferrures et de cabochons sur le bûcher des livres ardents, il ne faisait rien d’autre que provoquer de nouvelles étincelles. Il chercha à les éparpiller à coups de pied, mais il obtint l’effet contraire, car il s’en éleva des lambeaux de parchemin presque réduit en cendres, qui voletaient comme des chauves-souris tandis que l’air, allié à son aérien compagnon, les envoyait incendier la matière terrestre d’autres feuillets. La malchance avait voulu que ce fût là une des salles les plus désordonnées du labyrinthe. Du haut des rayons pendaient des manuscrits roulés, d’autres livres plutôt délabrés laissaient sortir de leurs couvertures, comme de lèvres béantes, des langues de peau desséchée par les ans, et la table devait avoir supporté une énorme quantité d’écrits que Malachie (alors seul depuis des jours) avait négligé de remettre en place. Si bien que la pièce, après l’écroulement provoqué par Jorge, était envahie de parchemins dans l’attente de se changer en un autre élément. 

En un rien de temps, ce lieu fut un grand brasier, un buisson ardent. Les armoires participaient aussi à ce sacrifice et commençaient à crépiter. Je me rendis compte que le labyrinthe tout entier n’était rien d’autre qu’un bûcher sacrificiel, préparé pour l’heure de la première étincelle… 

« De l’eau, il faut de l’eau ! disait Guillaume, pour ajouter ensuite : Et où trouver de l’eau dans cet enfer ? 

— Dans les cuisines, en bas dans les cuisines ! » m’écriai-je. 

Guillaume me regarda perplexe, le visage rougi par cette furieuse clarté. 

« Oui, mais avant que nous soyons descendus et remontés… Au diable ! cria-t-il alors, dans tous les cas cette pièce est perdue, et peut-être la suivante aussi. Descendons tout de suite, moi je cherche de l’eau, et toi tu vas donner l’alarme, il faut beaucoup de gens ! »

 Nous trouvâmes la direction de l’escalier parce que la conflagration illuminait l’enfilade des pièces, encore que de plus en plus faiblement, et nous parcourûmes les deux dernières salles presque à tâtons. En bas, la lumière de la nuit jetait une clarté pâle dans le scriptorium, et de là nous descendîmes au réfectoire. Guillaume courut aux cuisines, moi à la porte du réfectoire, bataillant pour l’ouvrir de l’intérieur, et j’y parvins non sans un long effort, car l’agitation me rendait gauche et inhabile. Je sortis sur le plateau, courus vers le dortoir ; je compris alors que je n’aurais pas pu réveiller les moines un à un, et je fus bien inspiré de me précipiter à l’église où je cherchai le chemin de la tour campanaire. Comme j’y arrivai, je me suspendis à toutes les cordes, en sonnant le tocsin. Je tirais avec force et la corde du bourdon, en remontant, m’entraînait avec elle. Dans la bibliothèque, j’avais eu le dos de mes mains brûlé, mes paumes étaient encore saines, et je me les brûlai en les faisant glisser le long des cordes, jusqu’au moment où elles furent en sang et que je dus lâcher prise. Mais j’avais fait suffisamment de bruit, je m’élançai au-dehors, à temps pour voir les premiers moines qui sortaient du dortoir, tandis qu’on entendait au loin les voix des servants qui s’agglutinaient sur le seuil de leurs logements. Je ne pus m’expliquer clairement, parce que j’étais incapable d’exprimer un mot, et les premières paroles qui me vinrent aux lèvres furent formulés dans ma langue maternelle. De ma main ensanglantée, j’indiquais les fenêtres de l’aile méridionale de l’Édifice dont l’albâtre laissait transparaître une lueur anormale. Je me rendis compte, à l’intensité de la lumière, que le temps de descendre et de sonner les cloches, le feu s’était largement propagé à d’autres pièces. Toutes les fenêtres de l’Africa et toute la façade entre l’Africa et la tour orientale brillaient maintenant de clartés intermittentes. 

« Eau, apportez de l’eau ! » criai-je. 

Sur le moment, personne ne comprit, Les moines étaient si accoutumés à considérer la bibliothèque comme un lieu sacré et inaccessible, qu’ils n’arrivaient pas à réaliser qu’elle était menacée par un accident vulgaire, comme peut l’être une chaumière de paysans. Les premiers qui levèrent les yeux vers les fenêtres firent le signe de la croix en murmurant des mots d’épouvante, et je compris qu’ils croyaient à de nouvelles apparitions. Je m’accrochai à leurs robes, les implorai de comprendre, jusqu’à ce que quelqu’un traduisît mes sanglots en paroles humaines. C’était Nicolas de Morimonde, qui dit : 

« La bibliothèque brûle ! 

— Voilà », murmurai-je, en me laissant tomber épuisé sur la terre. 

Nicolas fit preuve d’une grande énergie, il cria des ordres aux servants, donna des conseils aux moines qui l’entouraient, envoya quelqu’un ouvrir toutes les portes de l’Édifice, exhorta les présents à chercher des seaux et des récipients de n’importe quel genre, envoya vers les sources et les réserves d’eau de l’enceinte. Il ordonna aux vachers d’employer les mulets et les ânes pour transporter des jarres… Si ces dispositions avaient été données par un homme investi d’autorité, on les eût exécutées sur-le-champ. Mais les servants étaient habitués à recevoir des ordres de Rémigio, les copistes de Malachie, tous de l’Abbé. Et aucun des trois n’était hélas présent. Les moines de leurs yeux cherchaient l’Abbé pour obtenir informations et réconfort, et ils ne le trouvaient pas, quand moi seul savais qu’il était mort, ou allait mourir en ce moment, muré dans un boyau asphyxiant qui se transformait à présent en un four, en un taureau de Phalaris. Nicolas poussait les vachers d’un côté, mais quelque autre moine, animé de bonnes intentions, les poussait d’un autre côté. Certains frères avaient visiblement perdu leur calme, d’autres étaient encore engourdis de sommeil. Moi, j’essayais d’expliquer, car j’avais tout à fait recouvré l’usage de la parole, mais il est nécessaire de rappeler que j’étais quasiment nu, après avoir jeté mon froc aux flammes, et la vue du jeune homme que j’étais, ensanglanté, le visage noirci de suie, le corps tout juste recouvert de duvet, hébété maintenant par le froid, ne devait certes pas inspirer confiance. Enfin Nicolas parvint à entraîner des frères et d’autres gens dans les cuisines, qu’entre-temps quelqu’un avait rendues accessibles. Quelqu’un d’autre eut le bon sens d’apporter des torches. Nous trouvâmes les lieux en grand désordre, et je compris que Guillaume devait l’avoir mis sens dessus dessous pour chercher de l’eau et des récipients propres au transport. 

C’est alors précisément que je vis Guillaume qui paraissait à la porte du réfectoire, le visage couvert de petites brûlures, l’habit enfumé, une grande marmite dans les mains, et j’éprouvai de la pitié pour lui, pauvre allégorie de l’impuissance. Je compris que, même s’il avait réussi à transporter au second étage un chaudron d’eau sans le renverser, et même s’il l’avait fait plus d’une fois, le résultat devait avoir été bien mince. Je me souvins de l’histoire de saint Augustin, quand il voit un enfant qui tente de transvaser l’eau de la mer avec une cuillère : l’enfant était un ange et il en agissait ainsi pour se jouer du saint qui prétendait pénétrer les mystères de la nature divine. Et comme l’ange, Guillaume me parla en s’appuyant épuisé au chambranle de la porte : 

« C’est impossible, nous n’y réussirons jamais, fût-ce avec tous les moines de l’abbaye. La bibliothèque est perdue. » 

Contrairement à l’ange, Guillaume pleurait. Je me serrai contre lui, tandis qu’il arrachait un linge d’une table et tentait de me couvrir. Nous nous arrêtâmes pour observer, défaits désormais, ce qui se passait autour de nous. C’était une course désordonnée de gens, certains montaient les mains nues et se croisaient dans l’escalier à vis avec d’autres qui, les mains nues, poussés par une sotte curiosité, avaient déjà grimpé, et dégringolaient maintenant pour chercher des récipients. D’autres plus avisés cherchaient aussitôt chaudrons et bassines, pour s’apercevoir que dans les cuisines il n’y avait pas suffisamment d’eau. T

out à coup l’immense salle fut envahie par des mulets qui transportaient des jarres, et les vachers qui les menaient, les déchargèrent et se disposèrent à porter l’eau en haut. Mais ils ne connaissaient pas le chemin pour monter au scriptorium, et il fallut du temps avant que certains copistes les missent au courant, et quand ils mettaient, ils se heurtaient à ceux qui descendaient terrorisés. Des jarres se brisèrent et l’eau se répandit à terre, d’autres furent passées le long de l’escalier à vis par des mains secourables. Je suivis le groupe et me trouvai dans le scriptorium : de l’accès à la bibliothèque provenait une fumée dense, les derniers qui avaient tenté de se risquer plus haut vers la tour orientale, revenaient déjà en toussant, les yeux rougis, et ils déclaraient qu’on ne pouvait plus pénétrer dans cet enfer. Je vis alors Bence. Le visage altéré, il montait des cuisines avec un énorme récipient. Il entendit ce que disaient les rescapés et il les apostropha : 

« L’enfer vous avalera tous autant que vous êtes, tas de lâches ! » 

Il se tourna comme pour chercher une aide et il me vit : 

« Adso, s’écria-t-il, la bibliothèque… la bibliothèque… » 

il n’attendit pas ma réponse. Il courut au pied de l’escalier et pénétra hardiment dans la fumée. Ce fut la dernière fois que je le vis. J’entendis un craquement qui provenait d’en haut. Des voûtes du scriptorium tombaient des éclats de pierre mêlés à de la chaux. Une clef de voûte sculptée en forme de fleur se détacha et il s’en fallut de peu qu’elle ne s’abattît sur ma tête. Le pavement du labyrinthe était en train de céder. A vive allure, je dégringolai au rez-de-chaussée et sortis en plein air. Quelques servants de bonne volonté avaient apporté des échelles à l’aide desquelles ils essayaient d’atteindre les verrières les plus hautes pour y jeter de l’eau. Mais les échelles les plus longues arrivaient à grand-peine aux verrières du scriptorium et qui s’y était hissé ne pouvait les ouvrir de l’extérieur. Ils firent dire de les ouvrir de l’intérieur, mais personne à présent ne s’enhardissait plus à monter. Cependant je regardais les fenêtres du troisième étage. La bibliothèque tout entière ne devait faire désormais qu’un seul brasier à l’épaisse fumée et le feu courait de pièce en pièce ouvrant par bonds ses flammes aux milliers et milliers de pages desséchées. Toutes les fenêtres étaient maintenant illuminées, une fumée noire sortait du toit : le feu s’était communiqué aux poutrages du comble. L’Édifice, qui paraissait si solide et en tout point inébranlable, révélait en cette désastreuse circonstance sa faiblesse, ses lézardes, ses murs rongés jusqu’à l’intérieur, ses pierres déchaussées qui permettaient à la flamme d’atteindre les charpentes de bois où qu’elles fussent. 

Soudain, quelques verrières se brisèrent comme sous la poussée d’une force intérieure, les étincelles jaillirent à l’extérieur, piquant de lumières errantes le noir de la nuit. Le vent, soufflant d’abord avec force, était devenu plus léger, et ce fut malchance parce que, fort, il aurait peut-être éteint les étincelles, léger, il les transportait en redoublant leur ardeur, et avec elles il faisait voltiger dans l’air des lambeaux de parchemin, frémissant de fragilité dans leur flamboiement. C’est alors qu’on entendit un violent craquement : le pavement du labyrinthe avait cédé en plusieurs points, s’effondrant avec ses poutres enflammées sur l’étage inférieur, car je vis des langues de flammes s’élever du scriptorium, lui aussi tapissé de livres et d’armoires, et rempli de feuillets libres disposés sur des tables, prêts à la levée des étincelles. J’entendis des cris de désespoir provenir d’un groupe de copistes qui s’arrachaient les cheveux et se proposaient encore de monter héroïquement, pour récupérer leurs parchemins tant aimés. En vain, car les cuisines et le réfectoire n’étaient plus qu’un carrefour d’âmes perdues s’agitant dans toutes les directions, où chacun faisait obstacle à l’autre. Les gens se heurtaient, tombaient, qui détenait un récipient en renversait le contenu salvateur, les mulets entrés dans les cuisines avaient senti la présence du feu et ils se précipitaient en ruant vers les sorties, bousculant les moines et leurs palefreniers terrorisés eux-mêmes. On voyait bien que, dans tous les cas, cette tourbe de vilains et d’hommes dévots et sages, mais inaptes au dernier degré, laissée la bride sur le cou, entraverait même les secours qui eussent pu arriver. Tout le plateau était en proie au désordre. Mais nous n’étions qu’au début de la tragédie. En sortant par les verrières et par le toit, la nue triomphante des étincelles, portée par le vent, retombait de partout, touchant la couverture de l’église. Nul n’ignore combien de splendides cathédrales ont été vulnérables à la morsure du feu : car la maison de Dieu apparaît belle et bien défendue comme la Jérusalem céleste grâce à la pierre dont elle fait montre, mais ses murs, ses pendentifs et ses voûtes reposent sur une fragile, encore qu’admirable, architecture de bois, et si l’église de pierre rappelle les forêts les plus vénérables par ses colonnes qui se ramifient hautes dans les voûtes, audacieuses comme des chênes, de chêne elle a souvent le corps – comme elle a également de bois son mobilier, les autels, les choeurs, les planches peintes, les bancs, les chaises, les candélabres. 

Ainsi en alla-t-il de l’église abbatiale au superbe portail qui m’avait tant fasciné le premier jour. Elle prit feu en très peu de temps. Les moines et toute la population du plateau comprirent alors qu’était en jeu la survivance même de l’abbaye, et ils se mirent tous à courir, encore plus bravement et confusément pour affronter le danger. L’église était certes plus accessible et donc plus défendable que la bibliothèque. La bibliothèque avait été condamnée par son impénétrabilité même, par le mystère qui la protégeait, par l’avarice de ses accès. L’église, maternellement ouverte à tous à l’heure de la prière, était ouverte à tous à l’heure du secours. Mais il n’y avait plus d’eau, ou du moins il s’en pouvait trouver fort peu et en quantité insuffisante, les sources en fournissaient avec une parcimonie naturelle et avec une lenteur non proportionnée à l’urgence de la tâche. Tous auraient voulu éteindre l’incendie de l’église, personne ne savait comment s’y prendre. En outre, le feu s’était communiqué par le haut, où il s’avérait malaisé de se hisser pour battre les flammes ou les étouffer avec de la terre et des chiffons. Et lorsque les flammes sortirent d’en bas, il était désormais inutile d’y jeter terre ou sable, car le plafond s’effondrait maintenant sur les sauveteurs dont bon nombre fut terrassé. Ainsi aux cris de regret pour toutes les richesses dévorées par les flammes, s’unissaient à présent les cris de douleur pour les visages brûlés, les membres écrasés, les corps disparus sous l’écroulement soudain d’une voûte. Le vent s’était fait de nouveau impétueux et plus impétueusement il alimentait la propagation des flammes. 

Sitôt après l’église, prirent feu les soues, les étables, les bergeries et les écuries. Les animaux terrorisés brisèrent leurs liens, abattirent les portes, se répandirent à travers le plateau en hennissant, mugissant, bêlant, grognant horriblement. Des grappes d’étincelles se prirent dans la crinière de nombreux chevaux et on vit l’esplanade sillonnée de créatures infernales, de destriers flamboyants qui renversaient tout sur leur chemin, n’avaient terme ni répit. Je vis le vieil Alinardo, qui errait éperdu sans avoir compris ce qui se passait, rouler sous les sabots du magnifique Brunel auréolé de feu, traîner dans la poussière et rester là abandonné, pauvre chose informe. Mais je n’eus ni la possibilité ni le temps de le secourir, de pleurer sa fin, car de telles scènes se répétaient maintenant de partout. Les chevaux en flammes avaient transporté le feu là où le vent ne l’avait pas encore fait : à présent brûlaient aussi les ateliers et le logement des novices. Des troupes de personnes couraient d’un bout à l’autre de l’esplanade, sans but ou avec des buts illusoires. Je vis Nicolas, la tête blessée, l’habit en lambeaux, qui, vaincu désormais, à genoux dans l’allée principale, maudissait la malédiction divine. Je vis Pacifico de Tivoli qui, renonçant à toute idée de secours, cherchait d’empoigner au passage un mulet emballé, et comme il y réussit, il me cria d’en faire autant, et de fuir, pour échapper à ce torve simulacre d’Armageddon. 

Je me demandai alors où était Guillaume et redoutai qu’il n’eût été emporté par un écroulement. Je le trouvai, après une longue recherche, aux alentours du cloître. Il tenait à la main son sac de voyage : tandis que déjà le feu prenait à l’hôtellerie, il était monté dans sa cellule pour sauver au moins son très précieux bagage. Il avait aussi emporté mon sac, où je trouvai de quoi me revêtir. Hors d’haleine, nous nous attardâmes un instant pour regarder ce qui advenait autour de nous. L’abbaye était condamnée. Presque tous ses bâtiments étaient, peu ou prou, touchés par le feu. Ceux encore intacts ne l’auraient bientôt plus été, car tout maintenant, depuis les éléments naturels jusqu’à la besogne confuse des sauveteurs, collaborait à propager l’incendie. Restaient sauves les parties non bâties, le potager, le jardin devant le cloître… 

Il n’était plus possible de rien faire pour sauver les constructions, mais il suffisait d’abandonner l’idée de les sauver pour pouvoir tout observer sans danger, en restant dans une zone découverte. Nous regardâmes l’église qui à présent brûlait lentement, car c’est le propre de ces grandes constructions que de flamber tout de suite dans leurs parties en bois et puis d’agoniser pendant des heures, voire des jours. En revanche, l’Édifice flambait encore. Là, le matériel combustible étant beaucoup plus riche, le feu se communiquait dans tout le scriptorium, et il avait maintenant envahi le niveau des cuisines. Quant au troisième étage, où naguère et pendant des centaines d’années il y avait eu le labyrinthe, il était pratiquement détruit. 

« C’était la plus grande bibliothèque de la chrétienté, dit Guillaume. Désormais, ajouta-t-il, l’Antéchrist est vraiment proche car aucune science ne lui fera plus barrage. D’ailleurs, nous en avons vu le visage cette nuit. 

— Le visage de qui ? demandai-je abasourdi. 

— J’ai nommé Jorge. Dans ce visage ravagé par la haine de la philosophie, j’ai vu pour la première fois le portrait de l’Antéchrist, qui ne vient pas de la tribu de Judas comme le veulent ses annonciateurs, ni d’un pays lointain. L’Antéchrist peut naître de la piété même, de l’excessif amour de Dieu ou de la vérité, comme l’hérétique naît du saint et le possédé du voyant. Redoute, Adso, les prophètes et ceux qui sont disposés à mourir pour la vérité, car d’ordinaire ils font mourir des multitudes avec eux, souvent avant eux, parfois à leur place. Jorge a accompli une oeuvre diabolique parce qu’il aimait d’une façon si lubrique sa vérité qu’il osa tout, afin de détruire à tout prix le mensonge. Jorge avait peur du deuxième livre d’Aristote car celui-ci enseignait peut-être vraiment à déformer la face de toute vérité, afin que nous ne devenions pas les esclaves de nos fantasmes. Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité. 

— Mais maître, hasardai-je affligé, vous parlez ainsi maintenant parce que vous êtes blessé au plus profond de votre âme. Pourtant il y a bien une vérité, celle que vous avez découverte ce soir, celle à laquelle vous êtes arrivé en interprétant les traces que vous avez lues au cours des jours passés. Jorge l’a emporté, mais vous, vous l’avez emporté sur Jorge car vous avez mis à nu sa trame… 

— Il n’y avait point de trame, dit Guillaume, et moi je l’ai découverte par erreur. » 

L’affirmation était auto contradictoire, et je ne saisis pas si Guillaume voulait réellement qu’elle le fût. 

« Mais c’était vrai que les empreintes dans la neige renvoyaient à Brunel, dis-je, c’était vrai qu’Adelme s’était suicidé, c’était vrai que Venantius ne s’était pas noyé dans la jarre, c’était vrai que le labyrinthe était organisé comme vous l’avez imaginé, c’était vrai qu’on entrait dans le finis Africae en touchant le mot quatuor, c’était vrai que le livre mystérieux était d’Aristote… Je pourrais continuer à faire la liste de toutes les choses vraies que vous avez découvertes en vous servant de votre science… 

— Je n’ai jamais douté de la vérité des signes, Adso, ils sont la seule chose dont l’homme dispose pour s’orienter dans le monde. Ce que je n’ai pas compris, c’est la relation entre les signes. Je suis arrivé à Jorge à travers un schéma apocalyptique qui semblait porter tous les crimes, cependant qu’il s’agissait d’un hasard. Je suis arrivé à Jorge en cherchant l’auteur de tous les crimes, et nous avons découvert que chaque crime avait au fond un auteur différent, ou même pas d’auteur du tout. Je suis arrivé à Jorge en suivant le dessein d’un esprit pervers et raisonneur, et il n’y avait aucun dessein, ou plutôt Jorge soi-même avait été dépassé par son propre dessein initial ; et ensuite avait commencé un enchaînement de causes, et de causes concomitantes, et de causes en contradiction entre elles, qui s’étaient développées pour leur propre compte, créant des relations qui ne dépendaient d’aucun dessein. Où gît toute ma sagesse ? Je me suis comporté en homme obstiné, poursuivant un simulacre d’ordre, quand je devais bien savoir qu’il n’est point d’ordre dans l’univers. 

— Mais en imaginant des ordres erronés, vous avez tout de même trouvé quelque chose… 

— Tu as dit là une chose très belle, Adso, je te remercie. L’ordre que notre esprit imagine est comme un filet, ou une échelle, que l’on construit pour atteindre quelque chose. Mais après, on doit jeter l’échelle, car l’on découvre que, si même elle servait, elle était dénuée de sens. Er muoz gelîchesame die Leiter abewerfen, sô Er an ir ufgestigen ist… On dit comme ça ? 

— Cela s’exprime ainsi dans ma langue. Qui l’a dit ? 

— Un mystique de tes contrées. Il l’a écrit quelque part, je ne me rappelle plus où. Et il n’est pas nécessaire que quelqu’un, un jour, retrouve ce manuscrit. Les seules vérités qui servent sont des instruments à jeter. 

— Vous ne pouvez rien vous reprocher, vous avez fait de votre mieux. 

— C’est le mieux des hommes, qui est peu. Il est difficile d’accepter l’idée qu’il ne peut y avoir un ordre dans l’univers, parce qu’il offenserait la libre volonté de Dieu et son omnipotence. Ainsi la liberté de Dieu est notre condamnation, ou du moins la condamnation de notre superbe. » 

J’osai, pour la première et la dernière fois dans ma vie, une conclusion théologique : 

« Mais comment peut exister un être nécessaire totalement tissu de possible ? Quelle différence y a-t-il alors entre Dieu et le chaos originel ? Affirmer l’omnipotence absolue de Dieu et son absolue disponibilité en regard de ses choix mêmes, n’équivaut-il pas à démontrer que Dieu n’existe pas ? » 

Guillaume me regarda sans qu’aucun sentiment filtrât des linéaments de son visage, et il dit : 

« Comment un savant pourrait-il continuer à communiquer son savoir s’il répondait oui à ta question ? » 

Je ne compris pas le sens de ses paroles : 

« Vous entendez dire, demandaije, qu’il n’y aurait plus de savoir possible et communicable, s’il manquait le critère même de la vérité, ou bien que vous ne pourriez plus communiquer ce que vous savez parce que les autres ne vous le consentiraient pas ? » 

En cet instant précis, un pan de comble du dortoir s’écroula dans un immense fracas, soufflant vers le haut une nue d’étincelles. Une partie des brebis et des chèvres, qui erraient à travers la cour, nous frôlèrent en poussant d’atroces bêlements. Des servants passèrent par bandes tout près de nous, en criant, et il s’en fallut de peu qu’ils ne nous piétinassent. 

« Il y a trop de confusion ici, dit Guillaume. Non in commotione, non in commotione Dominus. » 

 

Demain Le nom de la Rose – 53/53 – Derniers feuillets

mercredi 30 décembre 2020

Marcel Proust - Portrait chinois (3)

 

 

 

 

 

Son portrait chinois (1) c'est ici 

Son portrait chinois (2) c'est ici 

Le portrait chinois de Marcel Proust (3)

5 nouvelles propositions

Si Marcel Proust était

10 - une plante

11 - une fête

12 - une mauvaise habitude

13 - un moment de la journée

14 - un instrument de musique

15 - une voiture

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le portrait chinois de Marcel Proust (2)

5 nouvelles propositions

Si marcel Proust était

marcel proust - Un Amour de Swann - 21/27 - Lu par André Dussolier


Marcel Proust

Un Amour de Swann

21/27

Lu par André Dussolier



Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente. Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas !  » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur. Au lieu des expressions abstraites «  temps où j’étais heureux  », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres – l’adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu  : «  Ma main tremble si fort en vous écrivant  » – le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant  : «  Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? » ; il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa «  brosse  » pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs  ; comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée : « Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plus jamais ! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu’il lui fît la faveur – redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements – de l’y laisser pénétrer  ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin ; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait : « Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent  », il lui avait dit en riant, avec galanterie  : «  par peur de souffrir  ». Maintenant, hélas  ! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. « C’est écrit de l’hôtel Vouillemont  ? Qu’y peut-elle être allée faire  ! avec qui  ? que s’y est-il passé  ?  » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet – nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui – appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même. Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre luimême qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit souvent sans trop souffrir, « elle les aime peut-être  », maintenant qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«  en tête  » de la Maison d’Or, qui, eux, en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis. Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son image, laquelle modifie la sonorité – des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moments, on est encore trompé par l’appel décevant de la sirène ; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un bénitier  ; parfois enfin, c’est dans l’air comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible. Comme si les instrumentistes beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur  : «  Qu’est-ce cela  ? tout cela n’est rien.  » Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir ; qu’avait pu être sa vie ? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance illimitée de créer  ? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants – si seulement ils étaient un peu musiciens – qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la « Princesse de Clèves », ou pour « René », quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons par exemple douter de la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elle a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable. 

A suivre demain